« Travail de deuil, travail de mélancolie et travail de somatisation » par Dominique Cupa
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« Travail de deuil, travail de mélancolie et travail de somatisation » par Dominique Cupa

Ce texte est issu d’une conférence d’introduction à la psychanalyse de la Société Psychanalytique de Paris

Les tribulations du travail psychique face à la perte d’objet

Triste concordance des temps qui programme la conférence d’introduction à la psychanalyse de la SPP de Dominique Cupa, intitulée Travail de deuil, travail de mélancolie et travail de somatisation, quelques jours après le décès de Gérard Szwec, collègue, ami et auteur auquel la conférencière fera référence tout au long de la soirée.

Dominique Cupa, membre de la SPP et de l’IPSO a proposé une conférence magistrale où ses qualités de professeure se sont fait sentir à chaque instant par son souci de clarté et d’illustration de son propos à l’aide de vignettes cliniques ou de références littéraires. Nous l’avons suivie le long des chemins que peut prendre le travail psychique face à la perte d’objet. Une déambulation sous forme de labyrinthe où un embranchement conduirait à la mélancolie tandis qu’une autre bifurcation aurait plutôt mené à la somatisation, le travail de deuil étant en quelque sorte le chemin où le travail de transformation serait le plus opérant face à la perte d’objet.

D. Cupa a commencé par décrire le travail de deuil, à partir, entre autres, de Deuil et mélancolie (Freud, 1915) et en s’appuyant sur la Fable de Jean de La Fontaine, La Matrone d’Ephèse, reprise du récit de Pétrone. Elle a décomposé ce travail de deuil en cinq caractéristiques :

  • Le travail de deuil s’enclenche lorsque les liens avec un objet aimé sont définitivement perdus. Cette perte comporte une dimension traumatique en ce qu’elle soumet le moi à une forte quantité d’excitations douloureuses du fait de la rupture du lien et de la perte narcissique occasionnée car une partie de nous-mêmes meurt avec l’objet. L’objet est alors idéalisé. « Ce qui caractérise les cimetières » disait Michel Neyraut, « c’est qu’on ne trouve pas de critiques sur les tombes »
  • Pour supporter l’épreuve de réalité que fait vivre cette perte (ne plus voir, toucher, échanger… avec l’objet), le sujet peut avoir recours à « un clivage fonctionnel » (Gérard Bayle) qui protège une partie du moi ou à un déni, souvent étayé sur des croyances, notamment religieuses, qui permettent d’imaginer l’objet perdu malgré tout encore là.
  • Ces mécanismes de défense n’empêchent pas la perte de produire une douleur intense en écho à celle expérimentée par le nourrisson en détresse, lorsque l’objet tarde à répondre à son appel et qu’il vit sa toute première perte d’objet
  • Cette douleur n’est pas seulement le signe de l’amour porté à l’objet perdu. Elle est aussi liée à des sentiments de culpabilité, conséquence de la haine portée à l’objet comme dans toute relation objectale.
  • Ceci étant, la haine participe au détachement de l’objet perdu permettant progressivement de nouveaux investissements libidinaux. Le plaisir de vivre l’emporte sur l’attachement à l’objet perdu et le sujet retrouve une véritable énergie d’investissement.

Ce ne sera pas le cas avec le travail de mélancolie mais D. Cupa nous permet de réaliser qu’il correspond tout de même à un processus psychique pouvant maintenir une certaine dynamique pulsionnelle. Elle en pointe les éléments distinctifs partant de sa lecture des textes freudiens et des conceptualisations de Benno Rosenberg à ce sujet.

– Dans la mélancolie, si un objet est aussi perdu, la perte, à la différence du deuil, est inconsciente, ou tout au moins, ce qui a été perdu de l’objet n’est pas conscient. De plus, il y a un appauvrissement libidinal important.

– Le mélancolique se déprécie, s’auto-injurie comme s’il était dans l’attente d’un châtiment. Ses reproches sont adressés au moi, en lieu et place de l’objet. En effet, le moi s’est identifié à l’objet perdu suite à un mouvement de régression narcissique provoqué par la perte. Le moi est pris comme nouvel objet. C’est la première condition qui permet le travail de mélancolie.

– Le processus identificatoire provient de la façon dont l’objet a été initialement investi. Il s’agit d’un investissement d’objet narcissique lié à une idéalisation de l’objet, dans lequel le sujet s’investit à travers l’objet. Ce mouvement a lieu au moment de l’identification primaire qui est le premier stade de la relation à l’objet où le sujet s’approprie l’objet, s’identifie à lui par amour via l’incorporation. Il s’agit d’un mouvement cannibalique ambivalent exploré par Freud dans Totem et tabou (1912) qui s’assure de garder l’objet d’amour en soi et comporte tout autant un caractère destructeur.

– La perte déchaîne et la haine et le mouvement incorporatif ce qui provoque un  accolement-attachement encore plus étroit avec l’objet. La destructivité est dirigée contre le moi identifié à l’objet. Notons cependant que l’autodépréciation, la mésestime de soi cachent les attaques de l’objet idéalisé. Dévaloriser l’objet permet de désinvestir narcissiquement l’objet et du coup de maintenir une distance avec lui.

– Quant à la douleur, elle est d’abord auto-sadique dans la mesure où elle s’adresse au moi qui a introjecté l’objet perdu en s’identifiant à lui. C’est lorsqu’au bout d’un certain temps l’auto-sadisme se transforme en masochisme du moi que la voie de sortie de la mélancolie s’ouvre. Deux raisons pour cela : le masochisme demande un objet sadique sans lequel il n’y a pas un véritable masochisme qui permet une érotisation de la souffrance et donc une certaine satisfaction à supporter cette souffrance.  Mais il faut alors que le mélancolique  trouve un objet sadique. C’est le premier objet externe que le sujet va alors investir. C’est ainsi que la fin d’un accès mélancolique se termine par des attaques du thérapeute qu’il accuse de le faire souffrir ! Le masochisme permet aussi une intrication des pulsions de vie et de mort comme Freud l’indique dans le Problème économique du masochisme.

Le travail de somatisation peut être considéré comme un ratage du travail de mélancolie où la désorganisation du moi devient de plus en plus importante.

Le travail de somatisation théorisé par Claude Smadja se distingue du travail de deuil et de mélancolie en plusieurs points :

– Il y a une disparition presque totale de la libido tant narcissique qu’objectale. Les psycho-somaticiens parlent alors de « dépression essentielle » (fatigue, gravité, morosité, plaintes concernant le corps). C’est une clinique très silencieuse. A cela s’ajoute « la pensée opératoire » qui présente une associativité pauvre, une absence de fantasmes et de rêves, des représentations qui sont des équivalents perceptifs, coupées des affects. L’appareil psychique est indisponible, il ne peut pas alors élaborer les excitations qui s’accumulent.

– Si la douleur physique est présente, la douleur psychique de la perte est effacée, les affects sont abrasés, l’appareil affectif est comme auto-amputé. Le sujet utilise les procédés auto-calmants conceptualisés, entre autres, par G. Szwec. Les procédés auto-calmants sont des modalités comportementales ou intellectuelles utilisées pour tenter de décharger les excitations mais sans jamais y arriver, par exemple : taper sur un tambour pendant des heures, faire abusivement de la course, travailler tout le temps.

– Comme dans la mélancolie, une régression répond à la désorganisation causée par la perte. Le manque de libido ne permet pas de contenir la menace qui pèse sur le moi qui risque le morcèlement. La régression permet de trouver une « solution » avec une fixation somatique. Pierre Marty reprend là, l’idée « d’une érogénéité organique » proposée par Freud dans les Trois essais. Il s’agit pour Marty de la possibilité de se replier sur un organe et d’y fixer la chute régressive. Dans ce cas, nous avons à faire à des maladies réversibles.
 
– Il y a un autre fonctionnement à bien différencier : la désorganisation progressive. Il s’agit alors d’une régression sans limite, le travail de somatisation résultant d’une activité inconsciente des pulsions de mort fortement désintriquées des pulsions de vie, qui cherchent à éteindre les excitations au niveau du moi. Dans ce cas, nous avons à faire à une maladie évolutive. Le corps peut alors prendre le relais du psychisme défaillant offrant des possibilités de réobjectalisation comme succédané d’un objet psychique et permettant une réintrication des pulsions de vie et de mort à travers le masochisme érogène.

Tout au long de la soirée, Dominique Cupa a ainsi déplié les destins possibles du moi face à la perte d’objet. Ils nous rappellent à quel point l’objet est crucial au fonctionnement psychique. Son absence cause des désordres et sa disparition menace le moi jusqu’à potentiellement provoquer la destructivité.