Épreuves projectives et agressions sexuelles : contribution à l’approche du fonctionnement psychique de leurs auteurs
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Épreuves projectives et agressions sexuelles : contribution à l’approche du fonctionnement psychique de leurs auteurs

L’agression sexuelle constitue en France, depuis le 1er mars 1994 une catégorie judiciaire : le Code Pénal français désigne ainsi « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ». Cette catégorie judiciaire est-elle superposable à une catégorie psychopathologique qui postulerait, derrière des conduites diversifiées comme celle d’un exhibitionniste, d’un père abuseur et d’un violeur meurtrier, un fonctionnement psychique voisin, sinon identique ? Comme pour toutes les populations identifiées par un type de conduite pathologique (toxicomanes, anorexiques, « suicidants » …), le risque est grand de réduire le sujet à son acte, même s’il fait symptôme, et d’effacer le cas singulier et le clinicien au profit du « profil-type » et du profiler. Chez tous, une même conduite, ici caractérisée par une violence sexuelle imposée, peut témoigner d’organisations psychopathologiques différentes, même si une typologie des actes en fonction de l’intensité de la violence de l’agression permet de distinguer des modalités psychiques spécifiques, plus ou moins communes à leurs auteurs. C’est le fonctionnement psychique de chacun des agresseurs sexuels, au-delà des actes délictueux ou criminels, qu’investiguent les méthodes projectives.

L’intérêt des méthodes projectives auprès d’agresseurs sexuels

De par leur projet d’investigation globale de la personnalité, les méthodes projectives offrent d’abord au clinicien la possibilité de se déprendre de la massivité d’actes qui entravent son écoute. Elles proposent aussi au sujet une médiation, qui facilite la rencontre et la verbalisation parfois peu investie chez des personnes plus enclines à agir qu’à dire ; l’appui sur la réalité externe qu’offrent les tests peut aussi permettre à l’auteur de tels actes qui, sans les dénier dit souvent ne pas les reconnaître, d’exprimer des éprouvés dont l’acte aura tenté d’éviter le surgissement.

Quand le recours à l’acte laisse deviner des difficultés majeures de symbolisation et de fantasmatisation, quand le travail psychothérapique avec ces sujets met en évidence l’inachèvement des processus de transitionnalité, les méthodes projectives permettent une évaluation singulière et fine de la nature et de l’intensité de ces difficultés, du degré de cet inachèvement. Cette évaluation n’a d’intérêt qu’en tant qu’elle est dynamique : à côté des zones de fragilité, aussi massives qu’elles soient, de quels appuis psychiques, s’il en est, aussi ténus soient-ils, pourraient disposer ces sujets ? L’intérêt est aussi épistémologique puisque ces investigations amènent à revenir sur la méthode elle-même et son interprétation : dans de nombreux protocoles d’agresseurs sexuels, la projection s’avère fonctionner autant, sinon plus, comme un mécanisme de défense primaire d’allure phobique ou paranoïaque que comme ce processus de déplacement et d’élaboration psychique en principe sollicité par la situation projective. Plus classiquement, elles contribuent au repérage diagnostique, attentives aux potentialités de changement autant qu’aux modalités d’organisation psychopathologiques. Si quelques uns de ces sujets présentent une organisation franchement psychotique, la plupart d’entre eux s’apparentent à des fonctionnements limites, assez souvent avec des tentatives de défense ou d’aménagement pervers qui échouent la plupart du temps à protéger d’angoisses plus ou moins massives d’empiètement, voire de confusion avec l’objet primaire, ou encore chez certains d’annihilation, d’anéantissement.

Que montrent les protocoles de Rorschach et de TAT d’agresseurs sexuels ? L’atteinte des processus de représentation et de symbolisation, la fragilité des assises narcissiques, la faiblesse des investissements objectaux et l’échec des mobilisations défensives face au surgissement de l’angoisse phobique sont autant de traits communs à la plupart de ces protocoles, à des degrés différents et selon des modalités spécifiques à chacun.

Les processus de représentation et de symbolisation sont atteints, plus ou moins gravement

Dans de nombreux protocoles restrictifs, le surinvestissement perceptif du matériel vient tenter de pallier des difficultés majeures de différenciation et d’intériorisation. L’enveloppe perceptive, aussi poreuse et trouée soit-elle, paraît tenir le plus souvent lieu d’enveloppe psychique. Elle viserait à suturer toute émergence d’allure fantasmatique, avec une double valeur défensive : contre l’emprise exercée par un percept « bizarre », peu identifiable et inquiétant, et contre le risque de perte de perception de l’objet. L’inhibition semble ainsi viser à mortifier l’activité de pensée, susceptible d’introduire de la différence et de l’absence. Mais, même dans les protocoles où elle est la plus drastique, cette inhibition ne réussit pas à abraser tout mouvement pulsionnel : les irruptions projectives se retrouvent ainsi dans la quasi totalité des protocoles, sur le mode d’un vécu persécutif, souvent dès la première planche du Rorschach – dès la rencontre avec l’inconnu – ou face à la première sollicitation pulsionnelle directe. Ces irruptions projectives témoignent d’une excitation pulsionnelle impossible à traiter (à fragmenter et à différer) ; ni fantasmes, ni représentations, ni mises en scènes de désir, elles pourraient être interprétées notamment comme des traces de ce pictogramme originaire pénétrant-pénétré qui, selon C. Balier (1996) en appui sur la théorisation de P. Aulagnier (1975), réactive lors de la rencontre avec la victime une angoisse de confusion primaire massive que l’acte a pour fonction d’éviter et, dans la violence la plus meurtrière, pour effet de renforcer. Formes archaïques ou plus composites, selon les protocoles, ces irruptions projectives témoignent de la mise à mal plus ou moins sévère des capacités de contenance de la pensée et de l’enveloppe psychique elle-même. Les troubles du discours, patents au TAT, plus ou moins discrets selon les sujets mais présents chez tous, témoignent de l’atteinte de la fonction symbolique dans sa capacité à différencier.

Les assises narcissiques sont fragiles chez l’ensemble des auteurs de violences sexuelles, et le Rorschach, avec sa contrainte à régresser, en est un indicateur privilégié. Chez certains d’entre eux, cette fragilité est flagrante dans la constitution même du moi : son unité et son intégrité peuvent être compromises par l’intensité des effractions pulsionnelles impossibles à traiter psychiquement, ou bien par des fixations prégénitales impossibles à dépasser. Les difficultés d’individuation et de délimitation du moi, de différenciation entre dehors et dedans, patentes chez nombre de ces sujets, s’en trouvent d’autant plus vives. Dans ces protocoles, les oscillations entre les effets colmatants et les effets effractants de cette sexualisation prégénitale sont constantes, et les possibilités d’investissement auto-érotique en sont d’autant compromises. Derrière une pseudo-libidinalisation archaïque, dominent les difficultés d’investissement de ce moi corporel.

Pour d’autres, dont les fondements narcissiques apparaissent plus solides, c’est la fragilité des identifications secondaires qui rend problématique l’engagement dans une dynamique identificatoire, une prise de position identificatoire sexuée, et la reconnaissance de la différence anatomique des sexes. Loin de la bisexualité psychique, le refus d’un féminin passif-réceptif prévaut, à côté de bribes d’identification féminine phallique ; tandis qu’une position identificatoire masculine est le plus souvent impossible, et la puissance phallique menaçante ou menacée, la représentation de soi s’avère pourtant investie le plus souvent sur le mode phallique. Quel qu’en soit le registre, cette fragilité narcissique peut aussi se déduire sans peine de l’inflation débordante et désorganisante du fantasme narcissique qui tente d’en protéger le sujet. Sa fonction nettement défensive échoue à geler les sollicitations ou les mouvements pulsionnels comme à effacer la dimension objectale qu’ils impliquent : des défenses plus primaires, comme le déni, voire le rejet de la réalité, ou bien le clivage, du moi et de l’objet, viennent relayer ce qui apparaît bien plus comme un renforcement des défenses narcissiques, inefficaces, que comme un investissement narcissique trophique sur lequel pourraient s’engager les relations objectales.

Les relations et les investissements objectaux sont largement compromis par les difficultés d’intériorisation, de symbolisation et d’identification.

L’importance donnée à la réalité externe du test dans sa dimension perceptive prend une fonction anaclitique : interprétée autant comme agrippement que comme emprise, elle protège le sujet contre la menace, réactivée par l’appel à régresser du test, d’une disparition de l’objet perceptif. Dans la réalité interne, les relations objectales sont des plus difficiles à représenter, sinon, fréquemment, sur un mode spéculaire où l’autre n’est que le double ou le prolongement du moi, souvent menaçant pour une identité mal assurée. En dehors de ce mode spéculaire, les seules relations représentables au Rorschach comme au TAT, où les scénarios relationnels sont rares bien que le matériel les sollicite, convoquent le plus souvent un registre haineux ou persécutif : l’attaque de ou par l’autre paraît donner à la figure humaine, sujet et objet de la projection, une consistance et des limites que les relations d’étayage ou libidinales ne lui confèrent pas. Mais la fonction différenciante de la haine ne suffit pas toujours devant la confrontation à une imago maternelle destructrice ou détruite. L’extrême difficulté qu’ont la plupart des sujets à régresser, et pour les sujets qui peuvent à remonter de leur plongée régressive, confirme bien la menace de confusion dans l’objet primaire. Ni l’accrochage à et par l’objet pulsionnel, ni l’investissement maniaque de la sensation et du registre sensoriel, à visée anti-dépressive, ne suffisent à protéger de cette menace.

Si, dans les protocoles étudiés, l’objet apparaît parfois fétichisé par l’investissement phallique, il apparaît plus souvent fécalisé : objet de la pulsion sadique-anale dans ses deux phases, tantôt rejeté-détruit, – il est alors déchet, déjection -, tantôt dominé-immobilisé – il est alors proie, objet de persécution. Dans l’ensemble, ces investissements d’objets partiels restent fragiles : les protocoles de ces sujets oscillent entre objectalisation et désobjectalisation.

L’échec des mobilisations défensives face au surgissement de l’angoisse phobique

La clinique projective met en évidence des émergences phobiques relativement fréquentes, ce qui corrobore l’hypothèse de la phobie originaire proposée par C. Balier (1996) à partir de sa propre clinique et des travaux de François Perrier (1956). Cette peur du surgissement de l’angoisse témoigne de l’irréductibilité d’une expérience primaire de détresse. La formulation de cette peur, précise Perrier, mesure la distance que le sujet essaie de prendre avec cette expérience. Au Rorschach, les planches dites sexuelles (IV, VI, et VII pour partie) permettent la formulation de cette peur, comme si les sujets y trouvaient un étayage pour conjurer la détresse originaire à laquelle le renforcement de la régression les renvoie ; mais au TAT le traitement du conflit œdipien, notamment à partir de la figuration de la triangulation œdipienne, où la différenciation et l’individuation sont pour cette population des plus problématiques, montre bien les limites de cet étayage par le sexuel, on pourrait dire peut-être aussi par le fantasme. Bien au-delà de la clinique projective, pour un sujet qui ne pourrait prendre cette distance avec une expérience primaire si dangereuse et réactualisable, le recours à l’acte d’une extrême violence, sexuée bien plus que sexuelle, serait-il alors l’ultime sauvegarde, selon l’une des hypothèses majeures de C. Balier ?

Le surinvestissement défensif du percept et de la perception, dans le présent de la passation, apparaît alors comme la défense majeure face à cette menace, qui entraînerait l’anéantissement du sujet lui-même. Le registre persécutif, associé à l’idéalisation, au clivage et à l’identification projective, tente d’éviter le risque de perte de la perception de l’objet, que le cramponnement au percept ne suffit pas à garantir : dans une perspective anti-dépressive, il s’agirait de faire survivre l’objet en l’attaquant – le faire survivre à l’intérieur par identification à l’agresseur, l’attaquer par projection sur un « mauvais » objet extérieur. Tout en prenant ainsi une valeur différenciatrice, la persécution ne peut qu’échouer dans sa fonction défensive : si elle suppose la reconnaissance d’un hors-soi où l’autre peut être rejeté et attaqué, l’action persécutrice se manifeste aussi comme l’interdiction de s’en séparer.

Alors que les épreuves projectives s’avèrent précieuses pour appréhender la complexité des processus psychiques, et leurs potentialités de remaniement, elles ne sauraient être utilisées pour prédire les risques de récidive d’agressions sexuelles. En dépit d’une demande sociale et juridique très insistante, il est de notre éthique de psychologue projectiviste et de psychanalyste de résister à la tentation ou à l’injonction de prédire des comportements qui restent si dépendants de leur environnement et si lourds d’énigme. Comme il nous appartient, à mon sens, d’inscrire notre méthodologie non seulement comme outil d’évaluation, mais aussi comme contribution à une perspective thérapeutique, au sens où la conçoivent et la pratiquent par exemple C. Balier et A. Ciavaldini (2003), à l’intérieur du cadre judiciaire et au-dehors.