Hélène Suarez-Labat est psychanalyste, membre titulaire formateur de la Société psychanalytique de Paris (SPP), professeure honoraire associée au laboratoire de Psychologie clinique, de psychopathologie et de psychanalyse de l’Université Paris Cité, membre de la SEPEA (Société européenne pour la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent) et de la CIPPA (Coordination internationale entre psychothérapeutes psychanalystes s’occupant de personnes avec autisme), ancienne vice-présidente de la Société du Rorschach et des méthodes projectives de langue française. Propos recueillis par Liuba Rakova-Carron
Le Carnet Psy : Chère Hélène Suarez-Labat, merci beaucoup d’avoir accepté cet entretien. Dans l’engagement qui est le vôtre, quels sont les repères que vous pensez être les plus significatifs de votre parcours ?
Hélène Suarez Labat : Il me semble qu’ils trouvent leur origine dans l’approche de la différence. Mon engagement auprès des enfants et des adultes autistes s’est déployé assez tôt dans ma carrière. C’est aussi un engagement auprès des familles que nous avons beaucoup soutenues avec Geneviève Haag pour permettre à ces enfants d’être accueillis dans un certain nombre d’institutions. C’est un travail qui pourrait être militant. Beaucoup de collègues nous ont appelés les militants de l’autisme mais c’est surtout l’idée, dans ce parcours, de pouvoir mettre au jour l’obscurité dans laquelle les autistes ont été maintenus pendant des années. C’est un parcours concomitant entre la psychanalyse, l’université et puis le travail de recherche à partir de la métapsychologie psychanalytique.
Mais alors, au fond, pourquoi la psychanalyse ?
Parce que la psychanalyse a été créée par un homme qui s’est intéressé aux profondeurs de l’âme humaine. La psychanalyse nous aide à comprendre les circuits internes chez chacun d’entre nous et aussi comment, de l’individuel au collectif, on peut comprendre le déploiement de ces mouvements.
À quel moment a débuté votre carrière universitaire ?
Elle a démarré il y a une trentaine d’années par l’enseignement des méthodes projectives qui a été suscité par le travail de Catherine Chabert, de Michèle Emmanuelli et de Rosine Debray. Ce travail s’est prolongé par une thèse (Suarez-Labat, 2 011) qui a été dirigée par Bernard Golse et Catherine Chabert et qui portait sur les processus d changement dans les états autistiques. J’ai soutenu cette thèse en 2011 et je suis devenue professeure associée quelques années après.
Ce qui m’a toujours frappée dans vos travaux, c’est ce côté extrêmement poétique de vos textes : « paysages autistiques », « archives intérieures », « géographies identificatoires ». D’où vous vient-elle, cette poésie ?
Cela vient peut-être de ma double nationalité. Je suis née en France, certes, mais mes origines sont en Espagne. Peut-être l’exil aide à penser la notion de l’espace, notamment de l’espace psychique. Cette notion d’espace a plusieurs origines métapsychologiques. Freud (1900, 1916, 1 923) s’est beaucoup appuyé sur les métaphores spatiales dès ses premiers travaux lorsqu’il différencie la représentation de chose et la représentation de mot. Il y a des sensations qui sont présentes dans la représentation de chose et qui ne sont pas dans la représentation de mot. Et puis aussi, ces métaphores spatiales sont induites par le travail auprès des autistes, avec lesquels il faut penser différents registres.
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à la clinique des « paysages autistiques » ?
Cette clinique des « paysages autistiques » a été longtemps laissée dans l’ombre, voire dans l’obscurité. Certains auteurs m’ont aidée à comprendre le mouvement de construction des paysages intérieurs. Le travail d’André Green (1990) autour du concept de « limite » et des portes du corps m’a beaucoup guidée. Les portes du corps qu’il voit comme le premier paysage interne, en tout cas c’est comme cela que je l’ai compris, et puis les paysages, c’est aussi Jean-Pierre Vernant, l’arrière-pays, c’est aussi Yves Bonnefoy, c’est aussi Georges Perec. C’est toute une métaphore de l’espace de nouveau qui m’a beaucoup contenue dans mon travail, séance après séance, auprès des enfants autistes.
Dans l’un de vos textes (Suarez-Labat, 2020), vous affirmez l’importance avec cette clinique de proposer « un cadre thérapeutique où quelqu’un pourrait poser sur eux un autre regard, non celui de la déficience mais celui de la différence ». Comment comprenez-vous cette différence ?
Cette distinction est issue du travail auprès de Geneviève Haag qui a consacré sa vie au développement d’un dispositif thérapeutique qui était très critiqué puisque la psychanalyse était reconnue comme une méthode presque unique. La création de ce dispositif a permis de diversifier des approches pour ces enfants mais aussi a permis de penser la différence autrement pour se dégager de l’impact de l’époque, concernant notamment la déficience, attribuée à ces enfants considérés comme inéducables, intestables et intraitables.
Dans vos travaux, une grande place est donnée aux expériences du corps et notamment aux autoérotismes. Dans un article (Suarez-Labat, 2021), vous citez Didier Anzieu (« au fond de soi le toucher »), puis Aharon Appelfeld (« Les paumes des mains, le dos et les genoux se souviennent plus que la mémoire »). Dans le même texte, vous évoquez notamment André Green : « Là où la pensée philosophique cherchait ses marques dans les hautes sphères de la pensée, Freud ramène la question au niveau du sous-sol ». Alors, la psychanalyse ramène-t-elle selon vous la question au niveau du sous-sol ?
Absolument, la psychanalyse permet de comprendre. Il faut toujours beaucoup de temps et de rencontres suffisamment fréquentes, mais elle permet d’approcher cette profondeur inconnue même de la personne, du patient, à travers le transfert et le contre-transfert. Alors, bien entendu cette étude des profondeurs de l’âme humaine, Freud a pu l’approcher à travers l’hystérie. Dans le travail que j’ai mené récemment autour des identifications, je me suis beaucoup repenchée sur ses travaux autour de l’hystérie et où on voit combien il cherche à pouvoir penser le sous-sol de ces manifestations hystériques qui finalement nous amènent aussi à penser les autoérotismes plus d’une centaine d’années après. Quelle obstance a frappé l’hystérique ? Dans le chapitre sur la psychothérapie des hystériques (Freud, 1895) on voit combien il revient à cette idée. Il ne dit pas « introjection » à l’époque mais « assimilation » de ce qu’il va appeler plus tard les autoérotismes.
Pensez-vous justement que ce sont les expériences du corps et notamment les autoérotismes qui marquent une profonde différence entre les fonctionnements psychotiques et les fonctionnements des paysages autistiques ?
C’est une différence qui s’est développée très récemment par les travaux des post-kleiniens : je pense à Frances Tustin (1977), Donald Meltzer (1980) et plus récemment Geneviève Haag (2014) et Didier Houzel (2021) autour de la construction des autoérotismes. Parfois on a des états mixtes qui peuvent nous faire douter du fond autistique ou du fond plus psychotique. Mais le croisement du travail d’André Green (1990) autour des pathologies limites et celui de Roger Misès (2010) nous permet de penser une construction des autoérotismes très différenciée dans la psychopathologie psychotique et autistique.
Pour penser cette différence, vous proposez un autre concept, celui de « l’objet en pièces détachées ».
L’objet en pièces détachées m’est venu de différentes sources.Dans un premier temps, des mouvements contra-transférentiels. Ce que je pouvais éprouver avec certains enfants ou adolescents, c’était me sentir moi-même en pièces détachées comme une pièce d’un moteur qui me lâchait. Cela m’a pris beaucoup de temps pour comprendre que les chutes de tonus venaient des pièces détachées qui se décomposaient à mon insu lorsque l’enfant ou l’adolescent se retrouvait dans des moments de démantèlement des sensorialités. Et puis aussi la façon dont les patients pouvaient en parler dans l’après-coup et notamment les patients adultes qui me faisaient éprouver dans le contre-transfert ce que j’ai pu vivre avec les enfants.
Le démantèlement serait donc une traduction « d’un corps au bord de la dislocation » ?
Tout à fait. L’assemblage du sexuel infantile se retrouve fragmenté de manière tout à fait différente dans la psychopathologie psychotique où il est explosé, il est morcelé. Pendant longtemps d’ailleurs on a confondu la fragmentation et le morcellement. Alors, il se trouve que dans les états mixtes on a à la fois des mouvements de morcellement et de fragmentation mais repérer ce mouvement de fragmentation dans le contre-transfert en se sentant soi-même fragmentée aide à penser ces traces invisibles chez les adultes avec des enclaves autistiques. J’ai travaillé pendant de longues années auprès des enfants autistes et ce n’était pas évident de penser que cet objet en pièces détachées pouvait se rassembler après avoir vécu ce moment de survie psychique. Parce que le démantèlement, c’est une expression de survie chez l’être humain qui a été décrit dans la littérature des camps.
L’année dernière, vous avez présenté au Congrès des psychanalystes de langue française (CPLF) un rapport intitulé « Les voies identificatoires : entre douleur et satisfaction ». Vous avez choisi, pour commencer votre rapport, une lettre de Freud extrêmement émouvante où il évoque les deux espoirs qui subsistent pour lui à la fin de sa vie, en ces tristes jours où le nazisme dévaste l’Europe : revoir sa famille réunie et « mourir libre ». « Comparé au fait d’être libre, rien n’a d’importance » écrit-il (Freud, 1938, p. 484). Comment comprenons-nous en psychanalyse cette notion de liberté ? Que veut dire être libre du point de vue psychanalytique ?
Il me sembleque Freud revient sur cette liberté dans la perspective de rejoindre les siens à Londres. Il rencontre la possibilité de penser la vérité. Et la vérité, il va y travailler dans son texte sur le monothéisme et il va s’emparer de ce mouvement comme testament pour pouvoir penser cette vérité comme une ultime liberté de penser mais aussi penser les liens avec l’autre à l’intérieur de soi-même. Le travail autour du Moïse va l’aider à quitter les siens, je pense, dans la plus grande paix. Alors que cette liberté confisquée à Vienne… Cette liberté, je pense qu’il l’a toujours eue en lui, c’est-à-dire cette liberté de pouvoir jouer avec ses autoérotismes. Je pense que son œuvre est traversée de bout en bout par ce travail de recherche du jeu entre la liberté et la vérité.
Lors de la discussion qui a suivi votre présentation, François Hartmann a terminé son intervention en s’adressant à vous de la façon suivante : « Chère Hélène Suarez Labat, vos références m’étaient étrangères, mais au fil du temps, j’ai appris à les connaître et à vous connaître et m’ouvrir ainsi à certaines questions issues de ma pratique qui, chez moi, étaient restées en suspens ». Cette remarque témoigne à la fois de la grande reconnaissance de l’originalité de vos travaux et de leur intérêt clinique, mais elle met aussi l’accent sur le fait que les travaux autour des paysages autistiques restent un terrain peu connu pour les psychanalystes français. Comment pouvons-nous comprendre cela ?
François Hartmann m’a beaucoup appris dans ce travail de pré-présentation du rapport. Il a été très étonné de ce que je pouvais raconter de la lisibilité de la clinique, du sous-sol de chaque patient, de ces voix identificatoires entre douleur et satisfaction dont il ne soupçonnait pas une interprétation possible, en tout cas dans ces sous-sols éloignés. Je le remercie beaucoup de m’avoir permis de travailler avec lui et de pouvoir donner plus d’éclaircissements à ce travail de sous-sol qui n’est pas toujours aisé du fait que quand on travaille avec des enfants, des adolescents et des adultes autistes, on est parfois dans des contrées très éloignées de la compréhension du rez-de-chaussée, même parfois du premier étage, ne parlons pas du grenier. Ce travail de reconnaissance des expressions des voix identificatoires est souvent cité par Freud tout au long de son œuvre. Là, à nouveau, il a utilisé une métaphore spatiale et il est intéressant de pouvoir la penser dans les prolongements autour du travail des identifications qui se déploie sur un mode processuel même s’il est reconnu par Freud comme un lien immédiat.
En effet, vous parlez de l’identification comme d’un processus et non comme d’un fait accompli, plus précisément vous évoquez le « travail des identifications ».
Ce travail des identifications se déploie dans un premier temps dans la rencontre avec l’objet, avec l’autre et notamment autour du regard et du lien entre le pouce et la bouche et aussi avec le sein maternel. Ce mouvement processuel va s’inscrire dans le corps au fur et à mesure du développement. Winnicott m’a beaucoup aidée à comprendre la non-intégration via le démantèlement des sensorialités qui ne va pas pouvoir s’inscrire dans un lien avec les affects et les représentations. Et donc ce mouvement processuel aide à voir comment les identifications intracorporelles, comme Geneviève Haag (2006) les a nommées, restent en nous dans une intégration ou bien dans une désintégration ou non intégration tout au long de notre vie et que si on ne rencontre pas un analyste avec lequel on va pouvoir travailler ces inscriptions, on risque d’être bloqué dans des affects coincés qui ne permettent pas de se dégager de la souffrance et d’un masochisme persistant coincé dans la compulsion de la répétition.
Donc, ce travail des identifications, c’est quelque chose d’inconscient ?
En grande partie, c’est inconscient, et donc c’est ce qui m’a amenée à penser le travail des archives intérieures qui pouvait surgir dans le transfert et dans le contre-transfert de façon parfois inattendue, d’un lien avec l’objet que je ne soupçonnais pas parce que j’avais aussi la représentation spatiale de ces mouvements internes, du sous-sol, qui sont parfois difficiles à reconnaître. C’est ce que François Hartmann m’a beaucoup transmis par sa connaissance de ces réseaux internes souterrains.
Dans vos écrits, vous faites souvent référence aux travaux de Geneviève Haag. Tout à l’heure vous avez évoqué notamment une notion peu connue, celle des « identifications intracorporelles ». Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit exactement ?
Cette notion suscite beaucoup de commentaires etd’interprétations qui ne sont parfois pas totalement dans le sens de ce qu’a voulu transmettre Geneviève Haag. Dans l’article paru en 1984 « La mère et le bébé dans les deux moitiés du corps », elle va rendre compte des effets du dégel de l’autisme, c’est-à-dire lorsque l’enfant autiste se dégage en partie de cette hypertonicité qui est une espèce de maintien musculaire de survie. Quand on sort de l’autisme, on récapitule tous ces mouvements, toutes ces étapes de la construction des premières identifications. Ce qu’elle va mettre au jour, c’est qu’en fonction du développement de l’image du corps, mais aussi du sexuel infantile, il y a des assemblages des tout premiers temps qui se situent au niveau du regard, des autoérotismes, et qui vont constituer une première étape de construction. C’est ce que d’ailleurs César et Sara Botella (1982) vont reprendre dans leur travail autour de la carence autoérotique et de différents types de projections du regard, et comment le regard est intégré lorsqu’on arrive à pouvoir investir « regarder, être regardé, se regarder ». Ce niveau d’investissement des identifications intracorporelles qu’elle a décrit à travers ces différentes étapes rend compte de l’inscription des traces de la relation à l’objet dans le corps même et dans l’image du corps inconsciente, et aussi dans le mode d’intégration des zones érogènes et des autoérotismes.
Puisque nous parlons de l’identification, j’aimerais vous demander quelles étaient les personnalités du monde psychanalytique et universitaire qui vous ont le plus marquées durant votre carrière. Autrement dit, à qui vous, Hélène Suarez-Labat, vous identifiez-vous ?
Vaste question. Effectivement,j’ai une pluralité d’identifications qui s’est développée à partir du contact avec des psychanalystes comme Simone Decobert qui fut médecin directeur de l’Institut Claparède et de Henri Sauguet qui a créé l’Institut Claparède et puis bien sûr Geneviève Haag. Mais alors, si je retrace le parcours identificatoire, c’est un parcours simultané. Lorsque j’ai repris mes études, j’ai rencontré plusieurs professeurs à l’Université de Nanterre qui étaient pour moi des identifications, notamment Yves Thoret qui m’a fait découvrir la profondeur des travaux de Green et Dominique Cupa qui était ma directrice de mémoire. Ce parcours universitaire de l’enseignement de la psychanalyse par les professeurs de l’université a ouvert une voie de recherche que j’ai continué à développer. Et puis bien sûr, il y a la rencontre concomitante avec mes superviseurs lorsque je suis devenue élève à la Société psychanalytique de Paris, Florence Guignard et Paul Denis, qui m’ont énormément apporté et leur mode de travail avec les patients adultes et enfants continuent à m’habiter. Et puis, il y a aussi la rencontre avec André Green. Cela a été un grand moment pour moi. J’ai été en supervision avec lui pendant cinq ans et il m’a énormément apporté et il continue aussi à m’habiter. Et du côté des méthodes projectives et de leur enseignement, c’est la rencontre avec Catherine Chabert à Paris Descartes. Là, j’ai été absolument intéressée par ce double cursus qu’elle développait autour de son enseignement de psychanalyse et de son engagement auprès des patients et des méthodes projectives. Je me suis dit que ce chemin m’intéressait beaucoup. J’ai rencontré aussi Rosine Debray, Michèle Emmanuelli et Monika Boekholt, à la fois des analystes et des universitaires.
Et Françoise Coblence ?
Alors, Françoise Coblence, effectivement, c’est une rencontre extrêmement forte. Elle m’a demandée en 2012 si j’acceptais de rejoindre le Comité de rédaction de la Revue française de psychanalyse et j’ai rencontré une femme que j’ai énormément appréciée par, à la fois son érudition mais aussi sa modestie, son humilité et surtout par son mode de relation. C’est une femme que j’ai beaucoup aimée et qui reste très vivante pour moi malgré sa disparition qui nous a beaucoup peinés. Elle trouvait toujours des solutions pour les auteurs lorsqu’on était aux prises avec des questions difficiles. C’est une femme qui a vraiment beaucoup compté pour moi et qui rejoint tout ce groupe de femmes engagées en psychanalyse comme Catherine Chabert et Laurence Kahn qui sont pour moi des modèles d’identifications importants par cet engagement envers l’humain et le travail de civilisation.
Une place extrêmement importante dans vos travaux est donnée à la notion d’espace, de mémoire et de perte. « Georges Perec » de la psychanalyse française, vous abordez ces vastes chantiers à travers la question des archives intérieures. Comment l’idée des archives intérieures vous est-elle venue à l’esprit ?
Dans un premier temps, cette représentation de l’espace est venue il y a plusieurs années autour de l’autisme. Toute une réflexion s’est engagée sur un mode métapsychologique autour des traces qui restent parfois dans l’obscurité et qui ressurgissent via le transfert en séance. Et il y a peut-être aussi une autre source, c’est la question de l’exil de l’autisme. J’ai pu mettre cela en lien avec ce que les exilés peuvent raconter de leurs archives intérieures laissées dans un autre espace dont ils ont été rejetés, qu’ils ont dû quitter. Les liens entre ces traces mnésiques qui ressurgissent à travers l’organisation et qui deviennent des archives intérieures. Alors, il y a des aspects aussi philosophiques qui m’ont amenée à m’intéresser à cette notion d’archives, notamment à travers l’ouvrage de Jacques Derrida, Mal d’Archives : une impression freudienne. Cela m’a amenée à migrer du monde intérieur aux archives intérieures. Et puis aussi le merveilleux documentaire sur les habitants du 209, rue Saint-Maur dans lequel Ruth Zylbermann communique avec les survivants de la Shoah autour des archives intérieures, même celles bien avant le traumatisme qui évoquent le jeu et ses créations. Le resurgissement de ces archives est aussi lié à l’aspect traumatique. C’est donc dans cette pluralité des sources que l’idée m’est venue.
L’exil de l’autisme mais aussi l’exil que votre famille a vécu…
C’est vrai que j’ai toujours vécu dans la perspective que je pouvais partir de chez moi un jour avec mon sac à main et avec mes enfants parce que les événements faisaient qu’un danger se présentait. C’est ce qui d’ailleurs m’a aidée à comprendre ce que pouvait surgir dans l’autisme quand le danger de mort psychique et d’effondrement se présente. Ce mouvement-là s’entrecroise avec la mémoire des camps. La rencontre avec Ruth Zylberman, bien sûr, mais aussi d’autres auteurs que j’ai rencontrés ou que j’avais lus, comme Primo Levi ou Robert Antelme. J’ai toujours été intéressée par cette dimension de l’exil et de la captivité. Comment observe-t-on ses archives intérieures dans cette traversée de l’horreur ? Cette dimension de l’exil peut être aussi assez joyeuse, et ça, c’est peut-être aussi par rapport à un engagement autour de la liberté et de la vérité. Quoi qu’il arrive, on conserve ses archives intérieures même dans l’horreur, peut-être jusqu’à un certain point. Mais je pense que ce sont des idéaux qu’il nous faut transmettre, compte tenu du changement du monde actuellement et que la psychanalyse doit être transmise pour justement soutenir ces luttes contre un totalitarisme qui amènerait à transformer la vérité. C’est tout un travail de Laurence Kahn que je soutiens beaucoup mais qui, je vois, n’est pas toujours entendu comme j’aurais imaginé qu’il le soit dans la mesure où ce travail nous amène à penser les fake news, le faux au nom du vrai et pour pouvoir se dégager du faux, il faut pouvoir constituer ce sentiment de liberté et de lien avec la vérité depuis le plus jeune âge.
Du coup, le choix de cette lettre de Freud pour le CPLF, prend un tout autre sens. Comme si vous vous identifiiez à lui d’une certaine manière ?
Alors, à un grand-père que je n’ai pas connu et qui pouvait penser justement la liberté, les liens avec la vérité. Ce qui m’a beaucoup touchée dans sa lettre, c’est le respect qu’il avait des enfants qui, eux, étaient déjà exilés. Cette lettre rend compte à la fois du grand âge d’un homme qui a son passé avec lui mais qui garde justement un jeu avec la vérité et la liberté.
Cette lettre a suscité beaucoup d’intérêt lors de la discussion et notamment la figure du « serin en cage ».
La question du serin et la façon dont j’ai compris cette métaphore m’a été posée par Jean-Louis Baldacci au CPLF. Je n’ai pas fait le lien tout de suite avec ce que le serin représente pour le mineur. D’ailleurs, Bernard Bensidoun en a fait un article dans la RFP à ce sujet. Il se trouve que je suis petite-fille d’un mineur espagnol. Je ne le savais pas, mon grand-père ne me l’a pas transmis parce que j’étais trop petite quand il est parti et personne n’en reparlait dans la famille, mais le serin pour le mineur, c’est celui qui va donner le signal qu’il va y avoir un effondrement dans la mine. Cette référence de Freud au serin en cage montre qu’il faut se réveiller avant que l’effondrement ne vienne anéantir le paysage.
Dans ce texte sur les archives intérieures (Suarez-Labat, 2021), vous évoquez notamment « les patients aux prises avec des archives mélancoliques méconnues », celles que vous appelez les archives du silence et vous remarquez que « ceux qui ont traversé des pertes irrémédiables, chez qui le retour des souvenirs traumatiques peut être catastrophique, nécessitent un contre-transfert ayant des qualités d’enveloppe psychique sur mesure ».
C’est effectivement une métaphore de couturière. J’ai été élevée dans un atelier de couturière donc la question du patron, la question du sur-mesure viennent rendre compte du fait que chaque patient est différent et singulier. Certes, en séances on a des apports théoriques qui circulent, les superviseurs et toutes les personnes auxquelles on a pu s’identifier, mais dans ce contact unique et singulier avec le patient, le « sur-mesure », rend compte justement de la complexité des mouvements à la fois identificatoires et traumatiques qui restent très imbriqués, voire parfois coincés, et qu’il va falloir petit à petit décomposer par ce mode de contre-transfert « sur-mesure » et qui rend compte de la relation singulière qu’il y a entre l’analyste et le patient et de la singularité du patient.
Nous avons beaucoup parlé des lieux, il me semble tout à fait pertinent de mentionner le fait que nous nous retrouvons dans un lieu aussi singulier qu’emblématique, la bibliothèque Sigmund Freud. Et je voulais vous demander ce que cela veut dire être psychanalyste pour vous ? Qu’est-ce que cela engage ?
Cela engage beaucoup de choses pour moi. D’abord, je suis très heureuse d’être dans la Bibliothèque Sigmund Freud de la Société psychanalytique de Paris dont Nahil Webbe est la conservatrice. La bibliothèque est une représentation de la pluralité des archives. Borges l’a beaucoup montré dans son approche de la bibliothèque de Babel. Comment on peut construire cette bibliothèque et la déconstruire. Cela rend compte aussi des traces de la découverte de la psychanalyse et combien il a fallu y prendre garde parce que si Marie Bonaparte ne s’était pas mobilisée pour organiser le départ de Freud de Vienne, je ne sais pas si la psychanalyse serait encore une représentation vivante comme elle l’est actuellement. Devenir psychanalyste était pour moi un engagement important pour justement transmettre la psychanalyse sous différents aspects incluant la séance avec le patient à tous les âges de la vie. Les expériences que j’ai auprès des enfants sont très importantes pour moi et m’ont permis de découvrir des recoins isolés et obscurs du fonctionnement psychique. Être psychanalyste aujourd’hui, c’est aussi un engagement dans la cité. Je continue à travailler avec des institutions psychiatriques et mon engagement notamment comme superviseur dans le service de pédopsychiatrie de l’Hôpital Robert Ballanger à Aulnay sous-bois est à la fois un engagement clinique et militant, c’est-à-dire pouvoir penser comment dans le moindre recoin de la société, la psychanalyse est une source de vérité et de liberté pour chacun des patients, mais aussi pour ceux qui travaillent avec ces patients.
Dans votre travail clinique, les méthodes projectives occupent une place importante. Grâce à Hermann Rorschach et son test, nous n’avons que peu de doutes aujourd’hui sur le fait que « percevoir, c’est interpréter ». Mais vous ne vous arrêtez jamais là et pour le centième anniversaire du Rorschach, vous rédigez un texte tout à fait singulier, où vous vous posez la question de la perception différemment : « Face aux images, quelle dynamique habite le patient ? Est-ce que le patient cherche à interpréter la forme ou plutôt à la définir ? ». Alors, percevoir, c’est interpréter ou définir ?
Il nous faudraitplusieurs journées de réflexion. Cette phrase de Hermann Rorschach, je l’ai lue et relue je ne sais pas combien de fois dans le Psychodiagnostic qui est son unique ouvrage paru en 1920 juste après son décès. Je suis revenue à cette phrase et, par rapport à l’autisme, j’ai eu comme une espèce de petite lumière. Ce qui avait intéressé Rorschach, c’était la façon dont l’axe de symétrie était perçu par le patient. Cette disposition à interpréter les formes, il la comprenait comme une intégration du rythme spatial. Qu’est-ce que c’est le rythme spatial ? C’est une re-centration du rythme autour de l’axe de symétrie. Et le mouvement qui se retrouve autour de cet axe rend compte aussi des identifications intracorporelles telles que Haag les a mises au jour. Quand j’ai compris que ce mouvement autour de l’investissement de la forme rend compte des travaux de Haag mais aussi de Kahn, des Botella, de Green, j’ai pu reprendre les facteurs spécifiques comme indicateurs d’analyse au Rorschach pour pouvoir penser la profondeur et le sous-sol des identifications des personnes autistes qui ont été reconnues pendant longtemps comme intestables et inéducables. En fait, en reprenant ces travaux, je me suis rendu compte qu’un certain nombre de patients qui avaient des enclaves autistiques présentaient des difficultés d’intégration du rythme, et parfois pouvaient simplement définir les formes. Cela ouvre un nouveau champ de recherches. On en est au tout début.
Pouvez-vous nous dire ce que les méthodes projectives ont pu apporter de si singulier à l’étude des paysages de la clinique autistique ?
Lesméthodes projectives m’ont permis de retrouver ce que j’ai éprouvé dans le contre-transfert dans le travail avec les enfants autistes, notamment autour de la construction du regard, mais sans pouvoir y donner vraiment sens. Le regard va devoir être investi à la fois dans son rythme du lien entre soi et l’autre, investi de façon tonique mais aussi investi pour pouvoir lutter contre les mouvements de dépression de ces différents niveaux. C’est en effet un aller-retour entre le transfert et le contre-transfert via les constructions des enfants dans ce lien par les symbolisations primaires et puis secondaires et qui rend compte de l’importance de pouvoir penser comment intégrer les formes entre les sensations, les affects et les représentations.
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