« Je me considère comme une espèce de machine pulvérisatrice » F. Bacon : entretien avec David Sylvester. Introduction et traduction de Michel Leiris – Février 2013-Flammarion.
Le seul tableau de Francis Bacon évoquant une Madonna con Bambino est édifiant : After Muybridge – Woman Emptying Bowl of Water, and Paralytic Child on all fours (1965). On y voit, juchés en de scabreux déséquilibres, à quatre pattes, sur une soucoupe ellipse œil-sein, une mère expulsant ou plutôt éjaculant son lait, et un enfant handicapé la fixant tel un animal fixe son dompteur. Il est comme déjà encagé et embringué dans le rythme que lui impose le corps de sa mère, mais déjà malin reste à l’affût du moindre accident ! Quel geste fatal voit-il se préparer dans son regard ? Cette mère le Rêve-t-elle ? et si non comment peut-il commencer à exister ? Cet enfant semble jouir du désir languissant d’un geste d’étreinte (d’amour ou de meurtre) et le lui dessine en tentant de parfaire le plus harmonieusement possible une (sa) courbe. Il paraît comme mené, pour un dernier tour de cirque, par une laisse invisible. Mais, comme engendré par cette laisse, il semble tracer la circonférence d’une destinée, qui serait de tourner (en s’approchant et en l’évitant) de l’objet de sa genèse et de sa mort, de son amour et de son tourment. Cette circonférence est aussi le dessin de la rondeur d’un sein, celui-là même qu’hallucinerait du regard un enfant affamé. Comme disait Francis Bacon évoquant cette étrange attraction : « la mémoire de la courbe que décrit un chien en courant après le maître qui l’abandonne » Cette phrase concernait aussi ses portraits de chien de prairie ou de hyènes solitaires qui tournent autour de leur queue, auxquels l’enfant ressemble clairement. On ne saurait mieux dire ce qu’est l’aliénation d’être (a privatif) sans liens.
Pour Gilles Deleuze1, c’est « la promenade de l’enfant paralytique et de sa mère, crochetés sur le bord de la balustrade, dans une curieuse course à handicap ».
Pour nous, ce tableau évoque l’image d’un enfant satellisé par le soleil noir maternel, et qui tenterait d’éviter les flammes meurtrières (fantasmes mortifères) qu’il projette, tandis qu’il tente d’intercepter au vol les rayons bénéfiques d’anciennes chaleurs. Il nous rappelle cette phrase de Maurice Blanchot2 : « Il est entré dans un cercle où il tourne obscurément entraîné par la parole errante, non pas privée de sens, mais privée du centre », et à cette autre de Henri Michaux3 : « C’était à l’arrivée entre centre et absence ».
Le besoin désir de cet enfant, son élan vital, est moins sexuel, quoi qu’en figure le tableau, que méta-physique : faire de deux êtres une totalité. Et l’on se prête à penser que cet enfant aussi affamé que craintif de cette étreinte inventerait comme Henri Michaux la formule que cherchait Arthur Rimbaud : vitesse-émotive = espace-champ d’émotions / temps employé à la parcourir. On y voit aussi un enfant funambule sur son fil dessinant l’orbite maternelle (sein-vagin et œil confondus) dans un équilibre précaire, qui sera bientôt obligé à des mouvements de balancier de plus en plus amples et de plus en plus rapides, pour éviter de chuter. On l’imagine encore enfant trapéziste qui attend l’envoi approprié du trapèze paternel qui ne vient pas. Le voilà obligé d’essayer de se maintenir (bateau ivre) à flot sur cette circonférence, contre vents et marées maternels. Ah, si ce trapèze venait, comme on le verrait alors cet enfant s’élancer, se balancer, sauter et peut-être même voler… en un mot apprendre le mouvement, trouver son rythme intérieur, c’est-à-dire la liberté et l’harmonie.
L’enfant, chez Francis Bacon (ici et dans d’autres tableaux), apparaît tête trouée, mais dans son attitude de fauve sauvage aux aguets, on perçoit que perce l’avidité, fruit de l’envie déçue, et secondaire à la pulsionnalité vive non contenue qui rebrousse dans son corps. Cet enfant a la face brouillée incertaine de tous les personnages de Bacon. Les traits de son visage ont été comme giflés, effacés, gommés… ou liquéfiés ne parvenant pas à se fixer et à constituer une enveloppe extérieure. Défaut de contenance et de limitation externe, de toucher maternel dessinant sensuellement les limites affectives et effectives du corps de l’enfant, et poussée pulsionnelle interne non contenue qui ronge, concourent à créer l’informe de ce visage et de ce corps singuliers, qui n’est que rythme cherchant une forme qui puisse l’accueillir et plus… l’accréditer. Le terme rythme étant à entendre dans sa définition étymologique (rythmos), celle qui, selon Émile Benveniste, doit être comprise en tant « qu’une forme est accréditée par ce qui est mouvant, une forme qui s’oppose au schéma, à une forme fixée, une forme objectivée ». Un devenir permanent… comme dans un rêve, un souvenir, une création. On sait aussi (associée à la carence maternelle) la maltraitance paternelle source d’excitation effractante : le père, éleveur de chevaux, sadiquant et humiliant son « mauviette » de fils en le faisant fouetter par ses lads. On peut imaginer que ça ait pu participer à habiter le jeune adolescent d’un sauvage besoin de destruction, qui l’exaltait au point de générer l’orgasme de la douleur.
Au miroir du visage de la mère et à celui de l’enfant qui la reflète et la valide ou l’invalide en tant que mère, il y a Co-création circulaire dynamique de l’identité et de la légitimité à être de la mère et de l’enfant. Il y a Co-création, Co-croissance et Co-intégration des Moi, avant un Co-affect et une Co-pensée. Il faut penser l’accordage corporel comme terreau de l’accordage psychique, l’accordage libidinal des excitations sexualisées comme terreau de l’accordage affectif et émotionnel. Ainsi faut-il penser que c’est la sexualisation des expériences de satisfaction primaires qui leur ajoute un quantum de plaisir… et que c’est ce quantum de plaisir qui permet de les intégrer corporellement (auto-sensualité) et psychiquement (autoérotismes). Sans celles-ci, point de jouissance et expérience agonique à un moment de construction corporelle et psychique de soi, douleur physique et blanc psychique, qui eux ne sont pas intégrables et représentables, et trouvent à se revivre plus qu’à se remémorer dans la compulsion de répétition…, une recherche de soi-même morbide infinie. On ne peut concevoir la transmission d’une générosité de cœur maternelle (le cœur sec) si elle ne transparaît pas dans une générosité de chair, le seul médium étant le corps à cet âge.
Le problème avec Francis Bacon – comme avec Giacometti, c’est qu’il ne sait pas (ou mieux, il ignore d’ignorer) peindre l’œil contrairement à Magritte qui l’idéalise. Pour ces peintres qui ont mangé le regard en vidant les orbites, tout se réduit à la bouche. L’œil est pour eux une bouche avide. Un regard dont l’immobilité et la fixité indifférente immobilise le temps et l’espace autour de vous. Un regard de voyant qui vous transperce, vous laissant penser qu’il vous devine et vous juge. Un regard sans sourire, sans que le moindre sourire ne le traverse. Un regard et une bouche froids, sans mémoire, qui ne transmettent rien, qui se vrillent dans vos yeux et entre vos lèvres, en un ultime et soudain tour d’écrou, vous les arrache. Un regard qui a été marqué par le regard porté sur lui, qui vous dit comment il a été regardé, et ce qu’il peut dire de sa peur de « tomber de l’autre côté de la pupille » du fait de la non-réception-rebond de ces mouvements pulsionnels par un œil maternel, vécu comme un œil prédateur : « N’y a-t-il pas alors, tout espoir perdu d’un retour fondant les bases introjectantes, une sorte de déchaînement rageur d’un fantasme d’hyperpénétration sadique par le regard, racine peut-être la plus archaïque de l’envie destructrice décrite par Mélanie Klein ? »4. Et défensivement l’émergence d’une exaltation pour mettre fin au deuil. On repense alors au double regard que donne à voir Francis Bacon sur certaines photos de lui, un œil mort torve brûlé, et un œil inquiétant de prédateur ; ces deux regards se retrouvant dans bon nombre de ses toiles chez des sujets nus immobiles et passifs et chez des témoins voyeurs de scènes torrides et macabres. On pense aussi à la chair molle de l’artiste, comme passive et soumise associée au besoin qu’il avait de fouiller les corps de ses amants jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, au-delà de la chair, jusqu’à l’absence de fond pour apaiser sa quête d’un tact interne. « Une fois de plus, la volonté a été subjuguée par l’instinct. Le deuil ne mène pas à la mélancolie mais à l’érection fondée » écrit Philippe Sollers5.
Chez Francis Bacon, on perçoit les effets de la violence pulsionnelle des corps à corps silencieux et « pervers », dans la figuration rongée, rognée, de la subsistance émotionnelle charnelle puis des matières corporelles où transparaissent muscles et graisses et non nerfs et vaisseaux6. Des corps informes en involution mais qui gardent figure humaine jusqu’à ce que l’excitation née de la solitude du sujet et la contre-excitation trouvée dans les comportements « pervers » s’allient pour vitrioler une chair sans qualité, qui donne une désagréable impression de dégoût et de peur mêlés. Cette perversité là est à la source de la résilience d’un homme qui se refuse un destin d’Œdipe ou de Christ pour mieux épouser la destinée de Oreste ou Dionysos. Il faudra retourner la toile, comme il aura fallu retourner la peau de l’autre en glissant ses doigts à l’intérieur, toucher de l’autre côté de la peau, non l’intime mais l’organique, pour figurer la profondeur du désarroi qui explique l’intensité de l’exaltation. Cet homme cherche à sortir de sa peau et à se glisser dans celle des autres… l’identification projective corporéisée.
Ainsi peut-on voir chez Bacon, comme nulle part ailleurs, la peau, cette surface à deux faces, en contact à la fois avec l’interne et l’externe, le monde environnant et l’autre. La peau, limite de contact mais aussi de séparation comme le préconscient l’est entre l’inconscient et le conscient. La peau « ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau en tant qu’il se connaît » disait Paul Valéry7 (comme l’inconscient, ajouterons-nous) et aussi de plus perméable si elle n’accède pas à une structure dense bien que micro-trouée pour pouvoir respirer. Si Francis Bacon franchit dans ses toiles renversées la barrière de la peau, la sienne est celle de ses personnages, celle de ses spectateurs rendus complices comme celle de ses amants, c’est qu’elle demeure pour lui le lieu du mensonge originaire. Il la retourne comme un gant pour y renifler son envers… et c’est là qu’il trouve son territoire. Celui-ci n’est pas encore le système nerveux qu’il appelle de ses vœux rationalisés, mais bel et bien la peau interne. Francis Bacon trouve son endroit de l’autre côté de la peau, de l’autre côté de ses sens, de l’autre côté du monde conscient perceptif. Son innocence première aurait-elle été bafouée, retournée comme un gant par un regard non désirant mais prédateur, un regard qui lui aurait donné les clefs de l’outre-monde ?
Cette obsession du mensonge des visages et des affects de la peau et des émotions, nourrie de la réalité de l’être maternel mais aussi de l’avidité totalitaire de l’enfant pour son objet dont le tempérament impose à la mère une présence et un temps qu’elle ne peut pas forcément suivre, on la retrouve chez Francis Bacon dans ses entretiens avec David Sylvester8 lorsqu’il évoque la difficulté du portrait et l’importance de le réaliser de mémoire, c’est-à-dire en référence à son objet interne : « What appearance is at all… it needs a sort of moment of magic to coagulate colour and form so that it gets the equivalent of appearance, the appearance that you see at any moment, because so-called appearance is only riveted for one moment as that appearance. In a second you may blink your eyes or turn your head slightly, and you look again and the appearance has changed. I mean, appearance is like a continously floating thing. » Il souligne ailleurs sa « pudeur » à détruire (exalté) les visages de ses modèles en leur présence.
Cette obsession, c’est elle qui anime les auto-érotismes de l’enfant, dans un huis clos fantasmatique étouffant lorsqu’ils ne sont pas nourris de l’objet oxygène qui ne permet aucune échappée, laissant l’enfant prisonnier du circulaire et bientôt de la répétition. On se souvient de la phrase de Henri Michaux9 : « En quelle période plus que dans l’enfance est ressenti le circulaire, ce qui fait le tour, comprend départ et retour, risque et joie du départ, besoin de retour ensuite. Et vient l’ivresse, de toute la plus naturelle, l’ivresse de la répétition, la première des drogues retour ; retour ; retour à n’en plus finir ». La sexualité adulte du sujet retrouvera moins le formant œdipien que les lignes de frayages archaïques (orestiens) de sa sexualité infantile. Chez Bacon, en miroir de sa mère pervertie par le père et des défenses par elle mises en place, toute la question est celle de l’articulation de deux jouissances, celle de la passivité et celle de l’emprise. Comment extirper de soi son plaisir, dans l’emprise exercée sur l’objet, en le fouillant dans son intérieur même ? La sexualité de Bacon, sado-masochique addictive, auto et hétéro-érotique, impulsive-compulsive, a gardé le caractère essentiel de la sexualité infantile qui, comme le soulignait Freud, est « exploratrice et captatrice ». Elle est exemplaire par sa massivité et son intensité et sa pérennité la vie durant, de la nécessité pour lui de se faire prendre, puis de se déprendre et de se refaire … de se démembrer et de se remembrer. Il faut donc aller au-delà de la phrase fameuse de Proust : « Le vice n’est que l’érotisation du chagrin. » C’est que le chagrin qui contient l’objet perdu contamine puis infecte et dévore le sujet et le dissout, imposant la ressaisie de soi, le remembrement : « Ignorant tout de la masturbation (…) je crus que c’était du pus. Je crus que c’était de la bile. Je ne sus que croire, sinon qu’il y avait quelque chose de terrible. Cette sécrétion encore mystérieuse, j’y vis un liquide pourrissant dans le corps de l’homme, et qui lui giclait par la bouche quand le chagrin le dévorait trop. »10. Pour Proust comme pour Bacon, masturbateurs compulsifs impénitents leur vie durant, le coït semble n’avoir été qu’un « succédané » (un succès damné), insuffisant de la masturbation de remembrement et comme le dit S. Freud : « Dans les fantasmes qui accompagnent la satisfaction, on élève l’objet sexuel à un degré d’excellence qu’il n’est pas facile de retrouver dans la réalité ».
Et s’il y a transmission non métabolisée à l’enfant par la mère de la sexualité perverse du père exercée sur elle à son corps dépendant et dans son âme plus ou moins défendue, il y a genèse chez l’enfant de fantasmes inconscients (scène primitive monstrueuse à l’origine de sa naissance bien visible dans son œuvre). Chez Bacon, la figuration-incarnation de la perversité paternelle visible dans les yeux et le corps maternel est une « monstration », qui permet, de manière perverse défensive, d’aliéner le père à un dénié, un refoulé, ou un forclos en lui, qu’il figure voire incarne dans sa conduite et lui expose agressivement. L’érogénéicité visible dans la dépravation exposée s’amenuisera jusqu’à la constitution d’un masochisme moral fixant l’union pulsionnelle père-enfant.
Voici peut-être pour sa vie. Mais qu’en est-il pour son œuvre ? Ce qui a présidé au développement de sa sexualité infantile a permis via son œuvre de transgresser certains interdits, car cette curiosité naturelle nourrie des dessous du puritanisme, mêlée à un grain de perversité de son environnement familial, est devenue une passion qui l’a poussé à l’extrême dans son œuvre picturale. Celle de toucher des yeux, « de s’emparer par le regard de certaines parties du corps de l’autre, de pénétrer dans l’intimité de ceux-ci, dans l’intérieur »11, et en particulier de toucher via des flashs du système nerveux la scène primitive fantasmée. Celui de la représentation directe, et non imaginaire ou symbolique, de la sexualité parentale.
Revenons à la mère et à sa distillation de l’érotique vers l’enfant.
Michel Fain12 évoque « l’érotisation de l’instinct de mort transmis silencieusement de la mère à l’enfant qui serait à l’origine, au moins en partie, des pulsions sadiques de l’enfant, pulsions sadiques qui ne se localiseraient plus, enveloppées par un système de pare-excitation autonome sur une zone érogène, mais qui auraient tendance à mouvoir le corps de l’enfant vers un objet ». Si l’on considère que cet instinct de mort (c’est le refus érotique de la mère pour son enfant en partie liée à la sexualité perverse du père non métabolisée par elle) aboutit à une carence d’investissement libidinal liant les pulsions destructrices, nous souscrivons à l’idée de leur décharge dans le corps vécu indifférencié de l’enfant. De plus, le système se verrouille du fait de l’incapacité pour la mère d’accueillir et de renvoyer sous une forme transformée les fantasmes destructeurs de l’enfant. C’est cette surcharge d’excitation qui génère les aspects libidinaux de la compulsion de répétition. Ce sont ces aspects libidinaux par carence (sensations autogénérées) ou par effraction traumatique (sensations provoquées), qui fixent et aliènent le sujet et l’obligent à répéter. Ces aspects libidinaux de la compulsion de répétition nouent tout autant un destin que l’hypothétique instinct de mort. Car il n’y a pas d’instinct maternel et pas d’instinct de mort. Il y a une énergie vitale qui cherche un lieu où se poser. Peut-être alors n’y a-t-il pas d’amour, mais un besoin impérieux d’amour ? On se souvient de la phrase de Freud : « Parfois tomber amoureux vous évite de tomber malade. »
L’enfant au sein jouit de voir la mère jouir de ce qu’il lui fait, la mère consentante reflète son plaisir dans son regard énamouré porté sur son enfant. Tableau idyllique, 13. Dans les relations futures, suivant le modèle freudien de la jouissance du bébé au sein comme modèle futur des jouissances ultérieures, un sujet autrefois tourmenté cherchera à avoir « ce qu’il n’a pas eu », c’est-à-dire non la satisfaction que l’objet n’a pas pu lui donner, mais la même insatisfaction. En d’autres termes, trouver un objet satisfaisant annulerait l’objet frustrant et donc le sentiment de continuité avec ce qui a prévalu dans l’enfance. Tandis que, dans le cas d’un suffisamment bon fonctionnement (plaisir partagé et jouissance), retrouver une jouissance avec un autre objet (sexuel adulte) a la vertu d’annuler temporairement la perte de l’objet primaire (la mère).
Ajoutons que si ce sujet trouve dans les bras, le cœur et le corps d’un autre objet, ce qu’il n’a pas eu, il le vivra (puisque méconnaissant ce que c’est) comme faux, ou comme une pure fiction. Nous voyons dans les nombreux fantasmes d’un corps évidé, purgé, de Francis Bacon et dans les risques de dépersonnalisation au sens de la perte de la collusion psychosomatique, les avatars d’un défaut de contenant. C’est ce défaut de contenant qui est à l’origine d’un effacement des limites interne-externe tel que le décrivait Wilfried Bion14 : « les risques de dépersonnalisation sont toujours liés à l’image d’un corps perforable et à l’angoisse primaire d’un écoulement de la substance vitale par ce trou, angoisse non pas de morcellement mais de vidange ». Mais aussi des limites inconscient-conscient (crudité des fantasmes, rêves…) et psyché-soma. « L’œuvre porte la trace de la vie, un peu comme un homme dont la chair retient les cicatrices d’un accident… J’imagine qu’il existe des cicatrices sur la psyché aussi », disait Francis Bacon.
Le corps, chez Bacon, n’a pas été et n’est pas un volume fini aux limites assurées qui certifie l’être en ce qu’elles le séparent, l’isolent, le protègent de toutes les pénétrations possibles, physiques ou psychiques, qui risqueraient de lui faire perdre son caractère spécifiquement humain et de le ramener à l’animalité. Le corps baconien est perméable car poreux de par sa mère et pénétrable de par son père.
« Cependant, précise Michel Leiris, l’on verra que cette figure même de la tangence chez Francis Bacon n’est qu’une limite idéale, pratiquement jamais atteinte, et que toute l’émotion esthétique – ou approximation de la beauté – se greffe finalement sur cette lacune qui représente l’élément sinistre sous sa forme la plus haute : inachèvement obligatoire, gouffre que nous cherchons vainement à combler, brèche ouverte à notre perdition. »15. Là est l’échappée vers l’art rendue possible par l’instabilité psychique de l’artiste et sa porosité physique, par ce qui lui fait défaut et ce qui lui manque. Il est celui qui, contrairement à tous ceux qui vivent trop confortablement, trop bourgeoisement, assurés de leurs limites physiques, psychiques, fantasmatiques mêmes, culturelles, sociales, jusqu’à être confits dans la religion, l’idéologie, la tradition et qui finissent par se préférer à tout autre, ose penser et éprouver que lorsque deux corps se pénètrent jusqu’à entretenir des liens quasi organiques, leurs esprits parfois ne se distinguent plus. Là évidemment, la figure du frère mort chéri par le père, double de l’artiste, revient avec force. Est-ce toi, est-ce moi ? Alors l’image de ces deux corps unis dans une frénésie sexuelle, aussi crue soit-elle, est bouleversante.
Francis Bacon est le peintre des fantasmes inconscients mêlés de la mère et de l’enfant, du père et de l’enfant, pris dans l’aliénation spéculaire, le peintre du ça-pense, le peintre du corps de l’enfant excité et troué plutôt que du corps affecté, ému, libidinalisé par le corps maternel, les pensées conscientes et inconscientes paternelles. Il agit sous l’effet d’une puissance brute, abstraite, dans un monde qui précède toute séparation, toute dénomination, en deçà du bien et du mal, anté-surmoïque.
Francis Bacon est l’anti-Chagall. Son monde puritain où l’on se montrait dégoûté (et avec quel goût dans ce dégoût) face à tout contact sensuel, diffère de l’autre ou la chair était de la couleur du soleil. En réaction, il récusera tout ce qui est décor, homogénéité, joliesse, sentiment, pour laisser passer le cru, le dur, le disloqué-dissocié. Il remonte en lui jusqu’au cœur des ténèbres, à la source du mal, et au-delà… à l’organique même et face au réel il préférerait, tel Renoir mais en moins chaste, broyer d’autres couleurs que le Noir. Le mal dans l’œuvre et dans la vie de Bacon, c’est une pulsionnalité qui ne pouvant devenir sensualité devient cruauté. Il a parfois « l’œil en rut » (Gauguin), et « son regard est l’érection de cet œil ». « Il a parfois l’œil trop chaud et brillant qui souvent ternit sa complexion dorée, et fait que toute beauté parfois diminue de beauté »16,17.
Autres des modèles admirés du peintre, Baudelaire, le poète dandy, ce grand mélancolique, parasité par ses obsessions morbides, cet enchanteur du pourrissement. Comme Bacon, il ne crée qu’en « reconstruisant » à partir des ruines18. J’en veux pour preuve ses nombreux cauchemars intimes apocalyptiques qu’il retranscrit dans ses poèmes et dans sa prose, où ce n’est qu’à partir de la destruction (dont il est le scénariste) qu’il y a possibilité de création. Plus profondément, il lui faut détruire l’objet, vérifier que l’objet survive à l’omnipotence infantile, pour que d’abord il puisse l’utiliser puis l’investir.
Cette dialectique nécessaire est figurée dans ces cauchemars, et inscrite dans le corps de l’œuvre, dans son style même, en particulier dans son utilisation répétée de l’oxymore, ce condensé de destruction-construction, d’union-désunion pulsionnelle : par exemple, « le poète est élu et damné ». Confutatis maledictis flaminis acribus addictis. Cela ne correspond-t-il pas à un désir irréfragable d’intimité avec la mère (la géante, la présidente) aboutissant inexorablement à une destructivité dans l’inceste (Soleils malsains, humides brouillards dans le ciel des yeux… charogne : outre de sang et de pus), avec le surgissement d’images morbides de destruction-pourissement permettant la création. Une nécessaire création dans la haine (suscitée par la défaillance de l’objet et la faim qu’elle génère). Baudelaire semble stigmatiser l’importance de la destruction de l’objet pour permettre la création : « Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre, / nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons »19.
Ceci ne s’oppose t-il pas à « l’innocence » d’un Winnicott avec son concept d’espace transitionnel harmonieux, sans nulle pulsionnalité, permettant d’accéder à une symbolisation possible ? Baudelaire et Bacon sont les témoins d’une création non sereine dans la violence pulsionnelle et dans la haine, d’une création qui tire sa source au plus profond de l’archaïque et de l’informe, avec ce miracle que ce qu’il exprime prend forme et est transmissible ? Cette violence destructrice s’impose au sujet menacé dans son identité même par l’indifférenciation corps et âme, sang et nerfs, d’avec son objet :
« Elle est dans ma voix, la criarde
C’est tout mon sang ce poison noir
Je suis le sinistre miroir
Où la mégère se regarde
Je suis la plaie et le couteau
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue
et la victime et le bourreau […] »20.
Toujours la même histoire… Celle de la trop prévisible, car inscrite ontologiquement, de l’identification entre le chasseur et sa proie, la victime et le bourreau, l’élu et le damné… sans jamais que le détective ne puisse tomber véritablement amoureux de l’objet de son enquête.
Texte repris, revu, et argumenté à partir du livre M. Corcos (2013). De René Magritte, à Francis Bacon : Psychanalyse du regard, PUF.
Notes
- Gilles Deleuze, Logique de la sensation. Paris. La différence. Coll. La Une. Le texte, 1992.
- Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, 1964.
- Henri Michaux, Les Commencements, Fontfroide Le Haut, Fata Morgana, 2000.
- Geneviève Haag, ibid op cité-1990 « l’expérience sensorielle, fondement de l’affect et de la pensée » in l’Expérience sensorielle de l’enfance.
- « Les passions de Francis Bacon » in Eloge de l’infinie folie, Gallimard 2007, pp. 127.
- En deçà des écorchés de Fragonard, des innombrables quartiers de bœufs…, en dehors de ceux de Soutine
- L’idée fixe (1931).
- D.S. ibid op cité, p. 118.
- In Les Commencements, Edition Fata Morgana, 1972.
- Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique, trad. Josée Kamoun, Paris, Gallimard, 2006.
- René Roussillon, Manuel de psychopathologie générale, Paris, Masson, 2007.
- Michel Fain, « Prélude à la métapsychologie de la vie opératoire. Prélude à la vie fantasmatique », Revue française de psychanalyse, 1971, 2-3, p. 365-417.
- Matériaux pour une mythopoïése ?
- Wilfred R. Bion, Recherches sur les petits groupes (1965), Paris, PUF, 8e éd., 1999.
- Michel Leiris, Francis Bacon ou la brutalité du fait. I’école des lettres. Le Seuil. 1996.
- J. Clair.
- William Shakespeare ; sonnet XVIII, NRF « Poésies », p. 44.
- Jean Starobinski (entretiens avec Y. Bonnefoy), Goya, Baudelaire et la poésie, Genève, La Dogana, 2004.
- Charles Baudelaire, « Le Voyage », Les Fleurs du mal. « Femmes damnées » (1861), Œuvres complètes, Paris, Gallimard « Pléiade », 1974.
- Ibid.