Glenn Gould l’insoumis : de l’isolement au rayonnement
Dossier

Glenn Gould l’insoumis : de l’isolement au rayonnement

« Je crois que la justification de l’art est la combustion interne dont il embrase le cœur de l’homme, et non les manifestations publiques, superficielles, extérieures ».
Glenn Gould, 1962.

 

Du son à l’image esthétique du sonore

Depuis longtemps déjà, je m’interroge sur les liens entre l’émotion esthétique issue d’un contact sonore et la fabrication d’un paysage interne permettant à l’auditeur de voyager intérieurement au fil du rythme et des notes. Comment la musique perçue par les sens est-elle susceptible de se transformer en images en mouvements à l’intérieur de la psyché ? Comment se forment les images acoustiques du sonore ? Comment le langage de la musique peut-il se transmettre, se partager, s’entendre telle une phrase qui parle plus qu’elle ne dit ? Romain Rolland dans une lettre adressée à Freud lançait cette question : « Le musicien fait-il remonter la voix de la mère – déjà entendue par le fœtus – la source idéalisée de sa vie psychique et de la musique ? »1. Et puis, après que Freud lui répond qu’il n’aime guère écouter la musique, Romain Rolland lui répond : (…) « je puis à peine penser que la mystique et la musique vous soient étrangères. Car « rien d’humain ne vous est étranger ». Je crois plutôt que vous vous en méfiez, pour l’intégrité de la raison critique, dont vous maniez l’instrument. Pour moi, qui participe de naissance à la double nature intuitive et critique, je ne souffre pas d’un conflit entre deux tendances opposées (…). C’est ici le musicien qui fait l’harmonie avec les forces ennemies (cf. fragment n˚ 8 d’Héraclite : « (De la lutte) des contraires (naît) la plus belle harmonie »2).

Si le lien entre émotion, langage et musique peut paraître banal, l’expérience de l’écoute musicale m’a semblé constituer une base intéressante pour approcher la question de la perlaboration. L’œuvre de Proust en ce sens est exemplaire – la Sonate en fa dièse pour violon et piano de Vinteuil produisant sur Swann un étrange effet affectif nourri d’émotion musicale et de réminiscences : « D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments (…) Mais à un moment donné… il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie -il ne savait lui-même – qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme (…). Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, in-entendues, entièrement originales, irréductibles à tout ordre d’impression. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia ». Et puis, il y a ces fameux passages où le narrateur tire au plus loin l’analogie de la musique et d’une jeune fille aimée : « D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, intelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois » (Marcel Proust, Un amour de Swann).

Au-delà du plaisir tiré de la puissance évocatrice de ce célèbre extrait, le passage n’est pas sans convoquer chez le lecteur un certain trouble : le narrateur évoque-il les mouvements d’une jeune fille en fleur, l’une de celles de la petite bande à la beauté insolente aperçue sur les plages de Balbec ? Rappelle-t-il que la musique est une musa capable d’attirer, capturer, libérer, de mettre en circulation des émotions sexuelles ? Par cet extrait, intuition est donnée que le sens de l’ouïe dans l’écoute est susceptible de fabriquer des visions internes, apparitions évanescentes, impressions plus ou moins confuses, mettant en contact celui qui écoute avec un monde inconnu de lui : une scène qui lui échappe, le dépasse, l’excite, l’attire et l’inquiète. L’ouïe serait-elle plus proche de l’objet que la vision ? D’abord par le fait qu’elle préexiste à celle-ci, et que contrairement à cette dernière elle dispose du pouvoir de s’étendre dans toutes les directions et détient cette capacité à franchir les limites : elle entend derrière le corps, derrière un mur et même certains bruits du dedans du corps. L’oreille entend ce qui se passe derrière les yeux, en deçà et au delà de la vue, au dedans comme au dehors du corps. Chez Swann, cette petite phrase, à l’aide de 5 notes seulement, est devenue « l’air national de leur amour » qu’il voue à Odette. Figure idéalisée de leur amour, cette petite phrase répétitive vient lui apporter une stabilité émotionnelle, et ce de façon constante, à la différence de son lien avec Odette de Crécy, caractérisé par l’inconstance, l’alternance du chaud et du froid… La petite phrase, elle, même si elle le renverse à chaque fois, l’aide à renforcer son sentiment de continuité d’existence.

André Boucourechliev3 dans Le langage musical (1993) soutient que la musique est structurée comme un langage, et cela pour plusieurs raisons :

  • Comme le langage parlé, la musique est un système de signifiants (un ensemble cohérent, obéissant à des lois) ;
  • Comme le langage parlé, elle est un système de différences (différences de durée, d’intensités, de degrés) ;
  • Comme le langage parlé, la musique possède une syntaxe. Néanmoins, contrairement au langage signifié, parlé, la musique, au sens linguistique, est étrangère au signifié ou plutôt elle se signifie elle-même4.

Chez le pianiste canadien Glenn Gould, précisément, cet étrange phénomène de métamorphoses des notes en langage est sans conteste inégalé.

Glenn Gould : cliniques et arts de l’extase musicale

Glenn Gould est né le 25 septembre 1932 à Toronto, fils unique d’un marchand de fourrures, violoniste amateur, et d’une organiste également professeur de piano. Sa mère avait fait plusieurs fausses couches avant de pouvoir le mettre au monde à l’âge de 43 ans. Il fut élevé comme un enfant roi, surprotégé par une mère anxieuse qui voulait faire de lui un musicien. Sa mère, dès sa grossesse annoncée, s’installa quotidiennement près du tourne-disque ou du poste de radio diffusant des programmes de musique classique, afin de familiariser le fœtus avec le langage musical : elle espérait ainsi qu’il puisse vibrer avec la musique avant même de naître au monde. Le bébé sentait-il en dedans du corps de sa mère, avant même sa naissance, que cet environnement sonore rendait sa mère sereine et heureuse ?

Dès qu’il fut en mesure de s’asseoir, elle l’installa à côté d’elle au piano, tandis qu’elle jouait en chantant les notes. Cette éducation porta ses fruits : Glenn avait l’oreille absolue et apprit le nom des notes avant les mots, la musique avant de parler. Entre sa mère et lui, la musique fut le premier langage : il reconnût puis lut les notes avant les mots. La légende rapporte que sa mère lui proposait ce petit jeu : dès qu’il fut en âge de marcher, elle l’envoyait à l’autre bout de la maison, jouait une note sur son piano que le jeune Glenn devait reconnaître et nommer. S’il se trompait, il n’avait pas le droit de revenir. Entre elle et lui, dès le début, le son, des notes, la musique, un invisible fil sonore, une jouissance ineffable. L’enfant ne se trompait jamais. Etrange Fort Da musical, conçu par sa mère qui rapproche ou éloigne l’enfant de la présence maternelle à partir d’un lien sonore. Ici, c’est une mère bien présente qui tient l’autre bout du fil auditif. Une présence maternelle sous condition : l’oreille absolue, l’excellence musicale. Dès l’âge de trois ans, il apprit le piano avec elle qui lui transmit ce goût de chanter les notes en les jouant. Vers 4 ans, il peut reconnaître toutes les notes qui composent un accord complexe. A 7 ans, il intégra le Conservatoire Royal de Toronto où il entra dans la classe du célèbre pianiste et chef d’orchestre chilien Alberto Garcia Guerrero bien connu pour sa technique du taping (technique d’indépendance des doigts donnant à sentir la pression des touches tout au bout des doigts sans les lever pour les faire rebondir d’eux mêmes). À 13 ans, il se produisit pour la première fois en public en tant que pianiste. Lorsque Glenn Gould atteint l’âge de 20 ans, il jouit déjà d’une renommée nationale et donne des concerts dans tout le Canada. A 23 ans, sa carrière internationale commence aux Etats-Unis où il fait sensation à Washington et à New-York avant d’aller conquérir l’Europe et la Russie. En 1964, à l’apogée de son succès, Glenn Gould, alors âgé de 32 ans, met un terme à ses concerts afin de se consacrer aux enregistrements en studio, ainsi qu’à ses nombreux autres centres d’intérêt. Pianiste adulé, se produisant devant des salles combles pour des cachets faramineux, Gould se retire à Toronto dans la solitude des studios d’enregistrement. Pour le violoniste Yehudi Menuhin, « il voulait contrôler tout ce qui avait trait à la communication. Il allait si loin dans ce raisonnement qu’il voulait éviter le public afin de ne pas être influencé, afin de pouvoir créer quelque chose de parfait, un tout fait de musique et de communication, avec des appareils électroniques. Il fut un homme très particulier et d’une certaine façon, issu d’un nouveau monde ».

Il vécut jusqu’à la fin de sa vie retranché dans une chambre d’hôtel à Toronto avec un service 24h/24h : studio dont les fenêtres étaient hermétiquement fermées, les rideaux tirés. Il n’y avait pas moyen de savoir s’il faisait jour ou nuit. Il fuyait les contacts directs, tant visuels que tactiles : « Je ne regarde pas dans les yeux, je préfère les contacts par téléphone, la présence d’autrui me déconcerte ». Sa note mensuelle de téléphone se chiffrait en milliers de dollars. Grand nombre de ses déclarations confirment son goût pour l’isolement, la solitude. De J. Scott, il disait : « C’est un ami que j’ai, je ne l’ai jamais vu, nous nous parlons au téléphone. »… « C’est quelque chose de merveilleux lorsqu’on passe beaucoup de temps dans les hôtels, c’est un extraordinaire soulagement de sortir du système et de vivre complètement seul pendant des semaines d’affilée ». Selon lui, l’enregistrement restait la meilleure façon d’entrer en contact (par technologie interposée) non pas avec un public, mais avec des auditeurs singuliers, dans leur cadre de vie ; permettant une communion extatique hors des excentricités mondaines inhérentes aux concerts. On retrouve dans ce choix singulier une reprise créatrice de ce petit jeu de son enfance : celui qui émet le son se cache de la personne aimée, et c’est par le son que l’union extatique est atteinte : L’extase, disait-il, « est un fil délicat qui relie les uns aux autres, musique, interprétation, interprète et auditeur dans le tissu d’une conscience partagée de l’intériorité ». Mais cette fois ci, c’est lui qui maîtrise tous les paramètres : dans ses disques, pochette, texte, interview où il joue le rôle du journaliste et de lui-même, enregistrement où il ne laisse pas les techniciens faire autre chose que son désir. Quitte à se mettre à nu dans ce geste sexuel d’interprétation intime, il préfère le faire dans l’intériorité de chaque auditeur plutôt que de se vivre comme un artiste de foire. Le phénomène de concert permet à l’artiste d’éprouver une temporalité spécifique : après s’être abandonné à l’extase, mis à nu dans et par son jeu, l’artiste est rappelé à la réalité ordinaire par l’expression du public, la clameur du dehors. Tout se passe comme si l’artiste devait se « rhabiller », retrouver son insupportable Moi, et cette masse – toute excitée – du public. Il faudra supporter aussi le réel du lieu, les remerciements où le public tente à tous prix de toucher la main de l’artiste et la trivialité des mondanités. Et puis surtout : contrairement à la temporalité sagittale du concert qui interdit le retour sur l’« erreur », la temporalité de l’enregistrement est circulaire, sans fin. Gould tenait en horreur le Public vivant, masse informe manifestant ces insupportables bruits humains – toux, raclements, soupirs, reniflements, bavardages, applaudissements, cris. Le public réactivait-il chez lui des angoisses hypocondriaques, sa peur des germes, ou l’obsession d’être contaminé par le toucher ? Certains bruits lui étaient intolérables : il raccroche à un de ses interlocuteurs téléphoniques lorsque celui-ci éternue… S’il cultivait avec les media l’image d’un artiste ascète et quasiment asexué… des études plus récentes nous apprennent ses liens amoureux avec l’artiste peintre Cornelia Foss (qui avait déjà deux enfants et à qui Glenn s’était beaucoup attaché) et plus tard avec la soprano Roxolana Roslak (cf. film de Michèle Hozer et Peter Raymont Genius Within : The Inner Life of Glenn Gould, 2009).

Il aimait également le grand nord où il allait dès qu’il pouvait se ressourcer. En 1965, il alla se mettre à l’abri de la foule, dans la ville la plus proche du cercle polaire arctique que l’on puisse rallier en train. Deux ans plus tard, il réalisa le documentaire radiophonique « L’idée du nord » inspiré de ce voyage. C’est la confrontation contrapuntique des 5 voix de différentes personnes ayant vécu une expérience intime avec le grand Nord canadien, cinq personnes, interviewées séparément, dans un train fictif par l’intermédiaire d’un montage « contra-punctique » à la manière d’une fugue à 5 voix. Ce voyage au grand Nord symbolise le voyage intérieur que Gould accomplit depuis 1964. Les opinions qui s’expriment à travers les différentes voix reflètent ses idées sur la solitude : « Il y a beaucoup de moi là-dedans, le contenu de cette émission est ce qui se rapproche le plus d’une autobiographie. » « C’est une réflexion austère sur le côté obscur de l’âme humaine, sur les répercussions de l’isolement sur l’homme » (Glenn Gould) « … très rares sont les gens qui, étant rentrés en contact avec le grand Nord, en émergent tout à fait indemnes. Quelque chose de bizarre se produit en effet chez la plupart de ceux qui se sont rendus dans le Nord. Ils prennent au moins conscience des occasions créatrices que le phénomène du contact physique avec la région suscite, et finissent par mesurer leur travail et leur existence en fonction de ces stupéfiantes possibilités créatrices : ils deviennent, au fond, des philosophes » (Glenn Gould). Pour Gould, le Nord est une métaphore de l’isolement, de la solitude créatrice. Le Grand Nord est cet endroit isolé du monde, où il est difficile de se diluer ou se perdre dans la foule. Lieu de solitude, de création, vers lequel Gould a toujours déclaré vouloir se diriger. Là-bas, il chante pour les ours polaires, Il adorait les animaux (les chiens). Le nord lui convenait, il n’aimait pas les couleurs sauf peut-être le gris.

Hypocondrie du corps piano

On connaissait l’extrême sensibilité de Gould au toucher, et même certaines de ses manies qui passaient volontiers pour des excentricités vis-à-vis du public : Gould ne voulait rien prendre avec ses mains, il portait souvent des gants ou même des mitaines avec lesquelles il jouait parfois du piano -pas même les journaux et surtout pas la main de l’autre, tant il avait peur de contracter la mort ou l’infection – par des germes – à ce contact. Tendait-il la main qu’il la retirait souvent au moment où l’autre allait s’en saisir. Il poursuivit même en justice un pauvre malheureux qu’il accusait de lui avoir serré trop fort la main. Même poursuite contre une fabrique de pianos (Steinway and sons), dont l’employé lui avait donné une chaleureuse bourrade dans le dos. En lisant les lettres écrites par Gould dans les années 60, on peut retrouver dans chacune d’entre elles : « l’accident de chez Steinway » générateur d’effets somatiques très néfastes, d’angoisses très éprouvantes. Gould annule à cette époque la plupart de ses concerts et envisage même d’arrêter sa carrière. Les moyens mis en œuvre pour guérir, à la suite de cette bourrade, sont surprenants. 10 mars 1960 : « en ce qui concerne mon bras, la cortisone a un effet miraculeux si ce n’est qu’elle me cause d’affreuses nausées ». Le 31 mai 1960, il écrit à Nicolas Goldschmidt : « le plâtre n’a pas donné l’amélioration escomptée. J’ai pu cependant constater un léger progrès dans l’état de mon bras et j’ai commencé à porter une minerve métallique afin de soutenir mon cou quand je joue du piano. » D’un geste de camaraderie virile, on en arrive à de terrifiantes angoisses, à un procès, à une escalade de maux de plus en plus graves. Pour Monsaingeon, cette période portait déjà en elle le germe de la décision de Gould d’abandonner définitivement la scène et les concerts. En 2002, Bruno Monsaingeon met en lumière un journal singulier, rassemblant des notes manuscrites difficilement déchiffrables, trouvées après la mort du pianiste Glenn Gould. Ces notes éparses, morceaux de textes destinés à l’oubli, interdits à la copie par la Bibliothèque nationale d’Ottawa, connurent un curieux destin : non pas recopiées mais plutôt « redessinées » par une fan peu anglophone de l’artiste durant l’un de ses pèlerinage réguliers au Canada – à la manière d’un « travail qui ressemblait à celui des moines du Moyen-âge dessinant les neumes immémoriaux du plain-chant à l’intérieur d’énormes palimpsestes enluminés » – ces notes parfaitement reproduites furent transmises à Bruno Monsaingeon. Ces notes nous laissent découvrir un Gould fragile, désespéré dans son lien amoureux à la musique, obsédé par la réalisation au dehors du son qu’il avait pensé et chanté au-dedans. On y perçoit aussi parfois des lueurs d’espoir fou lorsque jaillit de la rencontre de ses mains avec le piano le son attendu. Ce journal de crise a quelque chose de triste, d’affolant et de fascinant : on y retrouve – comme pour un sportif de haut niveau -des procédés corporels magiques lui permettant d’atteindre la performance pianistique souhaitée. Cela nous donne une idée de ce qui fait tenir dans sa vie quotidienne l’édifice de ses inimitables interprétations. On soulignera l’intérêt pour la psychanalyse de s’intéresser tout particulièrement à ces restes, à ces rejetons voués à l’oubli. Ce « journal de crise » offre au clinicien des descriptions méthodiques, systématiques, obsessionnelles d’un corps-machine constamment mesuré, évalué, traqué. Avec ce journal, le lecteur découvre la prison Gould : monde de mise en surveillance captive, d’une infernale discipline, de privation de libertés, du dressage du corps. Bruno Monsaingeon parle de milliers de pages couvertes de nombres. Evaluation de la tension sanguine (mesures effectuées à l’aide d’une machine, allant parfois jusqu’à une fréquence d’une prise tous les quarts d’heure), impitoyable chronométrie du sommeil où l’exacte durée des périodes de sommeil est répertoriée de jour en jour, de nuit en nuit, et ce durant des mois, des années. Tout cela mélangé à des projets, des numéros de téléphones, détails des préoccupations de la journée. Les médicaments étaient savamment expérimentés, associés, notés, pour savoir quel effet maximal ils pouvaient produire afin d’exciter ou d’anesthésier son corps, de soulager tensions, inquiétudes. Gould apparaît non seulement médecin mais aussi pharmacien de lui-même. Mère folle de lui-même ?

Gould abusait des médicaments : pour trouver enfin le sommeil, ou bien ensuite pour se réveiller… Hyper vigilant, insomniaque du jour et de la nuit, médecin de lui-même connaissant tous les signes et symptômes, l’hypocondriaque, comme l’obsessionnel, sait – plus que tout autre – mesurer l’écart entre ce qu’il exige psychiquement du Réel et ce qui lui fait retour de façon implacable. Longtemps associée dans la tradition médicale et psychopathologique à l’hystérie, la mélancolie et aux folies obsessionnelles, l’hypocondrie n’a cessé d’évoluer selon les paradigmes psychopathologiques en vigueur. En dépit des grandes catégories dans laquelle la forme hypocondriaque se trouve rangée, on remarque cependant que les descriptions cliniques restent assez stables. Paradigmatique d’une sémiologie d’un corps érotique souffrant, poussant au plus loin l’idée d’une rationalité des signes, l’hypocondrie offre au clinicien une illustration du rapport étroit que peuvent entretenir le registre des sensations corporelles et celui de l’imagination. Prisonnier d’une écoute auto-érotique repliée sur les manifestations du corps propre et de son fonctionnement, l’hypocondriaque médecin se prend lui-même comme objet d’une étude scientifique délirante où se mêlent topographies corporelles imaginaires et fonctions du corps fantastiques. On pourrait ainsi entendre dans l’hypocondrie un repli auto-érotique de la vie amoureuse sur ses propres sensations.

Glenn Gould perd sa mère en 1975, alors qu’il est âgé de 43 ans. Son père lui survivra. On sait qu’il refusa de se rendre au mariage de son père avec sa nouvelle femme. Sa mère-piano perdue, son corps-piano à lui traverse une crise sans précédent. Devenir la sépulture corporelle du mort embaumé à l’intérieur de soi fait naître la hantise que le corps devenu œuvre de sépulture, ne se cadavérise pas avec celui du mort porté et embaumé en soi. Concernant les différentes fausses couches de sa mère avant sa naissance, ne trouverait-on pas là une piste intéressante quant au développement des symptômes hypocondriaques qui situent le sujet vivant par rapport à un enfant mort qui l’a précédé oui suivi ? Selon Peter Ostwald, sa mère le dissuadait de se mêler aux foules. Elle insista pour qu’il évite d’aller à l’Exposition national e canadienne et d’autres endroits très fréquentés. Glenn, avec son imagination débordante, avait amplifié à l’absurdité les mises en garde de sa mère. Très anxieuse à propos de la santé de son fils unique, mère assez âgée (elle le met au monde à l’âge de 43 ans après avoir connu plusieurs fausses couches), on peut sans exagérer l’imaginer très protectrice et plutôt stricte. Notons que Glenn perd sa mère à l’âge ou elle-même l’a mis au monde. Glenn vécut chez ses parents jusqu’à l’âge de 27 ans. Etait-ce par incapacité de la quitter, elle, et ses soins rapprochés ? Ce journal publié tourne autour des années 1977, 1978…

Il est possible d’interpréter cette symptomatologie comme un travail de deuil hypocondriaque. Pour Michel Schneider : « Le sentiment hypocondriaque est l’obsession de veiller sans relâche sur son propre corps, tel un gardien, un espion, un surveillant, un témoin de soi-même. Mais l’hypocondrie est aussi une sorte de tendresse du corps pour lui-même. Celle d’une mère qui veille sur son enfant malade, et l’assure par la maladie qu’il ne mourra pas encore, une mère qui ne laisse rien échapper de ses manifestations sombres, opaques, incompréhensibles qu’on appelle des symptômes. »5

En voulant s’étendre dans et par le piano, le corps ne serait-il pas lui-même pénétré par la machinerie de l’instrument ? Aux prises avec cette expérimentation sensorielle compulsive, Glenn Gould semble se dédoubler pour devenir à la fois témoin inquiet et acteur redoutable dans cette dislocation corps/esprit. Mais l’hypocondrie ici n’est pas classique puisqu’elle se relie à l’instrument comme si le piano était devenu une extension des membres du haut du corps. Michel Schneider, dans Gould, piano solo résume justement cette intuition lorsqu’il écrit à propos de lui : « il a mal au piano ». Finalement, dans ses enregistrements, l’élément signant son interprétation, outre son jeu staccato, c’est bien ce reste de lui, de sa voix, de ce qu’il a pu lâcher comme râle extatique. Michel Schneider donne de belles interprétations : « Ahanant, peinant, geignant dans son labeur extatique, il forme une figure pathologique d’homme accouplé à son Steinway » (…) « Regardez-le, penché, rabattu sur son clavier, comme s’il voulait qu’il n’y ait plus de piano entre lui et la musique, et cherchait à s’abolir dans le piano, à se confondre » (…) « Redresse toi, Glenn, redresse toi », disait sans cesse Florence Gould à son fils lorsqu’elle le voyait au clavier. L’autre chose qu’elle entendait lui imposer était de jouer en public. Il lui faut un certain temps pour refuser l’un et l’autre. Il jouait parfois si penché qu’on eut dit qu’il voulait se coucher sur son piano, peut-être s’y ensevelir. (Glenn Gould, piano solo.)

Ses choix musicaux

Son répertoire se caractérise par le choix d’œuvres contrapuntique. Ce ne sont pas des mélodies de Chopin : charmantes, sensibles ou parfois puissantes. Ce sont des œuvres beaucoup plus difficiles que Gould a su rendre accessibles, en s’engageant dans un rapport intime avec son auditoire, se rendant proche de chacun tout en prenant de la distance : il peut ainsi se produire dans l’intimité des foyers. Il a permis à beaucoup de comprendre des structures très difficiles car celles-ci étaient si claires dans sa tête qu’il les rend limpides et audibles. Pour Philippe Sollers, Gould, c’est « l’introduction de la métaphysique dans les disques ».

Chez Gould, le rythme, le rapport aux vibrations, aux différences de temps, pourraient venir éclairer certains de ses actes singuliers : il manifestait par exemple parfois le besoin d’orchestrer les conversations, façon d’y répondre aussi, à la grande incompréhension de son interlocuteur. Sa compréhension du monde passe par une relation fusionnelle aux vibrations. Les mots ne sont plus écoutés en tant que mots signifiés, mais ne deviennent « compréhensibles » (au sens d’un entendement engageant l’ouïe) qu’en fonction de leur modulation, de leur continuité harmonique, de leur matière sonore : Gould se dilue dans le monde permanent des vibrations, d’où sa difficulté d’isoler des structures personnelles dans ses compositions.

Il crée surtout à travers une structure déjà établie par d’autres. Au piano, la musique de Bach le discipline, le réorganise par sa continuité harmonique. Bach, par cet aspect de construction, d’architecture parfaite, de musique circulaire, est un compositeur qui le mettait à l’abri de l’incertain. Il y a la dimension de suture dans la musique de Bach. Il aimait le principe de la fugue : sans surprise, tout s’agence avec cohérence, on peut presque prévoir la suite, comme dans une équation mathématique. Jean-Sébastien Bach, le plus grand Maître du contrepoint dans toute l’Histoire de la musique déclarait : « (…) quant au contrepoint, imaginez des personnes qui conversent entre elles : chaque voix doit avoir sa personnalité, son indépendance, sa logique, et pourtant, la conversation est orientée vers un sujet commun d’où découle l’unité de la conversation ». Gould appliquait à la lettre cette considération non seulement pour la musique de Bach mais aussi pour toute autre musique (Beethoven, Wagner, Hindemith, Haendel et même Mozart, dont ses disques ont fait hurler certains critiques musicaux orthodoxes). Il détestait le répertoire pianistique romantique car, disait-il, c’est un répertoire « pour la main droite » où le rôle de la main gauche se réduit à accompagner le chant joué par la main droite. Gould était gaucher et n’aimait pas ces musiques pour la main droite. Dans une fugue bien interprétée, les voix parlent. Jouer une fugue de Bach, c’est, au fond, aussi, pour un pianiste, un moyen de faire converser en soi-même différentes voix indépendantes. Il souhaitait faire sonner son piano non pas comme un piano mais comme un orchestre : tout se passe comme si – du côté de la symbolisation primaire – ses chantonnements ainsi que ses mouvements d’orchestration accompagnent et prolongent le son musical limité par les techniques de l’instrument. Gould, un peu à la façon des jazz men, devait se danser la musique au-dedans pour mieux faire jaillir les effets de rythme, dans une extase qui le lie à la musique, dans une Polyphonie du corps tout entier.

Notes

  1. H. et M. Vermorel (1993) Sigmund Freud et Romain Rolland, Correspondances, 1923-1936, P.U.F., p.277.
  2. R. Rolland (24/07/1929) Romain Rolland à Sigmund Freud, Op. Cit., p.312.
  3. Boucourechliev A. (1993), Le langage musical, Fayard.
  4. cf. Jakobson : « La musique est un langage qui se signifie lui-même. »
  5. M. Schneider, 1988, Glenn Gould, piano solo, Paris, Gallimard, 1994.
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