Le suicide demeure une énigme. À l’adolescence, l’énigme se double d’un scandale. Quel mobile peut conduire un adolescent à tenter de mettre fin à ses jours ? La conduite suicidaire entre-t-elle nécessairement dans les conduites pathologiques ou fait-elle partie, au moins le plus souvent, des manifestations peut-être exagérées, mais tout de même « normales » de la « crise d’adolescence » ? Une conduite suicidaire, aussi minime soit-elle en apparence et quant à ses conséquences physiques, ne peut être considérée comme une réponse normale aux conflits de l’adolescent. Elle est doublement « anormale » : parce qu’à une situation conflictuelle, peut-être par elle-même normale, l’adolescent répond par une conduite agie et non par une réflexion et un travail d’élaboration mentale de ses conflits ; et parce que cette réponse agie l’est dans un sens purement destructif.
Mais qui est malade ? L’adolescent ? La famille ? La société ? Il est tentant de mettre en avant les facteurs sociaux.
Quelle que puisse être la réalité de l’influence de l’évolution sociale, elle ne rend pas compte du choix des adolescents les plus sensibles à cette influence. Pourquoi eux et pas les autres ? Cette vulnérabilité peut être abordée et doit l’être de différents points de vue. On sait que les recherches biologiques ont montré le rôle possible de la dimension dépressive mais aussi de l’impulsivité. On sait également que les tentatives de rattacher la conduite suicidaire aux entités psychiatriques connues ne suffisent pas. Tous les diagnostics psychiatriques sont susceptibles de se retrouver associés à une tentative de suicide, certes avec une fréquence inégale, mais d’une façon telle que, le plus souvent, cette approche apporte peu d’éclairage spécifique sur la nature du geste suicidaire. Comme tous les troubles du comportement, la conduite suicidaire est transnosographique. La recherche d’un diagnostic psychiatrique est indispensable car elle donne le contexte, conditionne pour une part le pronostic, indique les éléments sur lesquels le thérapeute peut ou ne peut pas s’appuyer. Mais elle est en fait ce qu’il y a de moins spécifique à l’acte suicidaire.
Il est très important de resituer les suicides et tentatives de suicide dans le cadre plus large des comportements à risque des adolescents. L’acte suicidaire est ainsi plus souvent un moyen de fuir une tension insupportable que le point d’aboutissement d’un véritable désir de mort. C’est fréquemment une façon pour l’adolescent d’éviter sa dépendance, de reprendre un rôle actif et de rester maître de lui. Il y a électivement à l’adolescence, en raison de la réactualisation des conflits d’identification et des problématiques précoces de séparation-individuation, une réactivation de processus psychiques archaïques par lesquels l’adolescent aspire à se confondre avec l’environnement et se sent en même temps et de ce fait même le jouet de cet environnement. Dans ces cas-là, le recours aux attaques de son corps devient un moyen de marquer la limite et de se réapproprier ce corps.
Le paradoxe, c’est que l’acte suicidaire à cet âge peut être avant tout l’expression d’un désir d’affirmation de soi et d’une volonté d’échapper à ce qui est ressenti comme l’emprise des autres sur soi. C’est, peut-on dire, le phoenix renaissant de ses cendres : auto-engendrement par la destruction du corps, pendant actif de l’union des parents dont est issu le corps. Au « je n’ai pas demandé à naître », que ces adolescents jettent comme un défi à leurs parents, ils opposent un « je peux choisir de mourir », qui reflète à leurs yeux la maîtrise retrouvée de leur propre destin.
Quoiqu’il en soit, les conduites suicidaires à l’adolescence posent un véritable problème de santé mentale, du fait de leur fréquence et de leur gravité. Gravité dans l’immédiat par le risque létal qu’elles font courir, mais aussi à long terme parce qu’elles témoignent de difficultés dans l’organisation de la personnalité à une étape clé de la vie.
Dans la plupart des pays occidentaux, chez les jeunes de 15 à 25 ans, le suicide est la deuxième cause de mort à l’adolescence, après les accidents et avant les tumeurs. Cause de décès qui augmente le plus chez les jeunes, surtout chez les 19/24 ans, la progression de la mortalité et de la morbidité suicidaire était de l’ordre de 200 à 300 % entre les années 1960 et 1980. Un généraliste voit en moyenne six tentatives de suicide d’adolescent par an.
Ces faits sont dans l’ensemble connus. Il est d’autant plus frappant de constater qu’aucune conséquence n’en est véritablement tirée, ni sur le plan de la prévention, ni sur celui de l’attention à porter aux suites d’une tentative de suicide. Il est possible que cette relative banalisation de la tentative de suicide tienne à la méconnaissance de sa gravité potentielle. Pourtant, un grand nombre de tentatives de suicide sont suivies de récidives et le risque de morbidité et de mortalité est important dans les suites d’une telle tentative.
Or, le facteur le plus prédictif d’un geste suicidaire demeure un antécédent de tentative de suicide. Indépendamment de tout autre facteur, avoir eu recours à un geste suicidaire et, à un bien moindre degré, avoir des pensées suicidaires, sont les premiers facteurs de risque.
Mais quelle que puisse être la multiplicité des facteurs qui favorise leur apparition, les tentatives de suicide, comme tous les troubles du comportement, acquièrent une fonction de langage et de maîtrise de la distance relationnelle entre l’adolescent et son environnement. À ce titre, ces conduites s’adressent toujours à autrui, sont une façon d’être enfin vu et reconnu, mais en même temps, pour le jeune, une façon de marquer sa différence et d’échapper au pouvoir de l’adulte, tout en sollicitant son attention.
Les tentatives de suicide ont ainsi une forte propension à s’auto-engendrer et à devenir un moyen dangereux de maîtrise de la relation aux autres. On peut y voir une des raisons de la fréquence de la multiplication des tentatives de suicide au début d’une action thérapeutique, quand la relation n’est pas encore suffisamment établie et rassurante.
La prévention doit être également celle des récidives et des risques d’enfermement de l’adolescent dans des comportements négatifs. Elle dépend de la qualité de l’investigation post-suicidaire et des mesures adoptées. Les suites de la tentative sont souvent un moment privilégié pour établir un dialogue avec l’adolescent et « parler vrai ». La rencontre avec le médecin ou le psychologue peut avoir une portée mobilisatrice importante, mais peut aussi rendre le passage à un suivi par un autre thérapeute difficile. La famille doit être concernée et associée, au moins dans un premier temps, aux mesures thérapeutiques. La tentative de suicide, quand elle n’a pu être évitée, doit être l’occasion de transformer un drame en une chance pour l’adolescent de trouver une issue à l’impasse dans laquelle il s’enfermait.
C’est pourquoi le travail de recherche rapporté ici nous paraît particulièrement important et opportun. C’est la première fois en France, qu’à une telle échelle, on essaie de répertorier et d’évaluer, dans leur grande diversité et disparité, les réponses thérapeutiques apportées aux tentatives de suicide des adolescents. C’est un travail riche d’enseignements, qui nous apprend beaucoup sur les modalités de prises en charge hospitalières et post-hospitalières, et leur impact sur l’évolution des jeunes hospitalisés après une tentative de suicide. Ces investigations mériteraient d’être poursuivies, pour évaluer mieux encore les effets des traitements, et dans la durée du suivi nécessaire à une juste évaluation.