Janine Chasseguet-Smirgel : une femme d’exception
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Janine Chasseguet-Smirgel : une femme d’exception

J’ai encore en mémoire son oeil clair, rieur, son front haut et sa présence indéfinissable, toute en nuances et en profondeur. Janine Chasseguet-Smirgel a été une analyste, une femme réflexive, une personne d’immense qualité et aussi une amie. Nous nous sommes connues, il y a quinze ans, dans un train. Nous étions toutes deux nommées à Lille, Janine comme Professeur(e) de psychopathologie, moi comme maître de conférences. Ont commencé alors ces longs trajets vers le Nord (les trains-Corail mettaient encore deux heures et demie par trajet), et les nuits d’hôtel qui précédaient les journées de cours. L’ensemble aurait pu se transformer en cauchemar. Grâce à Janine, c’était un vrai bonheur. Il y a quelque chose d’analytique dans le voyage en train. Freud l’avait largement démontré en tentant de surmonter son angoisse de l’accident de chemin de fer. Le paysage qui se déroulait à la fenêtre pouvait être le modèle de la remontée des souvenirs pendant la séance analytique. Notre voyage se déroulait ainsi, mais n’avait d’analytique que ce côtoiement de deux inconscients libres pendant l’espace-temps du voyage. Au-delà du cadre constitué par les deux sièges et leur léger enfermement, le bercement de la motrice exerçait sa fonction hypnotisante et nous plongions réciproquement dans nos pensées. Légèreté et profondeur, mouvement reptilien du train, paysages envolés, insaisissables. Rythme viscéral de la machine, tout contribuait à une régression associative libérée. Janine pouvait facilement se laisser aller et moi de même. D’un discours charmant, d’une conversation de visite, nous passions rapidement à des questionnements, voire des thèses. Il nous est arrivé, au cours de ces voyages de soulever plus d’une fois l’enthousiasme passionnel d’une partie du wagon ! Nos idées, exprimées sans but précis, montaient comme des bulles et s’évanouissaient pour notre plus grand plaisir. Cependant, un nouveau trajet les faisait renaître à leur précédent point d’interruption. Tout comme l’analyse reprend, séance après séance. Le train n’était au fond qu’un prétexte au voyage de la pensée.

Le narcissisme a été notre premier thème de rêverie car son cours principal traitait des pathologies du narcissisme et nous avions largement brassé cette idée du narcissisme primaire perdu et des nombreux recours pour le récupérer. « La maladie d’idéalité » est une pathologie très répandue dans le monde des humains, elle produit parfois les fascismes et toutes les idéologies qui réfutent nos origines, notre variabilité, nos lois. L’adolescence est un retour en force du Narcisse en nous, qui nous fait rejeter nos parents pour mieux les comprendre par la suite. Nous comparions alors la vie estudiantine des années 90 à celle des années 70. Janine avait la mémoire de Mai 68 en tête. Avec L’univers contestationnaire, elle avait vécu un moment difficile de jugement par les uns, mépris des autres. Pourtant son observation et celle de Béla Grunberger, ne traitait pas au fond de la « révolution estudiantine » contre l’ordre établi, mais de toutes les révoltes, celles du jeune contre son père, de l’ouvrier contre le bourgeois, du Christ contre son dieu.

Dans son dernier livre, Le corps comme miroir du monde, c’est de l’ordre biologique dont il s’agit (ordre des générations, appartenance à un sexe). L’oedipe est un organisateur largement contesté pendant Mai 68, les intellectuels « gauchistes » français les plus en vogue à l’époque le mettaient au rang de l’établissement bourgeois et le clouaient au pilori. L’illusion de la jeunesse bercée d’idoles issues d’un monde fort éloigné (le Che, Mao, Castro), aurait fait sourire, si sa naïveté ne produisait finalement de la répétition morbide. Mais le livre de J. Chasseguet et B. Grunberger est une somme psychanalytique sur le monde de l’après-guerre en France. La sidération des populations après quatre ans d’occupation a rompu la communication entre générations. Les jeunes étudiants sont des ignorants ridicules qui manient des mots vides et des métaphores poétiques mais au fond gratuites.

J. Chasseguet et B. Grunberger ont un regard sévère sur l’adolescence d’alors parce qu’ils ont vécu les destructions directes des idéologues fascistes pendant la guerre. Ils s’amusent au départ des bons mots écrits sur les murs de la Sorbonne. Mais c’est en les analysant qu’ils en viennent à faire le parallèle entre le mouvement de contestation des jeunes et la religion chrétienne, contestation de la Torah. La critique qu’ils développent à l’encontre du christianisme est sans ambage. À tel point que je me suis toujours demandée si les réactions hostiles à l’encontre de nos amis masquaient en fait un déni total de la remise en question du développement du christianisme au détriment du judaïsme et de son rôle dans le pérennisation de l’antisémitisme. « André Stéphane », pseudonyme qu’arbore nos deux auteurs est traité de bourgeois réactionnaire, la psychanalyse de « produit hygiénique pour avoir les mains propres », mais au fond, Mai 68 est une expérimentation à grande échelle de la régression narcissique adolescente et de ses mouvements pulsionnels contre les instances parentales. La conclusion est nette : « pour s’engager dans une problématique oedipienne, un fils ne suffit pas, il faut aussi un père. Si le père fut, dans un passé récent, trop souvent un tyran domestique, il est devenu aujourd’hui soit inexistant, soit un copain auquel l’enfant ne se heurte plus suffisamment et qui, de ce fait, tend à perdre son rôle d’objet d’identification ». Et de citer Gombrowicz, « Cette crise est bien plus une crise des adultes qu’une crise des jeunes, elle démontre surtout un surprenant affaiblissement de l’homme mûr en face du jeune homme » (p.277).

Qu’aurait pensé Janine des mouvements d’étudiants contre le projet de CPE ? Des étudiants qui veulent la sécurité de l’emploi, qui refusent les aléas d’une société de consommation qui les prend, puis les rejette, sans motif. Leur lutte contre l’instrumentalisation économique est beaucoup plus juste, mais leur idéalisme ne fait que reculer le jour de la confrontation avec la réalité. La révolte révèle une énergie pulsionnelle libre qui cependant peut se trouver liée dans la reconstruction historique qui suit. Les mouvements narcissiques de même renouvellent la créativité de l’Homme s’ils parviennent à renoncer au miroir pour rencontrer autrui.

Nous étions toutes deux athées et femmes d’une génération différente et je peux témoigner justement de cette rencontre exceptionnelle avec Janine Chasseguet-Smirgel. Liberté de penser et d’écouter l’autre, argumentation critique, mais toujours respectueuse, charme de la féminité, de la culture et constant travail de la pensée, voilà l’être exceptionnel qu’ont perdu la communauté analytique et la société humaine.