Depuis deux ans, avec deux collègues psychologues, nous avons créé un groupe thérapeutique nommé « faire semblant ». Nous y accueillons chaque semaine 4 patients issus de la consultation du CMP, ou alors sortant d’hôpital de jour et sans structure actuelle pour les prendre en charge. Ces préadolescents, âgés de 11 à 13 ans, présentent tous une problématique identitaire s’accompagnant de moments fréquents de désorganisation sous l’effet des irruptions régulières de processus primaires, se traduisant notamment par des passages à l’acte agressifs. Ces particularités psychotiques ont notamment un retentissement sur leurs capacités de jeu transitionnel, et donc sur leur relation à l’autre, teintée de repli et de persécution.
Afin de répondre à ces enjeux archaïques, nous leur proposons ce dispositif hebdomadaire d’une heure, où le cadre suppose que chacun, soignants comme patients, propose dans un premier temps un personnage, un lieu ou un évènement. Ces éléments seront alors brassés ensemble par le meneur de la séance (un de nous trois, changeant à tour de rôle chaque semaine). Ce dernier ne joue pas, mais est garant de l’associativité groupale et du bon déroulement du jeu.
Par la suite, chacun choisira un personnage qu’il souhaite incarner et le jeu commence. Nous instaurons un temps de discussion et de reprise associative une fois la scène interrompue par le meneur. Ce setting est clairement d’inspiration psychodramatique, ce type d’approche thérapeutique étant d’ailleurs centrale pour nous (Blanc, A. et al. (2021)).
Toutes ces étapes peuvent être amenées à se répéter en fonction du temps disponible dans la séance, à la seule différence qu’au moment du choix, chacun est contraint de choisir un personnage différent de celui qu’il vient d’incarner.
La situation clinique que je m’apprête à développer a été tant touchante sur le plan affectif que féconde en réflexions théoriques dans l’après coup de la séance. Abdou a 11 ans. Il est suivi en consultation depuis quelques années pour hétéroagressivité en classe, comportements stéréotypés et épisodes de dissociation psychotique. Il a été placé en MECS suite à des violences subies au domicile qui ont donné lieu à une mesure d’éloignement.
C’était la seconde séance de l’année scolaire, les trois autres enfants présents au groupe en avaient déjà fait une. Il était prévu qu’Abdou vienne à la première, mais son opposition à rencontrer le groupe avait rendu l’accompagnement difficile pour son lieu de vie, mettant en échec cette première venue. La seconde fois, une fois assis dans la pièce du groupe, il affirme qu’il ne voulait pas venir, qu’il a été forcé et que « ça a l’air nul ». Deux autres enfants lui répondent alors qu’il n’aurait pas dû venir et qu’ils étaient très bien la semaine passée sans lui.
Dans l’imaginaire groupal et dans nos ressentis contre-transférentiels s’instaure d’emblée un effet de bouc émissaire lui étant adressé, comme s’il était un patient en trop pour le groupe, sa place n’étant pas ressentie comme légitime du côté des enfants comme des adultes. Cet enfant non désiré semble faire tous les efforts en son pouvoir pour finir par être rejeté et répéter ainsi ses traumatismes : il refuse toutes les règles dictées, se plaint, se lève intempestivement, menace les autres, provoque les adultes.
Nous finissons par nous assoir de part et d’autre de lui, afin d’essayer de l’aider à se contenir. Cette initiative semble avoir des effets : Abdou réussit à s’apaiser et écouter les règles et les idées des autres.
La présence d’Abdou complique en chacun le travail de réflexion et d’association pour en venir à choisir un élément de la scène, comme si nous devions tous penser à lui et plus au groupe entier. Il est si agité que l’un de mes collègues hésite à l’accompagner hors du groupe pour l’apaiser. En effet, au cours de ce temps d’élaboration, les adultes devront le contenir physiquement pour l’empêcher de frapper Naël, qui insiste sur son désir de l’exclure du groupe.
Chacun réussit tant bien que mal à mobiliser sa propre pensée afin de proposer chacun un élément : Naël propose un aventurier ; Hugues, un frigo ; un collègue, une île déserte ; Erica, une jeune femme. Abdou propose alors un policier expliquant qu’il pourra ainsi avoir plein d’armes et tuer tout le monde. Il ponctue cette annonce en mimant une arme, visant particulièrement Naël avec qui il y a eu une confrontation en début de groupe. Je décide alors de choisir une princesse afin d’offrir un contrepied à son idée, en anticipant qu’il faudra probablement décaler son personnage de la dimension de toute-puissance qui lui est donné. Abdou s’esclaffe alors et se moquera à plusieurs reprises de mon choix de jouer un personnage féminin alors que je suis un homme. Cela me permet de lui préciser que l’on fait semblant et que l’on peut donc incarner des choses différentes de ce que l’on est.
Mon collègue meneur réunit alors ces éléments épars en une histoire : une princesse et une jeune femme sont isolées sur une île déserte en compagnie d’un frigo suite à un accident d’avion. L’aventurier et le policier débarqueront dans un second temps sur l’île par bateau et feront alors la rencontre des deux femmes en vue de les secourir.
Pour cette première scène, Abdou choisit le policier, je joue l’aventurier qui l’accompagnera, mon collègue joue la jeune femme, Erica la princesse, Hugues le frigo. Naël lui, refuse de choisir un personnage du fait de la présence d’Abdou et restera donc auprès de mon collègue meneur pour qu’il l’envoie éventuellement dans le jeu.
En scène, Acte I :
La scène commence avec la jeune femme, la princesse et le frigo. Je m’assois alors près d’Abdou pour qu’il se sente soutenu narcissiquement et ne soit pas happé par la confrontation avec Naël. Suite à plusieurs relances adressées à mon collègue qui mène le jeu, Abdou semble supporter la frustration de ne pas jouer d’emblée et je vois pour la première fois son regard d’enfant, soudainement attentif au jeu qui se déroule devant lui.
La princesse et la femme discutent et signalent leur ennui alors que le frigo oscille entre des moments où il donne toutes les bonnes choses pour les satisfaire et d’autres fois où, vide, il ne peut rien donner, devenant ainsi frustrant. Afin d’amener une conflictualité du côté de l’agressivité, mon collègue meneur propose à Naël de jouer un tigre qui habite sur l’île et qui rencontre les deux femmes. Ce dernier acquiesce et rentre en jeu. Le tigre cherche à dévorer les femmes, ces dernières se réfugient alors avec peur au-dessus du frigo. Les deux femmes tentent de négocier avec le tigre qui continue à se montrer hostile sans faire usage de la parole. Face à cette impasse dans le jeu, le meneur se saisit de ce moment pour envoyer Abdou jouer son rôle de policier. J’entre dans le jeu au même moment, jouant son compère aventurier avec comme intention de limiter et d’accompagner ses mouvements pulsionnels.
Alors que nous nous attendions tous à un déferlement de sa toute-puissance dans une dimension vindicative face à Naël, Abdou affiche dans le jeu un tout autre visage. Il entre sur scène, pétrit de toute sa fragilité narcissique, le pas hésitant et la mine confuse. Le tigre se tourne vers nous deux en grognant. Lui peine à utiliser son pistolet, comme s’il semblait soudain paralysé à l’idée de laisser émerger son agressivité.
Il finit par se saisir de mon étayage quand je l’incite à se défendre et blesse alors le tigre à la patte. L’attitude de Naël change alors du tout au tout, le tigre se retrouve meurtri, gémissant dans un coin. Tant et si bien que les deux femmes descendent du frigo, Abdou décidant de se saisir de la proposition de mon collègue, visant à prendre soin du tigre.
S’en suivra alors une séquence au cours de laquelle tous les personnages sont autour du tigre blessé, avec qui il est désormais possible de discuter, et qui justifie alors l’attaque des deux femmes par sa faim. Le frigo est alors interpellé et accepte de distribuer de la nourriture à la convenance de Naël. Alors qu’il est finalement évoqué le fait de retourner sur le bateau pour rentrer en ville, le meneur interrompt le jeu pour que l’on bénéficie d’un temps d’élaboration groupale.
Les jeunes s’expriment assez peu sur ce qui a été joué quand nous leur donnons la parole, peinant à se dégager de la réponse toute faite « c’était bien » pour s’adonner à un travail de réflexivité sur leurs productions imaginaires. En tant qu’adultes et cliniciens, nous utilisons ce moment comme une opportunité d’interpréter ce que nous avons perçu dans le jeu, à partir de l’expression de nos sentiments vécus à travers nos personnages respectifs. Le meneur a alors une place singulière dans ce procédé, de par son recul vis-à-vis du jeu. Je profite notamment de ce temps pour nommer qu’en tant qu’aventurier, j’ai d’abord eu peur du tigre, avant d’avoir plutôt envie de m’en occuper. Abdou me regarde alors avec beaucoup d’attention, une partie de lui semblant sensible au fait que je lui interprète par mon biais ses propres états émotionnels dans le jeu.
En scène, Acte II :
Après cette pause élaboratrice, le meneur propose que l’on joue une seconde scène, avec comme impératif de tous choisir un autre personnage. Abdou choisit de jouer le tigre, Naël le frigo, Hugues l’aventurier, Erica la jeune femme, mon collègue la princesse et moi le policier.
Le jeu reprend, comme joué précédemment, les deux femmes en détresse demandent des vivres au frigo qui propose peu de nourriture, mais insiste pour leur distribuer du champagne à profusion. Mon collègue s’en saisit pour énoncer qu’elles pourraient toujours s’alcooliser pour éviter l’ennui et l’angoisse, interprétant par ce biais la proposition de Naël vis-à-vis du champagne. Puis le meneur fait intervenir le tigre joué par Abdou qui commence à rôder autour des deux femmes. D’abord précautionneux dans l’expression de son hostilité, il finit par s’identifier à la peur jouée par mon collègue pour déployer ses mouvements agressifs. La jeune femme demande au frigo si elles peuvent trouver refuge au-dessus de lui. Naël semblant effracté par ce potentiel rapproché féminin refuse la proposition. Le tigre finit alors par mordre la princesse qui crie de douleur. Les secours arrivent, envoyés par le meneur. Je demande alors, au travers de mon personnage de policier, à mon compère aventurier joué par Hugues comment agir face à cette situation. Ce dernier propose d’emblée de tuer le tigre. Je m’avance alors vers Abdou en lui pointant mon pistolet dessus. Je lui explique que s’il n’arrête pas d’attaquer, je vais devoir l’immobiliser. Devant ses attaques répétées et l’envie récurrente de blesser la princesse, je finis par lui tirer sur une patte. Abdou réagit alors en se laissant mourir sous l’impact de la balle. Le frigo crie alors de désespoir devant sa mort. Puis Hugues, assez en retrait depuis son arrivée sur scène, s’anime soudain et se met à uriner et à déféquer sur le cadavre du tigre, avant de le couper en deux. Il reste sourd à mes interventions visant à tempérer ses mouvements pulsionnels archaïques et se met à retirer la peau du tigre en l’arrachant. La princesse jouée par mon collègue décide alors de s’occuper de ce pauvre cadavre attaqué par tout le monde, secondé par Naël qui crie son désarroi d’infliger tant de souffrance au tigre. Abdou lui, dans sa manière de feindre la mort, semble corporellement disloqué. Cependant, nous notons une nette différence dans sa régulation tonique lorsque la princesse le prend dans ses bras : il semble entièrement détendu par le portage corporel et psychique de mon collègue.
Ce dernier fera d’ailleurs état pendant le post-groupe sans patients de son contre-transfert maternant très fort, passant d’une envie de l’exclure en début de groupe, à un « besoin » de maternage fort, désespéré de ne pouvoir protéger ce tigre des autres, alors qu’il rampait, dépecé à côté de lui.
Cet apaisement maternant et la dyade ainsi formée semblent intolérables aux yeux d’Erica et de Hugues, qui s’allient pour prendre le cadavre des bras de la princesse afin de le jeter en plusieurs morceaux à la mer. L’aventurier jubile des réactions de protestation de la princesse et du frigo et s’emploie à jeter une à une les parties du corps du tigre à la mer.
Maintenant que cette menace est éliminée, la jeune femme demande à ce que les personnages rentrent en ville en prenant le bateau. La princesse se dit déprimée de rentrer après un épisode si désagréable, mais finit par se laisser convaincre de rejoindre le groupe qui part en bateau.
Le meneur interrompt le jeu et propose aux participants d’échanger sur ce qu’ils ont ressenti dans la scène. Erica reste discrète et contenue ; Hugues jubile de ce qu’il a joué ; Naël proteste à nouveau contre les injustices qui ont eu le lieu dans le jeu. Mon collègue fera état de son élan de préoccupation maternelle pour le personnage du tigre, à partir du moment où il a été attaqué et démembré.
Abdou s’exprime alors en dernier, ayant ses yeux perdus dans le vague depuis le début de ce temps de reprise. Il dit : « au début, il y avait des gens bizarres, je les ai attaqués, on m’a tué et après on s’est occupé de moi et ça allait beaucoup mieux ».
Le groupe prendra fin sur cette parole, chacun regagnant tranquillement la salle d’attente à son rythme.
De mon côté, je me sens à ce moment bouleversé par ce qui a été joué et par ce qui a pu être nommé par Abdou, défiant toutes les représentations que j’avais préalablement. En effet, cette description du contenu de l’histoire trouve un écho vis-à-vis de la dynamique groupale de la séance du point de vue d’Abdou. Il est arrivé dans un groupe en étant rejeté de ses pairs, s’est défendu de cette exclusion par des mouvements de violence puis a été rassemblé par le jeu et par l’expérience de contenance soutenue par mon collègue. On peut d’ailleurs souligner que ce mouvement de transformation par le jeu a été possible par l’authenticité et la capacité réceptrice dans le contre-transfert des cliniciens.
Ce groupe permet à nos patients de traduire et rendre représentables et partageables leurs angoisses et vécus les plus primaires. L’exemple d’Abdou illustre également l’importance de la prise en compte des mouvements contre-transférentiels dans la compréhension et dans l’accueil des patients, y compris lorsqu’ils s’inscrivent dans des souffrances narcissiques identitaires. En effet, c’est en acceptant de se laisser traverser par des émotions primaires que l’on peut sentir le climat qui émane dans le groupe et la place qu’occupe fantasmatiquement chacun dans la dynamique groupale.
Par ailleurs, cette séquence aide à saisir la différence qu’établit Bergeret (2014) entre l’agressivité et la violence fondamentale. En effet, on voit bien dans la situation d’Abdou que ses mouvements d’attaques sont à entendre comme une forme de violence qui n’est pas adressée à un objet bien défini dans la psyché du sujet, mais répond à une nécessité de se détacher d’un envahissement psychique par l’autre, du côté des processus de liaison propres à la pulsion de vie. Pour que le sujet puisse se départir de cette violence, il apparait essentiel qu’elle soit accueillie dans une dimension de survivance de la part du thérapeute, sans être en miroir et sans représailles adressées au sujet. Cette survivance semble essentielle au travail avec ce type de patient qui remet perpétuellement en jeu ses traumas en vue d’en élaborer quelque chose. C’est dans le pas de côté face à cette compulsion de répétition, qui passe par le fait de s’autoriser à vivre des émotions intenses au contact des patients, du côté de l’amour comme de la haine, que le patient peut se construire, par le biais du transfert, une relation à l’autre apaisée et différenciée. C’est dans cette optique que nous considérons comme thérapeutique l’instauration d’un jeu permettant l’accès au transitionnel, secondé par des soignants qui soutiennent les émergences pulsionnelles et affectives de ces patients, sans devenir empiétant ou menaçant grâce au pas de côté inhérent au jeu.
Bibliographie
Bergeret. J (2014). La violence fondamentale. Paris : Dunod.
Blanc, A., Chantepie, P., Albert, C., Durand, A., Schlosser, N. & Tym Sow, F. (2021). Pluralité des contre-transferts et processus de changement au sein d’un psychodrame psychanalytique individuel. Cliniques, 22, 96-112.