Kafka
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Kafka

Très informé de la psychanalyse même s’il n’a pas fait état détaillé de ses lectures, Franz Kafka, intéressé, garde ses distances et formule une critique sévère et qui semble définitive quant à l’exercice de « la psychologie » : elle n’est que rétrospective et suppose une introspection, qu’il appelle contemplation, vaine et à quoi il se refuse :  « C’est cela (contemplatif) que je ne veux pas être » (Journal).

Ce qu’il veut c’est n’être qu’écriture et non pas, comme on le traduit souvent, que littérature (il dit bien Schreiben et non Litteratur). L’écriture étant à comprendre comme une opération de survie psychique pour Franz Kafka, très explicite à de nombreuses reprises sur ce point. Pourtant s’il se montre observateur très attentif et très pertinent de sa société et de son temps, il fait de lui, et de ses rapports à autrui, son seul véritable sujet. Il est donc amené à une auto-observation continue, aussi bienveillante qu’impitoyable car il se préserve autant qu’il s’accable.

Cette auto-observation, auto-surveillance dans sa double valence surmoïque, interdictrice et protectrice, se fait de manière prévalente sur un mode masochique qui le fait se rabaisser dans une auto-ironie cruelle.  Elle ne peut mener à aucune conclusion définitive, même partielle, ni à une quelconque ou prétendue connaissance de soi. Si Kafka donne toujours cette impression d’être insaisissable, c’est qu’il l’est d’abord à lui-même, aussi loin qu’il pousse l’investigation :

« Comme ma connaissance de moi-même est lamentable comparée par exemple à la connaissance que j’ai de ma chambre. Pourquoi ? Il n’y a pas d’observation du monde intérieur qui puisse se comparer à celle du monde extérieur. Prise comme ensemble, la psychologie, à tout le moins la psychologie descriptive est probablement une forme  d’anthropomorphisme, une manière de grignoter les limites. Le monde intérieur peut seulement se vivre, non se décrire. La psychologie est une description de reflet du monde terrestre réfléchie sur la surface du ciel, ou plus exactement la description d’un reflet que nous nous figurons voir (…) ». 

Illusion d’un reflet, une connaissance objective de soi n’est qu’un mirage. Au mieux elle n’est faite que de quelques miettes, restes de grignotage. Le fragmentaire occupe chez Kafka une place de choix.  La « construction fragmentaire » (« Diese System des Teilbaues » détaillée dans La Construction de la Muraille de Chine), paradoxalement, est le mode de composition de ses textes.

Si l’introspection est vaine, l’examen du passé l’est plus encore. Du moins Kafka n’en attend rien. Car il ne peut s’assurer de vivre, psychiquement, que par la création, par l’écriture, qui, aussi laborieuse, pénible, coûteuse qu’elle puisse être, est mouvement, le seul qui lui procure pour un temps, soulagement, sensation de liberté et de plénitude. N’être qu’écriture, c’est vivre dans l’actualité de l’écriture, au présent ; cela exclut le retour sur le passé, comme cela récuse la forme littéraire du récit. Il est hors de question de raconter, l’écriture étant invention continue, « tirant les mots du vide », toujours en marche avant : il crée en écrivant et c’est ce mouvement même qui lui est nécessaire, davantage que le résultat, l’écrit proprement dit, à ses yeux si rarement satisfaisant, nécessairement inachevé et ne méritant le plus souvent que d’être détruit. Du Château il a pu dire qu’il était fait pour être écrit, non pour être lu. De même il n’en a jamais défini l’ordre des chapitres. La fonction intégrative, auto-représentative de l’écriture ne vaut que dans l’instant, elle n’a pas d’effet durable : les écrits de Kafka sont comme une comète dont la queue s’évapore à mesure qu’elle avance. Rédiger un récit efface ce qu’il rapporte, explique-t-il dans Les Recherches d’un Chien.

Que ce soit dans ses romans, ses nouvelles, son Journal, ses lettres, il se montre d’une exigence et d’une sincérité absolues. Mais ce qu’il tente, c’est  « communiquer quelque chose d’incommunicable, expliquer quelque chose d’inexplicable » (Lettre à Milena, novembre 1920).

Il demeure énigmatique, étrange, tout en nous touchant sans que nous comprenions bien pourquoi et en quoi. Insaisissable mais proche… Il ne peut être saisi dans une interprétation qui le résume, le réduise, le surplombe, l’immobilise ; on ne peut que le suivre  dans ses méandres. Ne cherchons pas une logique narrative : dans Le Procès avant l’exécution de K.,  il écrit : « La logique a beau être inébranlable, elle ne  résiste pas à un homme qui veut vivre ». L’absurde est un mode de défense puissant, faisant conserver entre les mains de l’écrivain le pouvoir de dissolution qui le menace.

Kafka a perçu la limite et le risque d’une psychanalyse qui ne serait qu’exploration, élucidation et reconstruction du passé : « L’homme édifie sa vie sur des justifications (…) C’est l’effet miroir de la psychologie (…) Les justifications se font après-coup (…) Il est vrai que tout être humain doit pouvoir justifier sa vie (ou sa mort ce qui revient au même) (…)  La psychologie est lecture d’une écriture inversée, donc quelque chose de laborieux et quant au résultat  toujours exact, de fructueux mais rien ne s’est passé réellement » (Journal).

On a là une mise en garde, concise et sévère, par rapport au risque que la psychanalyse ne soit qu’une reconstruction (« écriture inversée »), mais fermée  (« rien ne s’est passé ») et irréfutable (« résultat toujours exact ») ; ce qu’elle peut devenir, en effet, si on n’y prend pas garde. 

On peut rapprocher cette critique, sans les confondre, et celle qu’il adresse à certains religieux prétendant à un savoir a priori sur l’homme. Le religieux se présentant sous les habits du « légiste » : « Un commerçant était grandement poursuivi par le malheur ». Il demande conseil à un « légiste qui avait toujours l’Écriture ouverte devant lui, et l’étudiait. Il avait l’habitude d’accueillir par ces mots quiconque venait pour un conseil :  »je suis justement en train de lire quelque chose sur ton cas » et disant ces mots, il désignait du doigt un passage de la page qu’il avait devant lui » (Fragments).

Kafka par sa réflexion interroge le principe même d’un savoir qui serait établi. Comme l’indique le titre d’un livre de Harold Bloom sur Kafka et d’autres écrivains et poètes, il s’agît de Ruiner les Vérités Sacrées. Non par simple goût de l’opposition ou par nihilisme mais parce que : « Il est difficile de dire la vérité, car il n’y en a qu’une, mais elle est vivante et a par conséquent un visage changeant » (Lettre à Milena, 23 juin 1920).

D’être vivante la vérité devient insaisissable et nulle  recherche ne peut épuiser son sujet. La psychanalyse ne saurait échapper à cette loi.

S’il récuse tout onirisme dans ses écrits, Kafka ne contredit pas Freud quant à la prise en compte du caractère déterminant de l’inconscient dans le destin du sujet humain. Comme toujours, il parle de lui : « Quoiqu’il en soit, je céderai à mon désir d’écrire une autobiographie à l’instant même où je serai libéré du bureau (…) écrire une autobiographie serait une grande joie, puisque cela se ferait aussi facilement qu’une transcription de rêves » (Journal).

La trame de sa vie serait donc tissée, ordonnée par ses rêves et non par les faits ni les actes. Une vie n’est pas une chronique pas plus qu’elle n’est réductible à des actes, des faits et des comportements. Son Journal l’atteste.

Pour Kafka on n’entre pas au cœur de la vie psychique de plain-pied, pas plus qu’on ne l’explore scientifiquement, ou qu’elle ne s’éclaire par révélation, ou par les vicaires de la révélation. L’accès n’est qu’indirect et à la marge : « L’observateur de l’âme ne peut pas pénétrer dans l’âme, mais il y a sans doute une marge où il entre en contact avec elle. Connaître ce contact, c’est connaître que l’âme ne sait rien  d’elle-même. Il lui faut donc rester inconnue. Cela ne serait triste que s’il y avait quelque chose en dehors de l’âme mais il n’y a rien » (Manuscrit H).

Le seul objet de connaissance, pour Kafka, serait l’âme qui ne peut se connaître elle-même. Le paradoxe, si présent dans sa pensée, est constitué. Comme est affirmé, dans l’inachèvement même de quasiment tous ses textes, plus fragmentés que construits, l’inaboutissement de toute quête.

Il rejoint ce que Freud a résumé dans un aphorisme aussi célèbre que tardif : « Psyché est étendue, n’en sait rien ».

De plus, qu’il n’y ait rien en dehors de l’âme, de la psyché, souligne la condition humaine selon Kafka, la sienne du moins, qui est de ne rien posséder, même pas son propre corps sur quoi il essaie de recouvrer une maîtrise (conduite anorexique, ascétisme, auto-médications), de ne pouvoir compter sur rien d’autre que sa capacité à se maintenir en équilibre, aussi précaire soit-il, au-dessus de l’abîme. Solitude, détresse, angoisse du vide, son malheur et sa  souffrance sont ses compagnons les plus sûrs.

Ici trouve sa place et sa justification, l’investigation portant sur l’enfant Franz Kafka, qui s’est construit en intégrant ce qui le désintégrait, la faillite paternelle masquée par l’autoritarisme, l’intransigeance et le mépris, et la mélancolie maternelle nourrie d’impossibles deuils. Le premier est sourd, de par sa lutte contre le risque du sentiment d’échec total qui le menace, la seconde est muette, de part son  effondrement ancien et la persistance d’un inélaborable noyau mélancolique.

Toute sa vie et au long de ses écrits, Kafka s’est interrogé sur ce que les adultes, proposaient, imposaient, infligeaient, souvent malgré eux, aux enfants. En premier lieu, de ne pas savoir les comprendre. Cette incompréhension parentale dont il s’est toujours senti victime, enfant et sa vie durant.

Lire Kafka c’est faire l’expérience de l’énigmatique, de l’insaisissable, de la marche sur le fil de la création  au-dessus de l’abîme de la détresse et de la désorganisation. Sans négliger ni sous-estimer l’importance de l’érotisation secondaire de la sensation du vertige, entretenue et l’on peut dire recherchée, par nécessité, par ce funambule…