La contribution des épreuves projectives dans l’expertise judiciaire : de l’intérêt clinique à la nécessité éthique.
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La contribution des épreuves projectives dans l’expertise judiciaire : de l’intérêt clinique à la nécessité éthique.

Les épreuves projectives (Rorschach et TAT) appartiennent, dans une forme de tradition des pratiques cliniques, au paysage de l’expertise judiciaire, et de l’expertise pénale en particulier, depuis de très nombreuses années. Cette pratique s’inscrit dans une conception de la justice pénale centrée sur le sujet (C. Duflot, 1999 ; F. Neau, 2004 ; J.Y. Chagnon, 2004), et contribue à soutenir la pratique du psychologue dans ce champ singulier, aux confins du judiciaire, et peut-être tout spécialement dans des situations extrêmes, lorsque l’horreur saisit le clinicien (D. Weber, 1992).

Sera ici spécifiquement interrogé le sens du recours aux méthodes projectives dans ce contexte clinique singulier, au sein duquel la pratique du psychologue vient en butée de la pratique judiciaire : se confrontent à cet endroit deux logiques distinctes (deux logos qui possèdent leurs épistémologies et leurs projets spécifiques) qui contribuent, chacune de son point de vue, à l’exercice du procès judiciaire.

Ma proposition sera double, dans la mesure où il s’agira :

  • d’une part, d’interroger la place et la fonction des épreuves dans l’examen psychologique réalisé dans le cadre de l’expertise judiciaire, et plus spécialement au regard de l’attente d’une vérité clinique et psychopathologique de la part de l’instance judiciaire (si ce n’est d’une vérité de l’acte) ;
  • d’autre part, d’affirmer la place essentielle de ces épreuves dans le dispositif de l’expertise, dans la mesure où elles autorisent un dégagement de la scène de l’acte, à laquelle le clinicien en position d’expert se trouve irrémédiablement soumis, sur un mode traumatique.

Ainsi, on peut le pressentir, la pratique des épreuves projectives dans le cadre de l’expertise judiciaire (et particulièrement dans le cadre de l’expertise pénale) ouvre un espace de paradoxalité : en effet, le sujet de l’expertise judiciaire1 se trouve tout à la fois contraint dans le dispositif de l’expertise judiciaire, et soutenu dans une position de sujet au décours de la proposition d’épreuves qui valorisent le processus de subjectivation. En d’autres termes, la proposition d’épreuves projectives dans le cadre de l’expertise judiciaire contraint le sujet au lieu de sa subjectivité, à son insu de son plein gré.

Le projet de l’expertise judiciaire

On peut considérer que l’expertise judiciaire se construit autour d’un double projet :

  • le projet d’une réorganisation autour de l’agir transgressif, réorganisation qui passe par un travail de dégagement de ce qui est nommé comme scène du traumatisme, pour l’auteur comme pour la victime, tout autant que par un projet d’appropriation subjective de la scène du traumatisme, au travers de la reconnaissance du point de butée que représente l’altérité de l’autre ;
  • le projet d’une évaluation de la place occupée par le sujet de l’expertise judiciaire, auteur ou victime, au lieu de son fonctionnement psychique et en lien avec la scène de cet agir.

Ce double projet rend nécessaire la référence à un corpus théorique en mesure de proposer une intelligibilité du sujet et de ses différents engagements, intelligibilité susceptible de faire l’objet d’une mise en débat sur la scène judiciaire : théorie de l’acte et théorie du fonctionnement psychique. Comme le rappelle L. Brunet (1999), l’un des fondements de l’éthique de l’expertise judiciaire implique que l’expert inscrive sa pratique « dans une démarche scientifique » (p. 93), qui autorise une confrontation (collège d’experts ou contre-expertise). Le choix de la référence psychanalytique autorise une telle inscription, dans la mesure où la théorie psychanalytique permet de rendre compte tout à la fois du processus en jeu dans la rencontre expertale (autour des enjeux transféro-contre-transférentiels et de l’analyse de ceux-ci), des processus mobilisés autour de l’agir transgressif et de la dynamique du fonctionnement psychique dont l’examen psychologique tentera de définir les modalités.

On peut considérer plus largement l’acte comme l’un des pivots du fonctionnement psychique, dans la mesure où il vient comme butée dans le travail de symbolisation. On a souvent, et trop longtemps, mis l’accent de manière quasi-exclusive sur le statut de court-circuit de l’acte au regard du travail de symbolisation (en particulier avec la notion d’acting-out), mais il convient de prendre également en compte la fonction de l’acte comme soutien du travail de symbolisation en mettant l’accent sur la place qu’occupe le passage par l’acte (par la motricité) dont D.W. Winnicott (1971) montre bien qu’il contribue, dans le développement de l’enfant, à l’accès au jeu qui implique un engagement effectif dans l’agir. On peut alors comprendre la démarche expertale, en psychologie clinique, comme une tentative de proposer un sens, pour l’auteur et pour la victime, à des histoires d’agirs, histoires en acte qui viennent interroger la qualité du travail de symbolisation, dans la complexité de ses enjeux. Dans cette perspective, et en référence à l’arrière-fond d’une démarche psychopathologique, deux aspects principaux seront privilégiés dans la rencontre clinique expertale : celui du repérage des caractéristiques du fonctionnement psychique (registre des angoisses, statut et efficience des défenses, mode de structuration de l’identité et des identifications et mode de relation d’objet), autorisant une discussion psychopathologique en termes de structure de personnalité (J. Bergeret, 1986), et celui de la reconnaissance des potentiels de réaménagements psychiques, à l’égard desquels la place de l’acte apparaît centrale.

Les épreuves projectives dans l’expertise judiciaire, l’ouverture d’une autre scène

À ce stade, il s’agit de clarifier le rapport qu’entretient le psychologue expert à la demande du magistrat. On peut comprendre la sollicitation du magistrat dans le cadre de l’expertise judiciaire dans une double acception : d’une part celle de l’adresse, à un professionnel, d’une préoccupation pour un sujet qui va prendre forme dans la rencontre clinique, et, d’autre part, celle de la référence, très explicitée, du social, dans laquelle s’origine et s’inscrit le projet de sanction et de réparation ouvert par l’agir transgressif. Le libellé de l’ordonnance du magistrat fonde la légitimité de la rencontre clinique dans le champ de l’expertise judiciaire. À la lecture des formulations des missions d’expertise adressées au psychologue, on peut faire le constat (P. Roman, 1998) que ce libellé tend à être saturé par des références au voir, auquel serait invité le clinicien : voir de l’acte, voir du fonctionnement psychique du sujet. On peut mesurer le risque porté par cette invite, risque de la séduction, au sens où le regard viendrait ici partielliser, découper et, possiblement, réduire le sujet au processus judiciaire ouvert par l’agir.

À cet égard, je considère que le cœur des enjeux éthiques de la position du psychologue dans l’expertise judiciaire tient dans la mise en œuvre des conditions de dégagement d’un voir séducteur, dans la lignée de ce que nomme G. Bonnet (1996) autour de la « violence du voir ». Tout, dans le processus auquel l’expert judiciaire prend part, engage à ce voir : la centration du libellé des ordonnances sur la référence au voir, mais aussi le voir lié à la communication de pièces de la procédure, y compris sous leur forme d’images (photos du délit ou du crime, enregistrement vidéoscopique de victimes mineures de violences sexuelles), ainsi que la mise en scène du procès d’Assises au cours duquel les scellés sont présentés face à la barre à laquelle se tient l’expert pour sa déposition…

Le psychologue, dans sa mission d’expertise, prend ainsi une place de témoin, témoin d’un vu et/ou d’un entendu, dépositaire d’une part de vérité du sujet dont il aura à rendre compte. Comment sera-t-il en mesure de tenir cette tension, entre voir et dire, entre voir et ne pas tout dire ? Comment le discours de l’expert peut-il se soutenir dans le regard du sujet de l’expertise, pour échapper au risque disqualifiant et désubjectivant d’un discours qui parlerait d’un sujet sans adresse à celui-ci ? Pour ma part, et afin de soutenir la nécessité de construire un dispositif de rencontre clinique autorisant un dégagement suffisant d’un voir séducteur, je propose d’introduire de manière systématique dans la pratique de l’examen psychologique sous mandat judiciaire, la proposition d’épreuves projectives (particulièrement Rorschach et TAT). Ces épreuves, outils du psychologue par excellence, se présentent comme la proposition d’un support pour l’imaginaire, qui se déploie, paradoxalement, à partir d’une invitation à voir : matériel non figuratif de l’épreuve de Rorschach, matériel figuratif de l’épreuve du TAT. Les épreuves projectives constituent un dispositif à symboliser (P. Roman, 1997), au sens où se trouve mis à l’épreuve, dans la rencontre avec un matériel nécessairement ambigu, la capacité du sujet à s’engager dans une démarche d’interprétation, témoin de son inscription dans un travail de subjectivation. La confrontation à l’épreuve projective autorise l’expression des potentiels de symbolisation, tout comme celle des avatars du travail de symbolisation, dans un contexte où la parole spontanée, du fait de la dimension obligée de la rencontre et/ou du fait de la précarité des ressources symboliques (M. Dejonghe, 2003), s’avère bien souvent empêchée.

Le décentrage de la focale de l’acte qu’autorise l’épreuve projective, autour d’une expérience partagée à partir du matériel projectif, permet d’ouvrir une autre scène2, en contrepoint de la scène de l’agir transgressif, et se propose comme fondement à un travail d’appropriation subjective et comme ouverture d’un espace de jeu. C’est en appui sur cet espace de jeu, espace de symbolisation potentiel, que pourront tenter d’être formulés, de la part du clinicien, des éléments d’une compréhension des enjeux psycho-dynamiques de la participation du sujet dans une histoire de l’acte, permettant de réintroduire, de restaurer et/ou de soutenir la position du sujet de l’inconscient, non réductible à son acte. En d’autres termes, il s’agit d’offrir l’occasion au sujet de l’expertise d’une appropriation suffisante de la démarche d’investigation clinique initiée par la rencontre expertale, en lien avec le caractère contraint de la rencontre. Si l’on peut considérer que cette proposition se présente sur un mode paradoxal (déployer un dispositif qui donne à voir sur un mode potentiellement séducteur pour se dégager du voir séducteur de l’acte), sans doute ce paradoxe autorise-t-il l’instauration d’une ambiguïté suffisante au service de la rencontre clinique, dans la mesure où il se trouve contenu par l’investissement, de la part du psychologue, d’une posture clinique qui soutient l’émergence subjective.

Les épreuves projectives et la clinique du sujet dans l’expertise judiciaire

L’enjeu de l’évaluation dans le cadre de l’expertise judiciaire tient dans la nécessité d’interroger, au-delà de l’acte, la dynamique psychique dans laquelle celui-ci s’inscrit : on soulignera l’importance de la compréhension des modalités d’inscription de l’agir violent dans l’histoire des processus psychiques du sujet, dans la mesure où celui-ci vient faire rupture dans les aménagements du sujet et qu’il témoigne d’un mode de réaménagement dont il convient d’interroger le sens. Dans ce contexte, l’évaluation de la personnalité, en appui sur les épreuves projectives, poursuivra un double projet :

  • l’interrogation de la qualité de l’agir violent, agi ou subi, et du rapport entretenu avec celui-ci, particulièrement en terme de culpabilité,
  • l’interrogation de ce que l’on pourrait nommer l’écho de l’acte, en tant que l’acte violent introduit une double mise en crise dans la vie intrapsychique (tant au plan narcissique-identitaire qu’au plan objectal-identificatoire) et dans les liens intersubjectifs.

A partir de là, il semble important de soutenir une affirmation éthique, qui permet de contenir le risque de dérive perverse inhérente à la situation de l’expertise judiciaire. Cette affirmation éthique du psychologue, à laquelle contribue le choix de prendre appui sur un dispositif d’épreuves projectives3, s’inscrit dans une conception selon laquelle, en tout état de cause, l’expertise psychologique judiciaire concerne la personnalité du sujet, et se propose dans une double exigence (P. Roman, 2007) :

  • l’expertise psychologique judiciaire est au service du soutien de la position du sujet,
  • l’expertise psychologique judiciaire requiert de la part de l’expert une suspension du jugement, suspension de son propre jugement.

Cette position éthique, ancrée dans la posture professionnelle du psychologue, garantit le sujet d’une forme d’instrumentalisation, judiciaire et politique, dont il se trouve en risque d’être l’otage.

Envisager la place princeps des épreuves projectives dans l’expertise judiciaire, c’est ainsi soutenir une triple affirmation :

  • le recours aux épreuves projectives se propose comme une offre au service des processus de symbolisation du sujet rencontré (« dispositif à symboliser », comme nous l’avons précédemment évoqué), dans un contexte de rencontre clinique où les épreuves projectives interviennent au titre de médiation, et en aucun cas au titre d’épreuve psychotechnique, comme cela a pu être le cas dans des pratiques anciennes dans le champ judiciaire,
  • la rencontre d’un sujet qui s’inscrit dans le primat de l’agir vise à ouvrir un espace au service de la subjectivation, c’est-à-dire un espace de soutien des processus de symbolisation ; cela implique nécessairement une approche de l’évaluation du fonctionnement psychique qui mette l’accent sur les potentiels d’élaboration du sujet, au même titre que sur les avatars qui entravent ces derniers,
  • l’examen psychologique qui constitue le fondement de l’expertise judiciaire ne sera jamais en mesure, quelles que soient la technicité mobilisée et les perspectives cliniques défendues, de procéder à une approche totale/totalisante du sujet ; l’hypothèse de l’Inconscient, et l’éthique qui en découle, conduisent à reconnaître la part qui, du sujet et de ses investissements, nécessairement échappe.

M. Ravit et V. Di Rocco (2012) proposent une belle image des processus mobilisés dans l’expertise judiciaire, en appui sur le dispositif des méthodes projectives, en évoquant le « tissage associatif » (p. 232) sur lequel ils prennent forme, au service de la subjectivité. L’espace de créativité ouvert par les planches des épreuves projectives, espace de créativité partagée dans le jeu transférentiel qui se déploie autour d’elles, offre une opportunité unique d’investir la posture d’un prendre soin qui vient en soutien d’une humanisation de l’agir, possible amorce d’un processus de changement.

Notes

  1. cf. P. Roman (2007).
  2. cf. P. Roman (2013).
  3. …et en appui sur plus d’une épreuve projective, afin de se garantir du risque de séduction auquel la proposition d’une seule épreuve, qui se constituerait comme épreuve de vérité…