La lecture des traces. Un atelier de graphothérapie clinique pour mère-enfant
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La lecture des traces. Un atelier de graphothérapie clinique pour mère-enfant


Dans ce numéro de Paroles de clinicien, Martine Copeland, psychomotricienne, et France Verrier, psychologue clinicienne, reviennent sur la création d’un atelier thérapeutique autour des tracés, pensé pour accompagner des enfants en difficulté scolaire, en difficulté pour laisser une trace, pris dans une dynamique familiale à déplier, à « tracer » relationnellement.

Genèse du projet : « L’Atelier des traces »

« J’ai osé faire un jour le commentaire suivant : « Un bébé n’existe pas » – voulant dire par là que si vous voulez décrire un bébé, vous vous apercevez que vous décrivez un bébé et quelqu’un d’autre. Un bébé ne peut pas exister tout seul ; il fait essentiellement partie d’une relation. » (Winnicott, 1982, p. 107)

Au sein d’un Centre d’adaptation psycho-pédagogique¹ pour enfants ayant des difficultés scolaires, nous avons créé un atelier thérapeutique afin de soutenir la parentalité et les liens intrafamiliaux. Le projet initial consistait à accueillir un groupe familial : un enfant et ses parents. Lors de temps de réflexions institutionnelles, force a été de constater qu’il nous était adressé essentiellement des couples mère-enfant du fait de l’absence physique du père ou symbolique par son désengagement ou sa non-représentation dans le discours maternel, laissant la dyade fonctionner en circuit fermé. Nous nous sommes donc adaptées et orientées vers un accompagnement mère-enfant.

Pour construire notre dispositif, nous nous sommes appuyées sur notre formation en graphothérapie clinique² et avons choisi la médiation graphique comme levier d’expression, proposant des tracés et des traces face à une expression verbale dans l’impasse. Nos deux formations complémentaires ainsi que notre implication corporelle soutiennent le chemin d’une parole articulée à un corps, qui se meut et se médiatise par la nature des traces, celles des patients et les nôtres, visant à les soutenir, à leur offrir des chemins associatifs.

La trace graphique est constituée de protolangages, comme de sensations, qui ont une sémiologie et une histoire que notre formation autant que nos propres éprouvés corporels vont nous permettre d’identifier. Regarder devient un acte psychique différent de l’acte de voir et souligne l’importance du regard de l’autre sur soi. Ainsi, la trace sur un espace partagé favorise les interactions de chacun autour d’une production graphique commune : cette idée centrale a guidé la construction de notre dispositif.

Suite à la présentation du cadre de notre dispositif, la séquence clinique de Lina, 6 ans, nous permettra d’illustrer ce qui se joue en séance. Pour cette famille, l’expression graphique a pris une valeur symbolique face aux mots qui viennent à manquer, pouvant apparaître autrement, dans le contenant de la feuille partagée en groupe.

Le dispositif : l’atelier des traces

Notre dispositif, mensuel, est proposé pour une année scolaire et accueille durant une heure une seule famille à la fois. Nous recouvrons une table d’une large feuille de papier blanc qui servira à recueillir les expressions graphiques de chacun, famille et thérapeutes compris. L’installation de l’enfant, du parent et des deux thérapeutes autour de la table délimite ainsi un espace personnel, propre à chacun. À l’aide d’un pastel conservé jusqu’à la fin de la séance afin que sa couleur permette d’identifier sa propre trace, chacun est invité à marquer sur l’endroit de la feuille situé devant lui un signe le représentant. Ce premier pas est identitaire, il permet de dire « Je suis là, c’est moi ». Ce symbole graphique sert de point de départ à un rituel d’ouverture au cours duquel chacun va tracer un trait jusqu’à la personne de son choix en la nommant et en lui disant bonjour. Ces chemins que nous appelons « les trajectoires » métaphorisent le désir de rencontre dirigé vers le destinataire de son choix. Après le salut rituel, chacun peut tracer à sa guise, en solitaire, ou en lien à l’autre, en réaction ou en co-construction. Pour nous, thérapeutes, l’approche clinique commence par la lecture de ces traces qu’il nous revient de déchiffrer, d’entretenir l’expressivité, visant à donner vie, voire d’interpréter.

Les priorisations des trajets, la texture du tracé, les expressions verbales spontanées sont déjà des indicateurs des modalités intersubjectives en jeu. Le résultat final offre une constellation, un entrecroisement de multiples traces graphiques multicolores, où chacun reconnaît la sienne, représentatives de nos échanges émotionnels et verbaux. La feuille devient une surface de projection sur laquelle, par la matérialité des tracés, vont s’inscrire et se lire la qualité des échanges et la nature des accordages affectifs (Stern, 1989). Effectivement, au cours des séances, un accordage affectif va constituer, au travers des modulations de la voix, du regard, de la qualité des gestes et de la rythmicité des échanges graphiques, un courant d’ondes affectives qui mobilise et enveloppe famille et thérapeutes avant même d’être secondarisé.

Notre dispositif permet à la mère et à l’enfant de revisiter cette période prélangagière, dans laquelle les échanges passent par le canal corporel afin de cheminer vers la fonction symbolisante de l’objet définie par René Roussillon (1995) comme la capacité du parent à contenir et détoxifier l’expérience de l’enfant. Il nous apparaît souvent que mère et enfant n’ont pu composer et se détacher de ce lien unique charnel et mémoriel, s’originant dans le corps maternel quand l’enfant ne dispose pas d’autres modalités d’échanges que le canal corporel et sensoriel.

La rencontre avec Lina, et ses dénouages par les traces sont un exemple éclairant de la manière dont les expressions graphiques de l’enfant vont aider sa mère à s’approprier l’espace thérapeutique, lequel passe par l’expérience, dans le présent de la séance, de ses propres émotions.

La Colère de Lina

Lina est une jeune fille de 6 ans, agressive et opposante à l’égard de sa mère, sans que ni l’une ni l’autre ne puisse dire pourquoi ni trouver une voie de conciliation. Elles sont en difficulté pour se comprendre, Lina projetant corporellement envers sa mère des signaux de souffrances, visiblement indigérables pour elle, au sens bionien du terme (Bion, 1962). Sa propre souffrance semble rendre impossible une métabolisation de ces manifestations protosensorielles et émotionnelles, du moins, avant le groupe.

« Je suis en colère car elle raconte tout ce que je fais, mais je l’aime beaucoup ! »

C’est par cette déclaration-coup de poing et teintée d’ambivalence en évoquant sa mère que Lina démarre la première séance avec la consultante du Centre. Avec nous, elle se présente comme une bonne élève, qui « aime tout » et pour qui, en opposition à ses symptômes scolaires, nous dit que « tout est facile à l’école », mais ne peut rien dire de « la maison ».

C’est suite à ce silence que nous lui proposons la médiation des tracés. Nous émettons l’hypothèse que les émotions, sensations et difficultés relationnelles manifestées par le corps à travers la trace ouvriront la voie du verbal et du représenté pour cette dyade.

L’état de colère de Lina se traduit par une tension importante et un mutisme extériorisés dans l’expression graphique par des tracés anguleux et des appuyés de crayon excessifs révélant ce qu’elle ne peut dire « en face » mais fait « sentir » au quotidien. Désarmée, la mère répond par des attitudes convenues qui exaspèrent encore plus la fillette. Nous sommes nous-mêmes traversées par l’expression d’une agressivité réciproque et d’une souffrance telles un courant électrique à haute tension. Nous laissons le cadre du dispositif assurer sa fonction d’accueil en laissant se dérouler une possible libération des affects. Lina appuie là où « ça fait mal ». Nous la voyons osciller entre le besoin de fusionner à sa mère et le besoin de ne plus être sous son emprise transitiviste (Bergès, 1997) qui continue à se jouer sous nos yeux.

Ainsi, à plusieurs reprises, Madame transitive en prêtant à Lina ses propres ressentis ou affects, sans laisser son enfant exprimer les siens : « Tu as chaud, tu es triste… on va faire un joli dessin », ou la couvre d’injonctions paradoxales : « Tu changes de pastel ! Mais tu fais ce que tu veux ». En réponse et face à la négation de ses éprouvés, Lina grimace et renouvelle des tracés appuyés à la limite de la déchirure. La trace vient à la place de l’indicible qui emprunte la voie graphique, « se barre » ou s’efface. Brouillage sur la ligne, fin de non-recevoir ! Madame devient nerveuse, casse son pastel et d’une voix peu convaincante tente de rassurer sa fille : « Tout va bien, ma chérie ». Lina persiste et signe en maltraitant le pourtour de la feuille jusqu’à le déchirer, métaphore de notre contenant et du cadre thérapeutique ainsi interpellés, que nous comprenons comme une tentative de symbolisation de sa part.

L’expression des contenus internes de la mère, de sa fille, et de leur fonctionnement ne pourra se faire sans notre fonction contenante qui, à l’instar d’un Moi-peau (Anzieu, 1985), va servir à maintenir, enveloppé et aider la transformation de leurs affects. Nous nous sentons sollicitées dans une mise en abyme des contenus/contenants qui nous rappelle un tableau de Vermeer. À les voir s’enliser dans une relation sédimentée sous des années de « désacorps », notre dispositif va suppléer à la fonction alpha inopérante de la mère en nous engageant sur un plan cinétique qui permettra par le jeu des identifications de transmuter le corporel en pensée.

L’une de nous propose une lecture contenante en rendant dicible le visuel et signale à Lina que son appuyé de crayon est vraiment très fort. La co-thérapeute intervient corporellement et réalise un tracé léger en direction de Lina. Le tonus musculaire étant le vecteur privilégié des émotions, dont la voie finale est la main créant la trace, nous proposons ainsi à l’enfant l’expérience d’un nouveau dialogue tonico-émotionnel, où se croisent traces graphiques et mémorielles. « Moi aussi, je peux le faire », dit Lina. Elle s’empare du jeu dans un échange graphique avec la thérapeute dans lequel les traces s’évitent, s’entrechoquent et finalement s’apaisent. Advient alors un espace psychique pare-excitant qui rassure l’enfant dans un sentiment continu d’existence.

Notre dispositif présente une enveloppe stable et solide « suffisamment bonne » grâce à son flot de soins et d’attention sans discontinuité, rupture ou imprévisibilité. Lina a soudain quitté le jeu et l’espace graphique qui la lie au thérapeute et se met à tracer tranquillement vers sa mère. Cette soudaineté témoigne d’un changement de registre psychique, autant chez la mère, attentive, que chez sa fille, avec l’apparition d’une pensée capable de prendre recul et distance pour une lecture nouvelle de leur relation, en voie vers une secondarisation. Madame a perçu l’entièreté de la scène et a les larmes aux yeux. Elle reconnaît « qu’elle veut tout bien faire et n’y arrive pas ».

Lina semble apprécier, hésite puis dit à sa mère en la regardant dans les yeux « Je n’aime pas quand tu me parles dessus ». C’est ensemble que les choses se disent enfin ! Lors des séances suivantes, elles nous reconnaissent comme soutien de leur relation. Il nous semble assister à une première rencontre, quand chacun apprivoise l’autre par petites touches « contenues ».

Pour conclure

Ce dispositif a permis aux familles rencontrées de reconsidérer les modalités affectives qui ont édifié leur relation. Elles tissent à présent leur quotidien et s’essaient à reconstruire le trajet empêché dans le lien à l’autre. À l’origine expérimental, ce dispositif a permis deux années de recherche théorico-clinique avec ses questionnements, ses découvertes et ses ajustements.

Se pourrait-il que cette approche thérapeutique, novatrice du fait de cette médiation autour de l’espace graphique partagé, puisse à l’avenir faire partie des nouveaux outils thérapeutiques dans le champ de soutien à la parentalité ? Nous l’espérons.

Bibliographie

• Anzieu, D., 1985). Le Moi-Peau, Paris, Dunod.

• Bergès, J., 1997. « La dyade ça n’existe pas », in J. Bergès, Le Corps dans la neurologie et la psychanalyse, Toulouse, Erès.

• Bion, W. R., 1962. Aux Sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.

• Roussillon, R., 1995. « La métapsychologie des processus et la transitionnalité », in Revue française de psychanalyse, t. LIX.

• Stern, D.N., 1989. Le Monde interpersonnel du nourrisson, Paris, Puf.

• Winnicott, D. W., 1982. L’Enfant et le monde extérieur, Paris, Payot.