Introduction
Printemps 2022 : ouverture des consultations de boxe-écriture à Paris : un dispositif expérimental et innovant proposé en individuel, en cabinet libéral, et sous-tendu par deux cadres théoriques : la psychoboxe (Hellbrunn, 2014) et la médiation artistique.
De l’expérience personnelle à la création d’un dispositif
J’ai découvert la boxe il y a dix ans, alors que je venais de mettre en pause un travail psychanalytique d’une douzaine d’années sur le divan. Dès le premier coup droit, j’ai perçu l’espace pugilistique comme un terrain de jeu dans lequel mon corps – dans ses empêchements et ses débordements – me confrontait à de nouvelles impasses qu’il me fallait résoudre par la voie du corps. Mais surtout, au rythme de trois séances de boxe par semaine j’observais, uppercuts après crochets, une transformation physique et musculaire s’opérer conjointement à celle d’une révolution psychique qui me passionnait déjà, autour de trois notions : le corps propre, l’agressivité au féminin, la transgression.
C’est par ce chemin que j’en suis arrivée à me former, en tant qu’art-thérapeute, à la psychoboxe – approche psychocorporelle du sujet en situation de violence, puis à proposer, en m’appuyant sur les concepts opératoires de la médiation par l’écriture un dispositif original : la « boxe-écriture ». Ce dispositif, je l’ai toujours souhaité exclusivement réservé aux femmes étant convaincue que ce sport, pour des raisons historiques et culturelles, éclaire le féminin sous un jour nouveau et contribue à l’équité des genres. Historiquement, la boxe « est une activité purement masculine qui se déploie dans un monde purement masculin (…) La boxe est pour les hommes, à propos des hommes ; la boxe, c’est les hommes » témoigne l’essayiste et romancière américaine Joyce Carol Oates (1987, p. 65) dans De la Boxe, un ouvrage philosophique dédié au noble art. Pour rappel également, la boxe anglaise féminine a été reconnue seulement en 1999, ouverte au professionnalisme en 2004, et introduite aux Jeux Olympiques qu’en 2012.
Présentation du dispositif boxe-écriture
Les prises en charge se font en cabinet libéral, en individuel. La séance, qui dure une heure, se déroule dans l’ordre chronologique suivant : un court temps d’échange, afin de faire le point sur la demande, suivi d’un plus long temps de pratique de la boxe autour de propositions gestuelles choisies par la thérapeute en fonction de l’histoire et du symptôme de la patiente. En effet, plusieurs explorations pugilistiques sont possibles¹ laissant de côté celle du combat exclusivement utilisé en psychoboxe. Ces jeux de boxe ne sont pas forcément tous proposés dans la même séance car ils ont des visées spécifiques : relance des pulsions agressives, expression des émotions par la voie du corps, travail de la contenance et de l’auto-contenance, réappropriation de la puissance musculaire et symbolique à travers les champs lexicaux de l’anatomie, de l’action physique, du territoire et de la stratégie, exploration du couple d’opposés attaque/défense sur le registre de l’imaginaire, prémices d’un jeu de confrontation. À l’issue de ce temps de boxe qui occupe la plus grande partie de la séance, je propose un travail de reprise par l’écriture. Il s’agit d’assurer une continuité du mouvement corporel pour revenir en douceur au langage. Les consignes proposées sont variées. En voici quelques exemples : création d’une liste poétique avec comme anaphore le groupe nominal : « je boxe avec… » pour favoriser les associations, écriture non linéaire sur des coloriages représentant des boxeuses en mouvement afin d’ouvrir sur d’autres formes d’explorations scripturales plus éclatées et fragmentaires en lien avec l’image du corps et les sensations, ou encore écriture d’une « lettre à mes gants » dans laquelle la personnification et l’adresse mettent au jour les conflits ou les alliances intra-psychiques.
Ensuite, j’invite la patiente à lire à haute voix son propre texte car dans sa dimension interprétative et spéculaire, l’écriture vient montrer au sujet, par métaphores ou déplacements, ce qu’il n’entend pas de lui mais qu’il sent confusément. Mon travail d’accompagnement thérapeutique se fonde principalement dans celui d’une interprétation par le biais des consignes que je propose, que ce soit en boxe ou dans l’écriture. J’ai à cœur de favoriser et soutenir le lent et profond travail de liaison somato-psychique pour permettre à la patiente d’effectuer des liens entre son vécu, ses éprouvés et ses émotions. Les prises en charge, d’une durée pouvant se limiter à quelques séances, ou s’écouler sur plusieurs années, se déroulent au rythme d’une séance tous les 2-3 semaines et s’effectuent en complément d’autres approches ou d’une psychothérapie classique.
Violence des émotions, émotions de la violence
Melissa, une femme d’une quarantaine d’années, est la première patiente que j’ai reçue. Je m’en souviendrai toujours. Elle vient me voir parce qu’elle dit « ne pas pouvoir gérer ses émotions ». Elle a beaucoup de rage, de colère, d’amertume. Elle aimerait « se débarrasser de ses mauvais sentiments ». Melissa a été une enfant battue. Elle a également été violée il y a une vingtaine d’années. Melissa a déjà fait une longue psychanalyse et plusieurs thérapies.
Lors de la première séance, pendant la partie boxe, Melissa est régulièrement prise de quintes de toux. Elle m’explique que cette toux, qui se manifeste quand elle a des émotions, a duré un an et demi au début de sa première psychanalyse. Dans l’après-coup de cette séance, Melissa fera le lien entre sa toux et la réminiscence d’un souvenir, celui d’avoir failli mourir étouffée pendant son viol. La liaison somatopsychique « émotions – toux » avait déjà été effectuée lors du premier travail sur le divan ; avec la boxe une seconde liaison a pu se faire par la voie de l’éprouvé : celle de la sensation d’étouffer, sensation qui permet une remémoration du souvenir traumatique.
Et puis, il y a cet autre moment qui arrive à la deuxième séance, où je propose à Melissa un shadow boxing, une sorte de répétition chorégraphiée des gestes du combat, effectués dans le vide comme face à un adversaire imaginaire. Je pratique moi-même le shadow boxing en même temps que la patiente, nous sommes donc côte à côte. Je garde néanmoins un œil attentif sur son corps en mouvement. J’énonce les propositions de jeu : boxer avec un bras immobilisé, boxer au ralenti, boxer contre un animal, boxer comme un animal – j’élabore les propositions de jeu en fonction des échanges et du récit qui se construit au fil des séances avec la patiente. Pour Melissa, l’enjeu n’était pas tant le travail de l’imaginaire que celui de l’exploration de sa combativité. Pendant le shadow boxing, je propose plusieurs variations à Melissa dont celle de faire du bruit pour faire peur à notre adversaire imaginaire. J’émets quelques sons (des souffles forts « shhhhh » « shhhhh »), Melissa ne réagit pas à cette proposition. Lorsque l’on s’arrête, Melissa fond en larmes. Ce débordement émotionnel me surprend, je vois Melissa debout, portant ses gants qui l’empêchent d’essuyer ses larmes qui coulent comme d’une fontaine. Alors que j’étais particulièrement attentive à ne pas réveiller le traumatisme de manière trop frontale lors de nos échanges boxe en face-à-face, craignant un débordement d’émotions, c’est finalement dans ce jeu en côte à côte que l’émotion s’exprime. Est-ce la figure du double que j’incarne à côté d’elle dans ce shadow boxing qui lui permet un étayage ? Une sorte de figure miroir d’elle-même au moment de l’agression ? Car Melissa me confit que les bruits que j’avais fait associer aux mouvements de boxe lui avaient rappelé les cris et le bruit de la scène traumatique.
La surprise du traumatisme des violences sexuelles
Il n’est, à l’origine, mentionné nulle part que le dispositif de la boxe-écriture s’adresse à des femmes victimes de violence sexuelles. Et pourtant, rares sont celles qui me consultent et dont le passé traumatique des violences sexuelles (viols, agressions, inceste) ne fait pas apparition à un moment ou à un autre de la thérapie. Ces femmes représentent environ 90 % de celles qui me consultent, les autres 10 % étant majoritairement d’anciennes enfants battues ou des victimes de violences intrafamiliales.
Je me suis bien sûr interrogée sur l’origine du moteur conscient ou inconscient qui pousse ces femmes à envisager de se soigner avec la boxe quand elles ont subi autant de violence. La boxe est spécifique pour trois choses : elle place au cœur de l’expérience la question de la confrontation convoquant des éprouvés physiques intenses (sueurs, excitations, souffles coupés, battements cardiaques, fatigue extrême, etc.) ; des états émotionnels inhabituels proches de la transe (débordements, rires défensifs, joies intenses, colères…) ; enfin, elle met en mouvement de nombreux couples d’opposés : actif/passif, agressif/inoffensif, attaquer/défendre, rentrer/sortir, coup/caresse, éloigner/coller, puissant/impuissant, sauvagerie/discipline. Côté écriture, ce terreau pugilistique inspire dans les textes une expression imagée, directe, moins censurée.
Dans le dispositif de la boxe-écriture il est possible de rendre les coups, de répondre, d’attaquer : avec les poings/points et avec les mots/maux. Ce droit de réponse apparaît à plusieurs moments dans la thérapie : lorsque la patiente effectue un geste de défense (elle répond à un coup reçu), lorsque la patiente porte des coups pour tenir l’autre à distance (elle répond à une forme d’intrusion de son espace), lorsque la patiente écrit sur sa colère sur le papier (elle répond par des mots à ce qui fait violence en elle).
Mais, et c’est peut-être sa plus grande spécificité, la boxe permet de figurer dans son corps en action les pulsions agressives et, par là même de contribuer à la subjectivation du sujet violenté. L’agressivité, en boxe, revêt un sens positif et constructif. Elle devient un moteur vivifiant pour le sujet qui se réhumanise, par le biais de l’usage encadré de sa propre violence contenue dans la gestuelle motrice, reconnue par la thérapeute qui accompagne les explorations, et symbolisée dans la médiation écriture par le travail de la poésie qui offre une fonction pare-excitante. Boxer/écrire, transpirer/transcrire, décharger dans les cibles/contenir avec la poésie, contenir par les gestes/décharger sur le papier…
Une Lilith avec des gants ? La figure de la boxeuse comme étayage
Pour la majorité des femmes qui viennent me consulter dans le dispositif boxe-écriture, c’est la première fois qu’elles mettent les gants. Pour certaines, cela représente une transgression familiale : la boxe leur avait été interdite, enfants, alors qu’elles avaient demandé à en faire. « Je suis une femme qui boxe. Oui, c’est possible », écrit une patiente à la suite d’une séance durant laquelle elle se plaignait de manquer d’autonomie.
En boxe, attaquer, frapper, provoquer ne sont pas des comportements inappropriés – ce sont, au contraire, des gestes attendus. Et puis, dans ce dispositif, la thérapie par les gants se fait entre femmes. Je partage avec vous quelques réflexions sur ce sujet. Les patientes, accompagnées par la thérapeute, tenteraient-elles de raviver une figure intérieure archaïque, puissante, indomptée ? Une Lilith aux gants de cuir – incarnation de la femme insoumise, égale de l’homme ? Lilith, première femme mythique selon certaines traditions, choisit l’exil plutôt que l’asservissement non sans rappeler « l’exil du désir »² évoqué par Laurent Tigrane Tovmassian dans son ouvrage La Tendresse, transformer le traumatisme. Il y révèle, dans les cas de traumatisme, la rupture profonde pour le sujet d’avec ses propres désirs et sa capacité altérée pour les exprimer. Oser l’archaïque, convoquer les réflexes, s’exprimer par la voie du corps avant de convier les mots – sous le regard bienveillant de la thérapeute qui se fait accompagnatrice de l’expérience – offre à la patiente de retrouver la confiance dans sa corporéité, dans sa puissance (réelle et symbolisée), tout en se différenciant. J’observe également que ces femmes qui boxent dépassent leurs propres limites ou interdits (ou les réinterrogent) pour reconquérir leur souveraineté et réaffirmer leur intégrité. « Je boxe avec dignité » écrit en lettre capitale une jeune patiente avant de me lire cette phrase la voix érigée, le corps tendu.
Conclusion
Au fil des séances, le travail pugilistique offre la possibilité de dépasser les peurs pour découvrir une agressivité qui protège, tient à distance, pose des limites sans risque de blesser l’autre. La violence, celle du sujet et celle qu’il subit, se pense et par la même occasion se panse. Les patientes violentées (viol-hantées), devenues parfois elles-mêmes violentes, se dégage progressivement des effets d’identification à l’agresseur ou à la victime pour suivre leur propre chemin découvrant les ressources archaïques de leur corps propre.
Il me semble donc intéressant de supposer que pour surmonter le KO psychique, pour relancer les pulsions agressives ou encore pour sortir de l’emprise, le dispositif boxe-écriture permet à la force des poings de ne plus être l’objet des effets du traumatisme, mais bel et bien de redevenir un sujet qui pense/panse l’évènement traumatique.
Devenir une héroïne, changer l’histoire n’est plus le seul apanage des hommes qui boxent… les fantasmes associés à la boxe peuvent également se vivre au féminin.
Note
1. Les explorations en boxe sont de trois ordres : le travail aux pads qui consiste à frapper dans des cibles tenues par la thérapeute à différentes intensités. Le shadow boxing qui consiste à effectuer un combat contre son ombre ou contre une adversaire imaginaire. Le jeu de confrontation à deux qui s’effectue entre la patiente et la thérapeute via le jeu du touche-épaules qui consiste à chercher à se toucher respectivement les épaules tout en évitant de se laisser toucher. Cette proposition ludique permet d’éprouver les prémices d’une confrontation sans risque autour d’une seule cible corporelle, la moins intrusive possible : l’épaule.
2. Laurent Tigrane Tovmassian nous renvoie à l’article « Le viol : du déni d’altérité à l’exil du désir » de J. Gortais publié dans l’ouvrage Trauma et devenir psychique de Maurice Dayan.
Bibliographie
• Hellbrunn, R., 2014. À Poings nommés : genèse de la psychoboxe, Bruxelles, Antidotes.
• Oates, J.-C., 1987. De la Boxe, Auch, Tristram.
• Tovmassian, L. T. (2023). La Tendresse : transformer le traumatisme, Paris, In Press.