Introduction
Ma réflexion part de mes explorations cliniques portant sur ce que j’appelle les souffrances “narcissiques-identitaires”, c’est-à-dire des souffrances liées au narcissisme et présentant des effets sur l’organisation du sentiment d’identité, en particulier concernant l’établissement ou la régulation de la différence moi / non-moi. Au centre de celles-ci, je relève très régulièrement l’effet d’un noyau mélancolique précisément lié à des points de confusion moi / non-moi qui me paraissent être l’effet direct du processus central de la mélancolie où, selon la formule célèbre de Freud, “l’ombre de l’objet est tombée sur le moi”. Formule qu’il faut compléter par les énoncés de Freud de 1926 où il souligne que le moi tend à s’assimiler ce qui ainsi lui “tombe” dessus.
Quand l’ombre de l’objet “tombe” sur le moi, celui-ci tend donc à assimiler l’ombre et l’objet, il tend à l’assimiler selon un processus que l’on peut dire “incorporatif” pour le différencier des modalités introjectives d’intériorisation, nous reviendrons plus loin en détail sur ce processus. Mon hypothèse est que ce que Freud avance à propos de la mélancolie concerne en fait, peu ou prou, l’ensemble des pathologies du narcissisme qui présentent toutes, de manière plus ou moins marquée, de manière plus ou moins manifeste, un noyau mélancolique. Faire de la proposition de Freud le mécanisme organisateur de l’ensemble de la pathologie narcissique-identitaire conduit à s’intéresser de près aux termes de cette proposition. Que signifie “l’ombre de l’objet tombe sur le moi”, pourquoi “ombre” et pas objet, quand est-ce que l’ombre de l’objet tend à “tomber” ainsi sur le moi ? Représentent alors autant de questions, souvent passées sous silence, qui prennent toute leur importance dans l’analyse de ces formes de souffrances.
L’hypothèse que je voudrais mettre au travail dans cette réflexion peut être maintenant formulée. “L’ombre de l’objet tombe sur le moi” quand la fonction “miroir primitif” de l’objet premier a été défaillante, que l’objet premier et prototypique de l’objet n’a pas reflété à l’infans les états internes de celui-ci. La perte en cause dans la mélancolie, la perte fondamentale, la première, celle qui organise le rapport aux pertes futures, concerne donc une perte paradoxale, c’est la perte de quelque chose qui n’a pas eu lieu, mais “aurait pu (dû) utilement se produire”, pour emprunter à Winnicott les belles formulations qu’il nous a léguées. Sur le fond de cette faille narcissique première se sont établis ensuite, et en fonction de ce qui a quand même pu avoir lieu, les différents composants du tableau clinique auxquels nous sommes confrontés.
Pour illustrer cette hypothèse et essayer d’en fonder la pertinence, je voudrais commencer par rappeler quelques propositions de Freud qui me paraissent fournir les points de repères indispensables au creusement de ces questions et l’articuler avec la question de la passion qui nous occupe dans cette table ronde.
Quelques repères chez Freud
A- Il me semble d’abord nécessaire de rappeler, à la suite du travail essentiel de Green de 1970, que, dans le Vocabulaire de la psychanalyse, le terme d’affect désigne le représentant-affect de la pulsion, et qu’il englobe donc les différentes formes sous lesquelles celui-ci se présente : émotion, passion, sentiment, sensation, humeur. L’affect est donc le terme générique pour désigner d’une manière générale ce qui affecte la psyché, il n’y a pas de forme “affect” spécifique comme certains l’avancent, il n’y a que des formes de l’affect, que des variations de formes de celui-ci. A la différence, par exemple, de l’approche cognitiviste qui isole l’émotion des autres manifestations de la vie affective, la psychanalyse dispose d’un terme générique pour décrire ensemble des manifestations de la vie affective. Cette spécificité est liée au fait que, pour la métapsychologie psychanalytique, l’affect ne peut se concevoir qu’en lien avec la vie pulsionnelle.
B- En 1926 dans Inhibition, Symptôme Angoisse, Freud précise un modèle, qu’il développe particulièrement à propos de l’angoisse mais qui est en fait un modèle plus général, de l’affect qu’il ne modifiera plus pour l’essentiel. Selon ce modèle l’affect se présente sous deux formes : la forme “signal d’affect”, tardive et construite comme reprise et ressaisie d’une forme première et précoce dont il dit qu’elle est vécue comme “ébranlement traumatique de tout l’être”. Je propose de considérer que ce que Freud nomme “ébranlement traumatique de tout l’être” correspond à une forme passionnelle de l’affect et, plutôt que de reprendre sans cesse la périphrase de Freud, de nommer affect-passion cette forme première. L’affect, chaque affect, se présente alors sous deux formes, la forme passion et la forme signal. A partir de ce modèle, Freud développe sa troisième théorie de l’angoisse en opposant l’angoisse dite automatique ou développement et la forme signal de celle-ci. Prolongeant le modèle de Freud, j’ai commencé à l’appliquer à la honte (R. Roussillon, 1985, voir aussi Janin, 2003) et à la culpabilité (1995) en décrivant des formes primaires ou “passionnelles” de celles-ci et des formes “signal”.
Je voudrais aujourd’hui poursuivre la tâche ainsi entreprise et décrire une forme de dépression-signal et une forme de dépression-passion pour laquelle la tradition a retenue le terme de mélancolie. La dépression-signal correspond à la flexion dépressive de l’humeur qui s’observe quand un sujet reconnaît et accepte l’altérité de l’objet, qu’accepte que celui-ci soit un “autre-sujet”, doté de désirs et aspirations propres qui ne correspondent pas nécessairement aux siennes, et ceci malgré que l’objet soit constitué comme un “semblable”. On peut ici évoquer la position dépressive de M. Klein ou encore ce que Winnicott appelle le “stade du souci” (concern) pour l’objet. C’est un signal d’introjection, qui indique au moi le travail de deuil en cours pour que celle-ci puisse s’effectuer. Chaque gain dans l’approfondissement de l’altérité de l’objet autre-sujet s’accompagne donc d’une forme de dépression-signal. La dépression-passion “mélancolique, essentielle” quant à elle correspond, nous l’avons dit à la mélancolie ou encore à ce que les psycho-somaticiens de l’IPSO ont nommé dépression essentielle. Elle repose sur un échec du travail de symbolisation et sur un fond de confusion moi/non-moi lié aux effets de “l’ombre de l’objet” tombée sur le moi et assimilé à lui comme nous l’avons évoqué plus haut.
C- Quand il évoque les causes de la mélancolie, Freud souligne dans celles-ci l’importance de la déception apportée par l’objet et la blessure que cette déception inflige au sujet. Par ailleurs, il est implicite dans son texte mais assez clair que le mode de relation qui unit le sujet à son objet est de type “narcissique”, l’objet décevant est à la fois un double potentiel mais en même temps il se montre décevant dans cette fonction. Le mode d’identification qui relie à un tel objet, pris dans le narcissisme primaire, est une identification “narcissique” (Freud, 1921), donc le ressort essentiel est l’incorporation et non l’introjection, l’identité est adhésive comme le dit E. Bick. C’est une forme d’identification qui, alliée au processus d’assimilation que nous avons évoqué plus haut rend confus sur la répartition du moi et de l’objet. Si l’on pense à l’objet primaire et à la fonction miroir que Winnicott lui a reconnu, ce que nous commenterons plus en détail plus loin, on aboutit alors à l’idée que la déception porte sur le fait que l’objet faillit plus ou moins largement à cette fonction.
D- Mais, dans l’article de Freud, la mélancolie ne renvoie pas seulement aux identifications narcissiques, elle concerne aussi le devenir de la destructivité mobilisé par la déception. En 1915, Freud évoque le processus de retournement par lequel la haine antérieurement dirigée vers l’objet se “retourne” contre le moi quand celui-ci s’assimile l’objet, quand l’ombre de l’objet tombe sur lui. En 1921, Freud revient sur cette conjoncture dans l’annexe de Psychologie des masses et analyse du moi, il évoque alors une conjoncture complémentaire, celle dans laquelle c’est la haine de l’objet qui, une fois celui-ci incorporé, fait rage contre le moi.
Compléments contemporains
Comme c’est souvent le cas, Freud lègue donc un ensemble de repères à partir desquels une direction de travail se profile, mais les questions sont encore nombreuses et même la lecture que je propose de la pensée de Freud est déjà fortement éclairée par les travaux de certains auteurs contemporains, j’ai évoqué la fonction miroir dégagée par Winnicott par exemple. C’est en effet du côté de ce que les cliniciens et théoriciens de la première enfance ont pu nous apprendre sur les conditions de fonctionnement du narcissisme primaire qu’il nous faut nous tourner pour continuer d’éclairer la problématique clinique du fond mélancolique des problématiques narcissiques-identitaires. Pour bien comprendre l’effet des défaillances et faillites de la fonction miroir primitif de l’objet, il faut partir de ce que le bébé attend de l’objet et des reflets de celui-ci. Il y a, malgré des différences de formulations, une certaine conciliance entre les propositions théoriques des théoriciens référentiels sur ces questions.
W.R. Bion propose l’idée que le bébé n’est pas une tabula rasa quand il vient au monde et qu’il possède un ensemble de préconceptions de l’objet et de ce qu’il peut attendre de lui. Ces préconceptions sont sans doute de type catégorielles, elles admettent sans doute un assez large éventail de réponses possibles, mais elles fixent néanmoins un prototype des réponses suffisamment adéquates.
Winnicott quant à lui nous a rendu sensible à l’importance des potentialités du bébé et au fait que le développement de celles-ci dépend étroitement des réponses que l’environnement apporte à ses tentatives pour les faire connaître et reconnaître. Il faut articuler ensemble les propositions de Winnicott et de Bion, les potentialités du bébé se présentent comme des préconceptions en attente d’accomplissement, elles ne sont que virtuelles (Donnet, Missonnier) tant qu’elle n’ont pas trouvé de quoi s’actualiser dans la rencontre avec l’environnement.
La question que nous rencontrons ensuite est celle de la manière dont cet accomplissement se produit. Bion a proposé l’idée d’une fonction alpha de la mère qui détoxique les “objets bizarres” auxquels l’infans se trouve être confronté. Mais ce concept reste abstrait, il demande à être précisé. Winnicott, quant à lui propose l’idée d’une fonction “miroir” du visage maternel. Il me semble qu’il propose une première hypothèse qui appelle des compléments. J’ai proposé de considérer que ce n’est pas seulement le visage de la mère qui était appelé à fonctionner comme le miroir psycho-affectif du bébé mais l’ensemble des émois, comportements, attitudes corporelles, mimiques, gestuelles, bref tout ce que le corps de la mère communique au bébé et qui prend valeur de message signifiant pour lui, qui prend valeur de reflet de ce qu’il éprouve.
Je pense que la “transformation” que la mère fait subir aux tentatives de messages que le bébé lui adresse, est principalement liée au reflet que la mère lui adresse et qui humanise ses éprouvés, qui commence à en symboliser la forme en en faisant un objet de transaction communicationnelle, en lui donnant un statut dans la conversation primitive qui s’établit entre eux. Elle “transforme” en échoïsant ce que le bébé éprouve, ce qu’il manifeste, elle le transforme par cette réponse “en double” qui a comme condition une empathie suffisante et comme effet de conférer à ce qui est ainsi échoïsé la valeur d’un signe et d’un message.
L’expérience clinique montre que bébés et mères se “cherchent”, qu’ils tâtonnent tous deux dans leur tentative (60% des interactions sont des interactions d’ajustement réciproques) et produisent ainsi une forme de “chorégraphie de la rencontre”, ceci pour autant que les réponses de la mère ne soient pas d’emblée trop étrangères au bébé. L’enjeu de cette chorégraphie est bien que chacun puisse communiquer à l’autre qu’il a été compris et la seule manière dont les deux partenaires peuvent s’adresser un tel message est de se placer en position de “double” de l’autre, l’enjeu de cette chorégraphie est celle de la reconnaissance mutuelle.
Dès lors comment dans ce contexte comprendre l’émergence du noyau mélancolique ? Mon hypothèse centrale est qu’il est lié à l’échec de ce jeu de reconnaissance réciproque (ce qui ne veut pas dire symétrique bien sûr, les deux partenaires ne sont pas au même niveau). Soit l’objet ne reflète rien au sujet de ses amorces de “conversation primitive”, celles-ci deviennent petit à petit lettre morte, elles se dépotentialisent sous la menace de la douleur que produit l’absence d’échos chez l’objet. Les préconceptions et les préformes symboliques qu’elles contiennent “dégénèrent”, et le bébé doit s’organiser contre les virtualités ainsi niées. Nous retrouvons de telles conjonctures quand l’objet se montre inatteignable ou insensible ou insaisissable, inajustable, intransformable, etc.
Soit ce que renvoie l’objet est “mal réfléchi” et le sujet se trouve pris dans l’alternative suivante soit il se “tort” pour correspondre à l’image reflétée, soit il se retire et retire ses investissements des préconceptions et virtualités. Comme le bébé ne peut pas aller chercher ailleurs ce que son environnement ne lui fournit pas, dans tous les cas il est conduit à une forme de renoncement, de renoncement paradoxal puisqu’il s’agit de renoncer à ce qui n’a pas lieu, de renoncer à quelque chose qui ne s’est pas produit. Ce que le bébé ne peut éviter, et qui est cause potentielle de douleur, il va alors tenter de l’abolir ou de l’évacuer.
La mélancolie
Ceci me conduit à proposer une hypothèse un peu différente des hypothèses classiquement avancées à propos de la mélancolie. Freud souligne dans Deuil et mélancolie que, dans la mélancolie, la perte n’est pas reconnue. Dans le même sens j’avancerais qu’elle n’est pas reconnue car elle n’est pas reconnaissable dans la mesure où elle est perte d’un potentiel non advenu, qu’elle est perte paradoxale de quelque chose qui ne s’est pas produit. On ne peut se représenter que ce que l’on a connu et perdu, comment se représenter la perte de quelque chose qui n’a pas pu exister. C’est perdu d’avance. Cependant, comme la préconception, le potentiel, la virtualité existent, même si elles ne sont pas représentables, l’expérience non accomplie laisse des traces, tels les fantômes en quête de sépulture, elle hante les alcôves de la psyché qui est obligée de mobiliser des mécanismes de défenses contre sa réactivation énigmatique. Il faut ajouter que mes formules précédentes devraient là aussi être nuancées, et à chaque fois je devrais dire “pas suffisamment”, comme Freud l’avance en 1914 dans son Introduction au narcissisme il est vraisemblable que jamais une génération ne puisse totalement priver la génération suivante d’un des mécanismes psychiques fondamentaux.
Il me reste, pour terminer, à évoquer quelques dernières considérations sur la mélancolie, le refus du deuil qui la caractérise et la destructivité qui l’habite. Le refus du deuil qui apparaît dans la mélancolie me semble provenir du fait que l’objet et le moi sont en partie confondus, le deuil de l’objet reviendrait ainsi aussi au deuil du moi, de la partie du moi confondue avec lui. Cette confusion produit un paradoxe, l’enjeu du deuil de l’objet est de “sauver le moi”, le moi doit accepter de se séparer pour ne pas sombrer avec l’objet, mais si objet et moi sont en partie confondus alors le deuil de l’objet emporterait avec lui, dans le deuil lui-même, une partie du moi. Autre point de réflexion, les bébés ne sont pas “mélancoliques” même si leurs expériences préparent la future mélancolie de l’adulte qu’ils deviendront, même si les signes de dépression, dite alors “anaclitique” voire confinant au “marasme”, ne sont pas absents de leur monde. La mélancolie suppose la traversée du temps adolescent et de ce qu’il apporte de spécifique à l’organisation psychique. L’adolescence offre potentiellement une seconde chance à ce qui n’a pu s’accomplir pendant la première enfance, elle offre la possibilité de tenter de jouer ailleurs et auprès d’un autre objet ce qui n’a pas pu se jouer avec les objets primaires.
Dans les problématiques mélancoliques auxquelles mon expérience clinique m’a confronté, j’ai pu constater que la période adolescente avait été l’occasion d’une seconde déception narcissique. Là où l’adolescent avait tenté de réactiver les problématiques primaires en souffrance d’accomplissement, ce qui est à la fois assez classique et en même temps ce qui est loin d’aller de soi, là où il avait été tenté de trouver avec un autre objet ce qu’il n’avait pas pu obtenir primitivement, une nouvelle déception vient réactiver l’échec premier et fixer la “solution” mélancolique. L’adolescent perd alors l’espoir qu’une nouvelle tentative s’avère plus fructueuse, qu’un autre objet puisse fournir ce qui est attendu sans être clairement représenté, il s’organise contre l’espoir lui-même et le risque de déception renouvelée qu’il comporte, il s’organise contre le retour potentiel de la douleur qu’elle pourrait entraîner. D’un point de vue clinique cette organisation se présente comme un refus des limites, comme un refus des situations qui risquent de confronter le sujet à un sentiment d’impuissance, telle qu’elle est classiquement décrite dans la clinique des problématiques narcissiques-identitaires. Mais ce refus entraîne à son tour une répétition des situations provoquant la déception, elle produit un cercle vicieux qui vient confirmer le sujet dans son impasse. Car les nouveaux objets potentiels qui se présentent à lui vont devoir endurer à sa place ce qu’il a lui-même éprouvé : déception, disqualification, désespoir. La situation se retourne, peut se retourner.
Dans la vie, les nouveaux objets potentiels ne tardent pas à se détourner d’un tel modèle relationnel, mais il y a un domaine où ce processus est utilisable : celui de l’espace de soin psychothérapeutique. Car c’est à cette place que va se trouver être le clinicien qui essaye de se pencher sur les impasses narcissiques du sujet, qui se présente au sujet comme offrant une nouvelle chance de traitement de son impasse existentielle. C’est donc lui qui va devoir éprouver ce que le sujet ne sent plus de lui, qui va devoir l’éprouver à la place du sujet, dans une forme de transfert que j’ai proposé de nommer, en référence à ce processus central, transfert par retournement. Le clinicien aura alors à survivre à leurs manifestations agies au sein de l’espace thérapeutique, à survivre et à tenter d’en dégager l’enkystement narcissique primaire, ce qui ne se fait jamais sans difficultés. Ainsi donc la destructivité classiquement décrite et que l’on observe cliniquement me semble être l’effet direct de ces processus de retournement, des défenses mises en place par le sujet pour tenter de dépotentialiser le non advenu de son histoire précoce.