La stérilité féminine peut-elle être considérée comme une affection psychosomatique ?
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La stérilité féminine peut-elle être considérée comme une affection psychosomatique ?

Devenir mère suppose pour une femme la conjonction heureuse de différents paramètres. Certes le corps peut empêcher la conception mais le psychisme joue parfois aussi un rôle majeur. Qu’elles soient causes ou effets du diagnostic de stérilité, des perturbations psychiques peuvent justifier une psychothérapie. Peut-on pour autant considérer qu’il s’agisse d’une affection psychosomatique ? Dans certains cas, la stérilité féminine a été qualifiée, de psychogène. Est-ce justifié ? Et lorsque des lésions existent, serait-elles exclusivement organiques ? Si le psychisme ne joue alors aucun rôle dans une infécondité, est-il opportun de la dénommer psychosomatique ?

Quelles patientes adresser à un analyste et pour quelle prise en charge ? Travaillant à l’hôpital Necker avec des personnes souffrant de ces désordres, il m’est vite apparu que les patientes porteuses de lésions graves avaient le même type de conflits inconscients que les autres consultantes, celles dont le médecin disait : “elles n’ont rien, c’est psychique !” Aussi le concept de stérilité psychogène n’est-il plus pertinent.

En finir avec le concept de stérilité psychogène. Illustrations cliniques

L’importance des facteurs psychiques a toujours été prise en compte par les médecins qui avaient obtenu des grossesses par des “verdicts” souvent contradictoires du type : “renoncez, il n’y a aucune chance de succès” ou sur le mode de la suggestion : “vous serez enceinte, maintenant”.

C’est cependant la procréation médicalement assistée qui a “créé” le concept de stérilité psychogène. Ce grand progrès incita les services hospitaliers à demander aux psychanalystes de participer à leurs travaux. La découverte des causes organiques d’infécondité a donc conduit à repérer, par défaut, des stérilités inexplicables physiologiquement, qualifiées alors de psychogènes. De telles stérilités existent parfois. La cause est manifestement un traumatisme psychique violent. Evoquons les deuils, la naissance d’un enfant mort ou anormal, les avortements ou d’autres situations dramatiques, qui peuvent entraîner des infécondités. Cependant conserver ce concept de stérilité psychogène conduit à une impasse. Cette définition du psychique par l’absence d’organicité n’a guère de consistance. Une stérilité serait psychique parce qu’il n’y aurait pas de lésions. Le psychisme deviendrait ainsi une “poubelle” où jeter les stérilités “sans cause”. Ce serait une pathologie spécifique alors qu’il s’agit d’une dimension psychique présente dans toutes les stérilités

L’absence de cause organique est une définition par défaut méconnaissant la nature forcément psychosomatique de la reproduction. Comment le psychisme, s’il agit, pourrait-il se passer du corps comme intermédiaire ? Pourquoi la présence d’une anomalie du fonctionnement endocrinien, de l’ovulation ou de la perméabilité des trompes, affirmant l’organicité, excluraient-elles une causalité psychique ? D’une manière générale, mais plus spécifiquement en ce qui concerne l’acte reproductif, l’enchevêtrement du psychisme et du physiologique paraît la règle.

Un trouble psychique peut provoquer une castration réelle. Ainsi, Bernadette avait toujours refusé d’avoir un enfant. Mariée depuis 20 ans, ayant pris confiance en la solidité de son couple, elle se laissa persuader par son médecin et par son mari de devenir mère “pour ne pas le regretter quand il serait trop tard”. Enceinte dès l’arrêt de la contraception, elle me consulta vers le 6e mois pour des angoisses dépressives et la crainte de perdre toute autonomie avec la maternité. Elle me téléphona le lendemain de la naissance d’une petite fille : “Tout s’est très bien passé… Ah, il a fallu m’enlever l’utérus qui s’était retourné et saignait très fort”. C’est là une complication rarissime qui se produit chez les multipares. Bernadette avait pensé pendant toute la durée de l’accouchement : “C’est merveilleux. Comment vais-je faire pour ne pas avoir envie d’un autre enfant”. L’hystérectomie allait apporter cette certitude dans un passage par le corps particulièrement signifiant : “l’utérus n’a pas voulu perdre le bébé, il est parti avec lui”. Cette observation plus détaillée figure, avec beaucoup d’autres, dans mon livre Les bébés de l’inconscient (Puf, 2003). Elle montre combien le corps géniteur peut répondre au conflit psychique, venant ici le résoudre définitivement. Cette hystérectomie est-elle une réaction psychosomatique non spécifique qui a pris un sens dans l’après-coup où s’est reconstruit le désir de se débarrasser de l’utérus ? Je suis plutôt tentée, avec la patiente, de l’interpréter comme réponse somatique au conflit psychique préalable. Somatisation signifiante, elle conduirait à reconnaître une toute puissance terrifiante du désir sur le corps, menaçant la vie même.

D’une manière inverse, une grossesse – passage à l’acte – me surprit chez une femme stérile. Camille ne voulait pas d’enfant. Survenue dans l’intervalle entre le premier entretien et l’engagement dans la cure, elle constituait une “preuve” que sa stérilité était bien psychogène. Ne prenant aucune contraception, elle avait une vie sexuelle débordante. Dans ces conditions, la survenue “spontanée” de la grossesse chez une femme stérile jusque là, sans aucun désir conscient et aboutissant à l’avortement volontaire, plaide en faveur de la psychogenèse, tant de cette conception que de la stérilité antérieure.
Si une motion psychique peut produire soit une grossesse non désirée soit une lésion majeure, à l’opposé une anomalie organique entraîne généralement, avec la crainte de stérilité, la reviviscence de conflits psychiques. Dominique présentait une anomalie chromosomique héréditaire susceptible de provoquer une fausse couche dans 50% des cas. Elle avorta 6 fois sans provoquer d’inquiétude. La dernière conduisit à l’étude génétique de l’embryon. Apprenant que celui-ci était normal, la mère développa alors une inconception. Par ce terme j’ai proposé de désigner les aspects psychiques liés au fait physique de la stérilité. Des affects divers : dépression, honte, haine des femmes enceintes et hostilité envers la mère et l’analyste, purent être analysée avec succès en dépit de la persistance de l’atteinte organique qui n’empêcha pas une grossesse ultérieure.

La stérilité entre conversion et somatisation

Que se passe-t-il pour que le corps empêche la conception, évitant ainsi l’irruption d’affects trop violents ? Comment comprendre le symptôme que représente la stérilité et le passionnant défi métapsychologique qu’il lance aux psychanalystes ?

La théorie hystérique du sens est, bien sûr la plus attrayante pour des psychanalystes. L’hypothèse hystérique est généralement présupposée, implicite, non remise en cause par ceux qui l’emploient. Elle rend compte de la spécificité particulière de la stérilité au sein des multiples formes de somatisation : c’est un symptôme qui résout directement le conflit puisque l’enfant en cause n’est effectivement pas conçu. Ce n’est pas le cas d’une grippe, d’un ulcère ou d’un infarctus dont les bénéfices ne peuvent être que secondaires. Ici, il s’agit d’un bénéfice primaire : la stérilité fonctionnerait alors comme symptôme de conversion, exprimant le compromis entre le désir et le refoulement. La culpabilité liée au surmoi en serait l’agent. C’est ce que l’on observe aussi dans des cas d’herpès vulvaires survenant dans des situations conflictuelles, par exemple une décision d’adultère qu’il vient empêcher.

Il est exceptionnel que l’on rencontre des structures hystériques dans lesquelles l’enfant désiré semble être l’enfant oedipien et où l’on peut supposer un mécanisme de conversion. Il faut remarquer qu’au sein des processus hystériques, ce serait un cas particulier qui ferait intervenir non plus le corps érotisé mais le corps réel. Ce n’est pas une mise en scène de fantasme, on ne peut imiter la stérilité qui dépend du système nerveux autonome et non de la sensorimotricité. Dans l’hystérie, il s’agit souvent de crainte de stérilité qui n’empêchera pas la conception, de phobies de la grossesse, de vomissements incoercibles. A-t-on le droit, dès lors, de rabattre le corps érotique sur le corps réel ? La stérilité serait-elle alors l’équivalent de la grossesse nerveuse ?

Sommes-nous fondés, dès lors, à proposer la compréhension de certaines stérilités par un processus analogue, liant l’infécondité au refoulement de la représentation ? Une hystérie psychosomatique serait à l’origine de manifestations comme la constipation, l’anorexie, l’impuissance, la frigidité, la stérilité psychogène. Celles-ci utiliseraient le corps pour traduire les inhibitions des pulsions. Cependant, le conflit oedipien manque, si bien que contrairement à mon attente initiale, ce n’est pas l’enfant du père qui ne peut être conçu dans la majorité des observations.

A l’inverse, la “causalité psychique” pourrait être responsable d’un symptôme non spécifique (absence de sens) dont l’infécondité ne serait qu’une expression aléatoire : c’est la théorie psychosomatique. Le conflit psychique lié au projet d’enfant provoquerait un déséquilibre de l’organisme entraînant une réponse pathologique de l’axe endocrinien, un spasme des trompes ou une altération immunologique. Le choix de l’organe se ferait pour des raisons physiologiques imprécises en rapport avec l’évolution progressive de la hiérarchie des automatismes. Dans une conception de la stérilité comme somatisation aspécifique, on se rapproche d’une théorie de la névrose d’angoisse, dans laquelle l’angoisse n’est pas consciente mais déchargée dans le corps.

La stérilité psychosomatique, dans la perspective de Pierre Marty (1980), pourrait s’expliquer par la régression et la désorganisation d’une névrose de caractère ou de comportement. En l’absence de capacités de mentalisation, ces patientes ont tendance à agir dans la réalité ou à décharger dans leur corps le surcroît d’excitation produit par un conflit lié à leur histoire. Cette description s’applique à beaucoup de femmes infécondes. Leur difficulté associative, la pauvreté des fantasmes et de “l’épaisseur du préconscient” conduisent à évoquer ce diagnostic. Mais ici les conditions de la rencontre avec le psychanalyste ne viennent-elles pas entraver les possibilités d’appréciation du fonctionnement mental ? Ces patientes sont en effet engagées dans une démarche médicale visant à obtenir à tout prix l’enfant manquant. L’entretien analytique fait volontiers figure d’accusation de leur psychisme, soupçonné de vouloir autre chose que ce qu’elles désirent consciemment. Ne se trouve-t-on pas là dans une situation opératoire dans laquelle la résistance à la relation avec l’analyste s’exprime aussi dans l’absence de demande ? Ce fonctionnement opératoire peut-être transitoire comme en témoigne l’étonnement manifesté par une collègue analyste en revoyant, pour un problème de stérilité, une patiente qui avait fait une longue analyse avec elle ; son riche fonctionnement psychique avait été entièrement abrasé par la situation d’inconception.
Dans cette hypothèse, la réponse par l’infécondité se trouve dépouillée de sa signification spécifique. L’illusion d’un sens serait alors une construction après coup, fabriquée par le psychanalyste ou par le patient lui-même, dans un souci de maîtrise. Le modèle de cette conception de la stérilité pourrait être, si l’on accepte de changer de niveau, le nanisme hypophysaire, dit psychique, longtemps considéré comme intentionnel car il était renvoyé à un refus de grandir. On sait aujourd’hui qu’il est lié à la mauvaise qualité du sommeil paradoxal provoquée par une tension familiale excessive. Cette découverte est liée à l’observation fortuite de la croissance rapide de ces enfants lorsqu’ils sont hospitalisés. Puisque celle-ci survient très rapidement, dès les premières semaines, un conflit intra-psychique doit être éliminé. L’hypothèse intentionnelle d’autrefois, la crainte de devenir adulte et de se séparer de la mère, est donc infirmée en tant que mécanisme immédiat. Ce modèle nous invite à beaucoup de modestie dans nos hypothèses métapsychologiques.

Intentionnalité du symptôme

Le symptôme a-t-il un sens ou n’est-il qu’une réponse non spécifique de type psychosomatique, à moins qu’il ne fonctionne sur un troisième modèle ? A côté de ces deux conceptions extrêmes, sans doute faut-il faire place à l’hypothèse de l’intentionnalité du symptôme, celui-ci répondant directement au refus inconscient de procréer. Il s’agirait de l’incarnation d’une motion pulsionnelle. La peur de la grossesse ou son refus inconscient pourraient entraîner directement la stérilité. L’inconscient déciderait de la fécondation dans un “langage d’organe”. Il pourrait même programmer le moment de la conception pour que la naissance coïncide avec une date signifiante. Cette programmation est-elle envisageable dans son principe même ? L’utérus fait-il ce qu’il veut ? Cette théorie implicite suppose la toute-puissance du désir sur le fonctionnement du corps. Reste le problème du passage entre pulsion et symptôme : comment s’incarne cette violence ? Comment est-elle agie dans l’organe, lieu du conflit, pour empêcher l’ovulation, spasmer les trompes, décrocher le foetus ? Peut-on supposer que le désétayage de la sexualité sur une fonction du corps entraîne sa désérotisation ? Le corps exprimerait alors ce qui ne peut être symbolisé ou imaginé et serait en prise directe avec l’inconscient. Une incapacité de la mère d’investir l’appareil reproductif permettant la fécondité chez sa fille, pourrait-elle entraîner un tel désétayage ? La stérilité mettrait en acte un irreprésentable de la conception, entraînant une abrasion de la mentalisation et la décharge directe de l’excitation dans le comportement ou dans le corps.

L’inconception : du psychisme au corps

Psychogenèse et organogenèse du symptôme ne peuvent être opposés. Ils se stimulent l’un l’autre, sans que l’on puisse, pour autant, en faire deux aspects d’un même processus. Si l’angoisse peut avoir un versant psychique et un aspect physique, la stérilité, au contraire, fait intervenir une véritable circularité. L’influence réciproque du psychisme et du corps obéit à la récursivité. On peut donc décrire une boucle récursive dans laquelle les conséquences sont en même temps productrices du processus lui-même et où l’effet final est nécessaire à la génération de l’état initial. Le processus récursif s’autoproduit à partir d’une source qui en alimente le démarrage. C’est un modèle assez juste du cercle vicieux qu’est devenue la stérilité, depuis que contraception et procréatique ont tenté de maîtriser le mystère de la fécondation.

L’interruption du mécanisme automatique physiologique de la fécondation peut survenir à partir d’un incident relativement mineur : inquiétude d’être inféconde, surveillance excessive des dates des règles, agacement que la grossesse n’obéisse pas à la programmation précise du couple. Les succès avec leurs “grossesses surprises” relèveraient du même mécanisme.

L’inconception pourrait donc se définir comme un concept assez général, au carrefour de différentes modalités dynamiques ou économiques. Son intérêt est de désigner le versant psychique de cette réalité biologique qu’est la stérilité. Les patientes infécondes, que l’on peut globalement considérer comme des “névroses de caractère”, semblent organisées de manière défensive à l’égard d’un noyau dépressif. La souffrance narcissique n’est pas ressentie consciemment, mais fait l’objet d’un déni, qui s ’exerce à l’égard du fonctionnement psychique dans son ensemble. Ce déni porte sur la vie pulsionnelle qu’il s’agit d’isoler plutôt que de refouler. Le désir insatisfait d’enfant aboutit à un sentiment de privation déclenchant la violence pulsionnelle en l’absence de capacités de symbolisation. Un tel déni, quasi conscient, rend difficile l’engagement analytique et le transfert.

Le lien à la mère est au premier plan. C’est une image phallique, puissante, ou affaiblie, exigeant la soumission de sa fille. Il existe une extrême relation de dépendance, souvent orageuse. Parfois la fille joue le rôle d’un objet narcissique pour sa mère, et ne doit donc pas avoir elle-même d’enfant. Le fonctionnement associatif se trouve appauvri. Il y a peu de rêves, ils sont brefs et crus. Les fantasmes et souvenirs sont rares. En revanche, les patientes aiment poser un problème, réfléchir, amorcer à travers la compréhension psychologique une forme supplémentaire de maîtrise. Dominer ou en tout cas ne pas s’abandonner sont des exigences structurelles. On peut insister sur le refus de la passivité. Ce qui peut apparaître comme narcissisme phallique, très souvent se révèle moins lié à l’envie du pénis qu’à la haine d’une passivité qui soumettrait le sujet à la mère omnipotente, en l’absence d’investissement de la dimension paternelle.

C’est la carence du rôle du père, le défaut de la “censure de l’amante” qui explique la persistance d’un lien pathologique mère-fille. Le bébé inconcevable ne serait pas l’enfant du père ; l’hypothèse oedipienne semble réfutée. Ce serait le bébé de la mère, fait à elle ou par elle, souvent dans le projet conscient de la satisfaire ou la restaurer nar-cissiquement. Un investissement excessif de l’idéal social et de la maîtrise empêche chez nos patientes toute phase de désorganisation qui serait créatrice de nouveau.

Le double sens du terme inconception s’applique donc totalement. Concevoir un enfant, comme concevoir une pensée, suppose la capacité d’abandonner la maîtrise et le fonctionnement ordonné du corps physiologique, pour laisser se produire à l’intérieur de soi un bouleversement inconnu, d’où émergera du nouveau : pensée, œuvre ou enfant. Dans l’inconception, l’enfant à naître apparaît comme impossible à représenter – chaos terrifiant – ou comme reproduction du connu, double de soi-même, tout aussi inacceptable.
Un aspect du travail analytique sera de permettre à la patiente “d’apprivoiser” ses productions psychiques, pour favoriser la constitution progressive d’un espace intermédiaire, aire transitionnelle où jouer avec les représentations, espace pour progressivement concevoir, laisser émerger en soi un enfant ou une œuvre inconnue. C’est le réinvestissement d’un cadre contenant, à travers la réceptivité de l’analyste, qui permettra la guérison de la stérilité. Les interprétations psychanalytiques, en séance, doivent éviter au début de porter sur le sentiment de castration pour se limiter longtemps à l’analyse de la blessure narcissique. La réintroduction du père libère la fertilité de la patiente, sans que pour autant, la rivalité oedipienne avec la mère puisse encore être représentée. Ailleurs la peur de l’enfant, support des projections de parties destructrices de soi, semble trop ancrée pour qu’elle puisse être dépassée puisque “ce sera lui ou moi”. Le renoncement s’effectue, autre solution acceptable résumée dans l’affirmation : “soigner une stérilité n’est pas forcément donner naissance à un enfant”.
La notion de stérilité psychosomatique peut donc être admise mais en soulignant une spécificité de l’incarnation du refus inconscient dans le corps. Aussi est-il particulièrement utile, si on veut éviter l’escalade thérapeutique avec sa violence sur le corps, d’engager ces femmes dans un travail avec un psychanalyste.