L’artiste est entouré de multiples environnements, qu’ils soient familiaux, socio-culturels, économiques, matériels ou géographiques, qui encadrent et influencent son œuvre, mais il y a aussi l’environnement que l’artiste se crée lui-même, c’est celui de l’atelier. Que représente ce lieu très particulier pour l’artiste ? C’est un lieu de vie, le lieu de leur vie d’artiste, le lieu de leur créativité. Peut-on considérer l’atelier comme une création, une œuvre en elle-même ?
Lieu d’une infinie variété1, l’atelier de l’artiste correspond à des fonctions variées : création, production, exposition, réception, vente. Je ne peux ici développer qu’un de ces aspects. Je ferai l’hypothèse que l’atelier constitue un espace qui a une fonction de contenant, en rapport avec :
- la construction du premier espace psychique,
- et les premières expériences esthétiques du bébé. Et enfin, on verra ce que nous apprend l’atelier de l’artiste pour la mise en place des ateliers thérapeutiques.
Qu’est-ce qu’un atelier ?
Dans un texte très intéressant, l’artiste contemporain Daniel Buren (1971), se demande quelle est la fonction de l’atelier et répond que c’est le lieu d’origine du travail. « De tous les cadres, enveloppes et limites -généralement non perçus et certainement jamais questionnés – qui enferment et « font » l’œuvre d’art (l’encadrement, la marquise, le socle, le château, l’église, la galerie, le musée, le pouvoir, l’histoire de l’art, l’économie de marché, etc.), il en est un dont on ne parle jamais, que l’on questionne encore moins et qui pourtant, parmi tous ceux qui encerclent et conditionnent l’art, est le tout premier, je veux dire : l’atelier de l’artiste. » Ce lieu est extrêmement important, car il est le « premier cadre, première limite dont tous les autres vont dépendre ». (p.197) Selon Buren, l’atelier est plus nécessaire encore à l’artiste que la galerie ou le musée, car il est le lieu où le travail se fait, tandis que le musée est le lieu où le travail se montre.
On connaît les ateliers des plus grands. Les différents ateliers de Picasso, beaucoup photographiés et médiatisés, correspondent à des épisodes de sa vie privée, très mouvementée comme on sait, et des étapes de son œuvre. Plus modestement, il y a les ateliers d’artistes moins connus, mais qui sont tous un espace très personnalisé, dont les créateurs disent qu’il est indispensable à leur création. A Paris, on peut voir des maisons-ateliers, comme celles de Zadkine, Gustave Moreau, Bourdelle, Delacroix… Lieux de vie et de création, marqués par la personnalité de l’artiste, son style, sa démarche artistique. Beaucoup y conservent tout un matériel susceptible de servir un jour ou l’autre : œuvres d‘art ou objets ramassés, photos, images, croquis, maquettes, objets de toutes sortes, cahiers, projets. Puis bien sûr, on y trouve ce qui sert à créer : peinture, pinceaux, terre, plâtre, toiles, supports de toutes sortes, ustensiles parfois inattendus. C’est souvent un vrai capharnéum. On voit à quel point la peinture est une chose matérielle. Il y a des choses qui traînent, qui tâchent, qui collent. On n’imagine pas qu’une femme de ménage puisse y intervenir. C’est surtout vrai pour les ateliers du 19ème siècle. Avec l’art contemporain, l’art numérique, les ateliers ressemblent de plus à des bureaux technocratiques. Clean et bien ordonnés.
Historiquement, l’atelier était le lieu de production des œuvres, où l’artiste n’était souvent pas seul, mais entouré d’une équipe. C’était une organisation hiérarchique, avec un maître entouré d’assistants, qui s’occupait de la commercialisation des œuvres, de leur exposition et des relations avec les amateurs et les collectionneurs. L’atelier de Pierre-Paul Rubens, avec son équipe d’assistants et la splendide collection d’objets d’art qu’il renfermait, en est un exemple célèbre. L’atelier de Rembrandt a été décrit comme une véritable PME, où l’artiste créait, entouré d’assistants, où il recevait les collectionneurs et les notables de la ville, où s’organisaient la commercialisation et la diffusion de ses tableaux. Certains artistes contemporains renouent avec cette tradition. Les ateliers d’artistes très côtés et médiatisés, comme Murakami, Damien Hirsch, Jeff Koons sont de véritables centres de production commerciale, animés par des équipes d’assistants, pour des œuvres qui se vendront à des millions de dollars. L’exemple historique emblématique est évidemment la Factory de Andy Warhol, installée dans une friche industrielle de New York. Collectionneurs, galeristes et conservateurs de musée côtoient des personnalités issues de la culture underground, célébrités à New-York. Largement médiatisé, cet atelier est un lieu de production d’images à double titre : celles que l’artiste fabrique et aussi bien la sienne propre.
Si l’atelier peut être un lieu social, public, il est aussi le lieu de l’univers secret de la création. Lorsqu’on y entre, on est dans l’intimité de l’artiste et de ses œuvres. Ainsi pour l’atelier de Pierre Soulages : au moment de s’y retirer, le maître pose une grande pierre devant le seuil, signifiant que dès lors il ne faut plus y entrer, et le laisser seul avec son travail. Jean-Michel Alberola défend farouchement cette intimité qui lui est nécessaire. « Jamais personne n’entre dans mon atelier. Même Daniel Templon, mon galériste, n’y est pas venu depuis vingt-cinq ans. Ce serait une intrusion, je ne pourrais plus y travailler pendant des mois2 ». Picasso lui-même, pourtant tellement ouvert à la médiatisation, a sauvegardé des pans entiers de son œuvre du regard extérieur. Ses sculptures3 n’ont été révélées au public qu’à la fin de sa vie. Et il a toujours empêché de vendre des tableaux ou des dessins représentant ses femmes ou ses enfants. Une des représentations les plus importantes et les plus célèbres d’un atelier est l’immense toile L’Atelier du peintre, de Gustave Courbet, exposée au Musée d’Orsay. Courbet y affirme l’identité et le statut social de l’artiste. « C’est la société dans son haut, dans son bas, dans son milieu. (…) C’est le monde qui vient se faire peindre chez moi ». Il affirme donc une intention ambitieuse : dans son atelier, le peintre reçoit le monde, toutes les couches de la population, afin de les représenter, et de les donner à voir au public. Au centre du tableau, on voit une toile du peintre sur un chevalet qui inscrit dans l’espace du tableau un autre espace. Cette toile dans la toile troue l’environnement ou le domine. Le peintre découpe l’espace du tableau dans le tableau, telle une fenêtre qui ouvre sur un autre monde (à noter que cette toile représente un paysage, qui n’a rien à voir avec le contexte de l’atelier), celui de la représentation, qui s’oppose au monde social, divisé en un groupe d’artistes, à droite, et un groupe de gens pauvres, à gauche. Avec ce thème de l’atelier, Courbet réalise, avec une certaine ambition, une peinture sur la peinture. L’atelier correspond à la posture artistique de celui qui y travaille. Ainsi, l’atelier très austère de Mondrian était aménagé rigoureusement selon les principes du néo-plasticisme, tout en lignes droites, car Mondrian avait horreur des lignes courbes. En d’autres termes, on dira que (sauf exception) l’artiste ne peut pas peindre n’importe où et n’importe quand. Chaque artiste a besoin de se créer un environnement, avec des repères temporels et spatiaux personnels et singuliers.
Une observation clinique assez étonnante donne une illustration de cette idée. Il s’agit d’une petite fille de trois ans qui vient avec sa maman dans une structure type Maison verte. Cette petite fille adore dessiner et s’adonne au dessin avec frénésie pendant les heures passées dans la salle d’accueil. Mais elle a un comportement assez spécial qui inquiète les accueillants. Dès son arrivée, elle s’empare de crayons, feutres, pinceaux et de feuilles de papier et s’installe dans un coin bien précis de la pièce, où elle dispose ses affaires d’une manière un peu ritualisée, réalisant un espace à elle, dans la pièce, mais en même temps séparé de la pièce, puis elle se met à dessiner de très belles choses, sans s’arrêter. On pourrait parler d’un comportement de type psychotique ou de mécanismes obsessionnels. Mais on peut aussi se dire que nous voyons là une future artiste qui installe son atelier, et qui nous offre la chance de voir comment la pratique du dessin, lorsqu’elle est très investie, nécessite un lieu séparé, et ce, dès les premières années de l’enfant.
L’atelier, un espace contenant
Je fais donc l’hypothèse que l’atelier est la reprise de la construction du premier espace physique et psychique. Ce serait un lieu qui aurait une fonction contenante, dont le but serait de :
- contenir les pulsions sadiques et destructrices qui sont à l’origine de toute création, comme nous l’a montré brillamment Winnicott,
- et les transformer, selon le modèle de la fonction alpha de Bion. On peut se référer aussi à l’objet transformationnel de Christopher Bollas (1989). Ainsi qu’à Winnicott (1963), qui parle de « mère-environnement ».
Un atelier très célèbre est celui de Francis Bacon (1909-1992), l’un des peintres majeurs de l’après-guerre. A partir de 1961, son atelier dans le quartier de South Kensington à Londres, lui servit à la fois d domicile et de lieu de travail. Cette pièce s’est remplie, au fil des années, de milliers d’objets, dont il s’entourait pour créer, constituant un véritable capharneum. En 1998, John Edwards a fait don de l’atelier, avec son contenu extraordinairement riche et resté intact depuis la mort de Bacon, à la Hugh Lane Gallery de la ville de Dublin, où on peut le visiter4. La Tate Gallery a refusé de recevoir ce don, justifiant ce refus par le manque de place dans ses collections surchargées…
Après avoir été minutieusement démonté et reconstitué par une équipe d’archéologues et de conservateurs, il est aujourd’hui exposé à Dublin de façon permanente. Son démontage a permis d’inventorier 7500 objets : d’innombrables photographies triturées, pliées ou déchirées, qui représentaient les amis et les amants de Bacon ; des centaines de photographies d’opérations chirurgicales, de nus masculins et des images de viande crue, dont Bacon s’inspirait pour ses tableaux, une accumulation de matériaux de peintre. Les murs eux-mêmes sont bariolés de peinture, car Bacon s’en servait comme d’une palette pour ses mélanges et ses essais. Margarita Cappock (2006) a réalisé un ensemble de photographies de ce lieu étonnant.
L’atelier, « mère-environnement » et « objet transformationnel »
La création de l’atelier a donc à voir avec les premiers processus psychiques de la relation d’objet. Winnicott (1963) distingue la « mère-objet » et la « mère-environnement », comme deux aspects des soins infantiles : « la mère qui est un objet ou détient l’objet partiel propre à satisfaire les besoins immédiats, et la mère qui est une personne veillant à écarter l’imprévisible et qui, d’une manière active, soigne et dirige ». Cette mère plus calme « reçoit tout ce qu’on peut appeler affection et coexistence des sens », tandis que la mère-objet est la « cible de l’excitation vécue, sous tendue par la tension instinctuelle brute ». (p.34) Pour Winnicott, la sollicitude devient possible lorsqu’il y a rencontre entre ces deux aspects, la mère-objet et la mère-environnement.
A la suite de Winnicott, le psychanalyste anglais, Christopher Bollas (1989), avance l’hypothèse que la mère est un « objet transformationnel », c’est-à-dire qu’avant même d’être perçue comme un objet, elle est perçue comme un processus de transformation, qui modifie sans cesse « l’environnement du nourrisson de façon à répondre à ses besoins ». Pour Bollas, la quête de l’objet ne vise pas à sa possession, mais l’objet est recherché comme un agent qui modifie le self, une promesse de transformation, donc de création. « Le processus de transformation se trouve déplacé de l’environnement-mère (d’où il s’origine) aux multiples objets subjectifs, de telle sorte que cette phase transitionnelle peut être considérée comme étant l’héritière de la phase de transformation, le développement du nourrisson allant de l’expérience du processus à l’élaboration de l’expérience ».
Est-ce que l’atelier n’est pas le lieu où pourra se répéter cette première expérience proto-subjective du nourrisson ? Lieu propice, favorable au déploiement des processus créatifs ? Pour Bollas, il y a, lors du moment esthétique, la réminiscence de cette expérience affective intense, celle des métamorphoses liées à l’objet transformationnel. L’atelier serait dès lors un lieu transformationnel, là d’où pourront émerger de nouvelles formes, là où pourra se réaliser la symbolisation primaire (René Roussillon) des éléments pré-symboliques. Mais cette mère du premier âge, source de transformations, ou plus précisément du plaisir des transformations, est source d’un désir que la vie réelle ne pourra jamais satisfaire par la suite. « La société se trouve dans l’impossibilité de satisfaire aux besoins du sujet comme la mère répondait à ceux du nourrisson ; c’est dans le registre de l’art que nous pouvons trouver un espace où revivre de manière ponctuelle l’intensité de l’expérience du processus de transformation du self. ». Le processus de transformation va donc se développer tout au long de la vie, mais de manière privilégiée dans l’art, et j’ajouterai dans le cadre de l’atelier.
Quelques réflexions sur les ateliers dans les institutions d’accueil et de soin
Dans les lieux célèbres et très people des artistes connus, on semble bien loin des ateliers d’un foyer d’accueil pour personnes handicapées, loin des artistes de l’Art Brut qui créaient des œuvres abondantes et magnifiques dans les lieux clos des institutions asilaires. Néanmoins, on peut repérer des points communs. L’atelier de l’artiste nous aide à comprendre le sens et la fonction que peuvent avoir les ateliers dans les institutions et ce qu’ils peuvent
apporter aux usagers. Il donne aussi quelques indications aux professionnels sur les conditions de mise en place des dispositifs artistiques. Dans les deux cas, il est bien question d’image. Non seulement les images qu’on y produit, mais aussi l’image de soi. Celui qui entre dans un atelier se trouve dans une posture qui n’est plus la même que celle qu’il a en dehors de cet atelier. Ce dédoublement entre celui qui crée et la personne civile banale, a été évoqué par de nombreux artistes. C’est pourquoi l’atelier est un lieu si important puisqu’il permet d’héberger et de favoriser le Moi artistique.
La petite fille qui installe son « atelier » dans la Maison verte affirme d’une certaine manière, à trois ans, son identité d’artiste. Dessiner, pour elle, n’est pas un jeu anodin. Ses réalisations n’engagent pas le même « Moi » que la petite fille qui joue dans la garderie. C’est pourquoi elle installe un espace aménagé spécialement pour accueillir cette partie d’elle et s’y livrer à son activité artistique. L’activité réalisée dans ce lieu, l’atelier, prendra un autre sens que les activités habituelles. Que fait-on quand on propose à un résident de venir dans un atelier ? Que fait-on quand on ouvre un atelier qui va déclencher des enjeux dans la dynamique de l’équipe, le statut et les objectifs n’étant pas forcément les mêmes que celles de l’institution. Je ferai l’hypothèse que c’est un lieu qui a un sens très particulier, différent de tous les autres espaces de l’institution. En effet, il ne suffit pas, comme le dit Anne Brun (2007) dans son remarquable ouvrage, de mettre à disposition quelques feuilles de papier et des pots de peinture, pour qu’il s’agisse d’un atelier. L’une des différences est que dans les institutions, il ne s’agit pas de l’atelier personnel d’un artiste, mais d’ateliers collectifs. La personne ayant des troubles psychiques, à partir du moment où elle entre dans un atelier, exprime quelque chose de son monde interne, intime, qui va modifier l’image de soi.
Pourrait-on dire qu’ils offrent un refuge à ceux qui ont du mal à habiter le monde ? Hors des exigences sociales, des codes culturels trop normatifs, des pressions familiales. Henri Maldiney (2003) parle admirablement de cette habitation : « L’art ménage à l’homme un séjour, c’est-à-dire un espace où nous avons lieu, un temps où nous sommes présents – et à partir desquels effectuant notre présence à tout, nous communiquons avec les choses, les êtres et nous-mêmes dans un monde, ce qui s’appelle habiter ». Créer, c’est donc trouver un lieu, être dans un temps, sentir le monde et soi-même. L’art permet de s’habiter soi-même et d’habiter le monde. C’est ce que font les artistes. De même dans les institutions, il s’agit de créer des lieux qui permettent aux résidents d’habiter leur propre espace psychique interne et d’habiter l’espace social, comme des artistes, même s’ils ne font pas vraiment œuvre artistique.
Après l’atelier
La vie de l’œuvre ne s’arrête pas au seuil de l’atelier. Où vont les œuvres lorsqu’elles sortent des ateliers ? Que deviennent-elles pour les créateurs lorsqu’ils sortent de leur environnement, aussi bien matériellement que psychiquement ? Dans le cadre des ateliers thérapeutiques, le pouvoir de l’artiste de contrôler le devenir de ce qu’il produit, de faire un tri ou un choix, n’est pas toujours respecté par l’environnement institutionnel. Nous rencontrons ici un problème qui se pose aux responsables des ateliers en institution : l’œuvre produite dans un atelier, quel sera son destin ? Faut-il la montrer ? A qui ? Et dans quel cadre ? Non seulement on se demandera si on peut exposer ces œuvres, mais si on peut les vendre, et dans quelles conditions. (Bernadette Grosyeux, 2011). Et sur le plan psychologique, se posera la question du rapport qu’entretient la personne ayant un handicap mental ou psychique avec sa production artistique, qui va déterminer son rapport avec l’environnement d’où elle a surgi, ainsi que l’environnement qui va la recevoir. C’est là qu’on observera souvent une différence entre les artistes du monde de l’art et les participants d’un atelier en institution. Traditionnellement, on dit que ce qui caractérise les artistes de l’art brut, c’est l’absence de l’intentionnalité subjective. L’œuvre n’est pas adressée à un public, qui laisse l’artiste indifférent. A quel objet peut-il adresser l’œuvre lorsque la relation d’objet est mal établie ? Cette absence d’adresse signe la difficulté à accéder à l’échange des regards, en raison d’une intersubjectivité inaccessible ou défaillante.
L’institution psychiatrique comme atelier : Yayoi Kusama
Le trajet de Yayoi Kusama est étonnant. Artiste japonaise multi-média très douée, elle a quitté le Japon en 1957, à 28 ans, pour s’installer à New-York, où elle est devenue la reine du Pop pendant les années 60-70. Puis, après une grave crise psychique, elle s’est retirée au Japon en 1973, où elle réside depuis plus de trente ans dans une institution psychiatrique, selon sa propre volonté. Elle se rend chaque jour dans son atelier où elle continue de produire des œuvres : peintures, sculptures, textiles, installations, performances, photos, vidéos. Elle est aussi très connue au Japon pour ses œuvres écrites.
Quel sens a ce besoin d’installer son atelier, en retrait, dans un environnement psychiatrique ? Cela pose la question du rapport entre l’œuvre et la psychose. L’œuvre de Yayoi Kusama s’origine dans une expérience hallucinatoire qu’elle a vécue à 10 ans. Assise à la table familiale, raconte-t-elle, les fleurs rouges de la nappe se multiplient sur le plafond, les murs, le sol, elle-même. Impression inquiétante d’anéantissement et de dissolution – mais aussi d’éblouissement esthétique ? – qu’elle ne cessera de rendre figurable et partageable. Elle a réalisé plusieurs installations qui reproduisent cette scène. Puis toute son œuvre la reprend avec, entre autres, les Mirror Rooms, pièces tapissées de miroirs, sur fond d’eau, qui reflètent à l’infini, des immenses baudruches rouges aux pois blancs, ou une multitude de lumières scintillantes multicolores, nous faisant entrer dans un univers enchanteur et poétique. Ce que montre ce trajet artistique – je reprends ici l’hypothèse de Michel Thévoz (1990) – c’est que chaque artiste est capable d’exploiter toutes les potentialités psychiques, y compris les potentialités psychotiques, qui seraient sous utilisées chez les gens « normaux ». L’expérience psychotique apparaît dès lors non pas comme une catégorie nosographique, mais comme une expérience humaine universelle, source de créativité. « On a dit que le génie étai proche de la folie. Il serait plus exact de dire que les mécanismes psychotiques exigent un génie pour les manipuler de manière à favoriser la croissance ou la vie (qui est synonyme de croissance) », écrit Bion (1970, p.115).
L’atelier : un environnement en extension
Il y a à l’heure actuelle tout un courant d’artistes qui sortent de l’atelier. Ces artistes contemporains investissent d’autres lieux : l’espace urbain, les murs, les rues, les paysages. Dès le 19ème siècle, les impressionnistes quittent l’atelier pour aller travailler « sur le motif », dehors, dans la nature, amenant avec eux leur matériel. Celui qui a été très loin dans cette démarche, c’est Monet, initié à la peinture à l’extérieur de l’atelier sur les plages de Normandie par Boudin, tous deux originaires de la ville du Havre. Face au paysage, il s’écria « Voilà mon atelier, à moi ! » Bien plus tard, Monet crée à Giverny, son espace de création, aménageant avec passion son jardin, avec ses fleurs, ses plans d’eau, ses nymphéas, ses ponts japonais. Une extension de l’espace de l’atelier, qui englobe la nature environnante, et même crée une nature environnante conforme à l’œuvre qu’elle devra inspirer. « Mon plus grand chef-d’œuvre, c’est mon jardin », dit-il, au soir de sa vie, après 43 ans passés à Giverny.
Pour certains artistes, l’extension de l’atelier est telle qu’il faudrait parler d’ateliers au pluriel. C’est le cas du très grand peintre allemand contemporain Anselm Kiefer, qui s’est installé dans le petit village de Barjac à quelques kilomètres de Nîmes. Ce sont des lieux immenses (35 hectares), où l’artiste a réalisé des réseaux complexes de bâtiments et sédimentations architectoniques, entourés de jardins où il fait pousser des tournesols géants dont les épines vont être collées sur les toiles, creusés par des galeries souterraines où il entrepose des matériaux ou des œuvres en attente, qui y prennent leur patine. C’est là, dans ce labyrinthe de terre et de béton, de tunnels et de tessons, qu’Anselm Kiefer a habité et travaillé pendant plusieurs années. Pour Kiefer, non seulement l’atelier est l’environnement créé par l’artiste pour fabriquer et exposer l’œuvre, mais l’atelier est une extension physique et concrète de l’œuvre. Il le compare à la création des œuvres elles-mêmes. « Barjac est un processus. Comme le fait de peindre une toile ».
Conclusion
Ainsi, avec l’atelier, les artistes créent leur environnement en correspondance avec leur démarche artistique et leur style. Invention ou retrouvailles ? Au-delà d’une affirmation du statut de l’artiste, avec Courbet, d’une occupation du marché de l’art, avec les grands contemporains, s’agit-il de retrouver les expériences premières de la rencontre inaugurale avec le monde ? On retrouverait les deux composantes du conflit esthétique selon Donald Meltzer, émerveillement avec l’éblouissement du regard de Monet à Giverny, terreur sans nom et catastrophe primitive évoquée par Bion, avec Kiefer à Barjac. L’atelier serait le lieu propice et nécessaire pour faire le travail de mise en forme de ces éléments issus de la sensorialité primitive, une matrice favorisant la capacité de rêverie, d’où émergeront les formes. « Mon atelier, c’est le lieu de mes rêves », disait un artiste.
Notes
- L’exposition Dans l’Atelier, Petit Palais, avril-juillet 2016, expose 400 photographies d’atelier, d’Ingres à Jeff Koons.
- Interview dans Connaissance des Arts. Avril, 2016.
- Sculptures exposées en 2016 au Musée Picasso de Paris.
- On peut voir une petite maquette reconstituant l’atelier de Bacon dans l’exposition Dans l’Atelier, Petit Palais, 2016.
Bibliographie
Bion W.R., (1970), L’attention et l’interprétation. Une approche scientifique de la compréhension intuitive en psychanalyse et dans les groupes, Payot, 1974.
Bollas C., « L’objet transformationnel », Rev. franç. Psychanal., 4/1989.
Brun Anne (2007), Médiations thérapeutiques et psychose infantile, Paris, Dunod.
Buren Daniel, « Fonction de l’atelier », 1971, in Ecrits vol. 1, Bordeaux, CAPC-Musée d’art contemporain, 1991, pp. 195-205, Adagp, Paris 2007.
Cappock M., Francis Bacon (2006), L’Atelier, Bibliothèque des arts.
Grosyeux B. (2011), « A qui appartient l’œuvre d’art ? » in Korff-Sausse S., sous la dir. de, Art et Handicap. Enjeux cliniques, Erès.
Maldiney H., (2003), Art et existence, Ed. Klincksiek Michel Thévoz, (1990), Art brut, psychose et médiumnité, Paris, Ed La Différence.
Winnicott D. W. (1963), « Elaboration de la capacité de sollicitude », in Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1978. p.31-42