L’Ecole de Paris : bref historique
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L’Ecole de Paris : bref historique

Le terme d’École de Paris désigne tant un courant théorique, méthodologique et praxéologique, qu’un groupe d’universitaires, enseignants-chercheurs et psychologues cliniciens qui se réfèrent à la méthode d’analyse et d’interprétation psychanalytique du Rorschach et des méthodes projectives, et au-delà du bilan psychologique dans son intégralité (Emmanuelli, 2004). À notre connaissance, le terme apparait pour la 1ère fois lors du XIIIème Congrès International du Rorschach et des Méthodes Projectives qui s’est tenu à Paris en 1990, et ce sous la plume de C. Chabert rendant hommage à N. Rausch de Traubenberg, la fondatrice de ladite école. C. Chabert prenait ainsi acte du fait qu’à l’étranger on emploie le terme de Parisian school pour différencier ce courant tant de l’école phénoméno-structurale, représentée aujourd’hui par J-M Barthélémy et M. Wawrzyniak, à la suite de F. Minkowska, que de l’approche psychanalytique suisse représentée par C. Merceron, F. Rossel et O. Husain, ou encore de l’approche Exnérienne (perceptivo-cognitive) introduite en France par A. Sanglade-Andronikof. Mais si le « noyau dur » de l’École de Paris est situé à Paris même, celle-ci déborde largement la région Parisienne, avec les apports originaux de contemporains comme C. de Tychey (Nancy), P. Roman (Lausanne) ou A. Lefebvre (Bruxelles), entre autres.

L’histoire de l’interprétation psychanalytique du Rorschach1 et des méthodes projectives s’enracine tout d’abord dans la création, en mars 1950, du Groupement Français du Rorschach, « l’ancêtre » de la Société du Rorschach et des Méthodes Projectives dont le 1er président fut D. Lagache (1903-1972). Si Lagache est connu pour être le fondateur de la psychologie clinique en France (il créa la licence de psychologie en 1947 à la Sorbonne), on sait moins qu’il s’intéressa à la psychologie projective et qu’il écrivit dès 1943 un texte majeur de la discipline intitulé « La rêverie imageante, conduite adaptative au test de Rorschach », N. Rausch de Traubenberg n’hésitant pas à dire à son propos qu’il produisit l’effet d’une illumination (1994, p. 259). Dans ce texte Lagache s’intéresse déjà au processus de la réponse Rorschach et, anticipant bien des développements ultérieurs, il montre que celui-ci ne ressort pas seulement d’une attitude « percevante » mais invite « à l’adoption d’une conduite imageante et déréalisante (…) les tâches de Rorschach (…) invitent à une rêverie imageante, mais à une rêverie entretenue dans une situation spéciale, savoir une situation d’examen (…) ce que le Rorschach met à l’épreuve, c’est l’aptitude à jouer » (1943-1977, p. 403). Comme en écho, R. Schafer (le théoricien de l’interprétation psychanalytique aux États-Unis) définira en 1954 le Rorschach comme « le livre de l’imaginaire individuel ». L’idée d’un compromis entre activité perceptive et activité imaginaire est ainsi avancée, ce dont se souviendra N. Rausch quand elle définira le Rorschach comme « espace d’interaction » entre percept et fantasme, objectivité et subjectivité, réalité externe et réalité interne ou encore entre corps et rêverie (1982). Lagache insistera également sur ce qui deviendra la spécificité de l’École de Paris, à savoir que l’interprétation psychanalytique ne se réduit pas à une interprétation symbolique de l’inconscient à travers les contenus, mais que les aspects formels du Rorschach peuvent également faire l’objet d’une analyse qualitative. Celle-ci ouvre, à côté de la dimension diagnostique qui implique une comparaison à des normes, à l’analyse individuelle et singulière de la personnalité, nous disons aujourd’hui du fonctionnement mental. Peu à peu le terme « d’épreuves cliniques » ou encore de « techniques » puis de « méthodes projectives » va remplacer celui de « tests », la psychologie projective s’inscrivant résolument dans le champ de la psychologie clinique et non plus de la psychométrie.

Dans ces perspectives, D. Anzieu (1923-1999), élève puis assistant de Lagache à la Sorbonne avant d’être professeur à Nanterre, va contribuer à développer une analyse psychanalytique du Rorschach et des méthodes projectives, en particulier en étudiant la régression à l’œuvre et les ressemblances et les différences entre l’activité projective propre aux épreuves du même nom2 et la projection, concept psychanalytique (Anzieu, 1961). Mais bien au-delà de ses apports théoriques « Didier Anzieu a lancé l’enseignement, la formation en techniques projectives, et c’est sous son autorité qu’ont pu être réalisés colloques, confrontations, actions pédagogiques, ouvrages de clinique et de recherches » (Rausch, 1994, p. 259). Il fut le rédacteur du Bulletin du Groupement Français puis de la Société Française pendant 12 ans. Il fut également le créateur du Certificat de Techniques Projectives à la Sorbonne en 1964-66 et il joua un rôle important dans l’organisation des deux colloques internationaux qui se tinrent à Paris (1965, 1990). Son concept majeur le Moi-Peau, bientôt suivi de ceux d’enveloppes psychiques et de signifiants formels, s’inspire directement de la psychologie projective (Fischer et Cleveland) autant qu’il rejaillira sur celle-ci, spécialement grâce aux travaux de C. Chabert sur la représentation de soi dans les états limites. Il fut le directeur des thèses de 3ème cycle et/ou d’état de V. Shentoub (1967), R. Debray (1973-1983), N. Rausch de Traubenberg (1981), C. Chabert (1986), F. Brelet-Foulard (1989). Mais c’est à N. Rausch de Traubenberg qu’il reviendra d’organiser l’École de Paris et ce aux trois niveaux de la clinique et de la recherche indissociables chez elle, de l’élaboration d’une théorie de l’outil, de l’organisation de l’enseignement :

  • d’une part, elle participe aux grandes recherches cliniques en psychopathologie (de l’enfant essentiellement) portant sur les déficiences et les psychoses, d’abord à la clinique G. Heuyer dans les années 50 (où elle côtoie Lebovici et Diatkine), puis par le biais d’un rattachement au CNRS de 1955 à 1966 sur le thème de « la perception chez l’enfant et l’adolescent », puis ensuite à la Salpêtrière dans les années 60-70 (où elle travaille avec Widlöcher), recherches qui viendront nourrir ses deux thèses (de 3ème cycle et d’état), son ouvrage Le Rorschach en clinique infantile co-écrit avec M. F. Boizou en 1977, ainsi que diverses publications ;
  • d’autre part, forte de sa riche expérience des échanges scientifiques internationaux (elle passe un an aux États-Unis en 1951), elle donne progressivement ses assises théoriques et méthodologiques à l’École de Paris à travers son livre La pratique du Rorschach (1970) qui en est aujourd’hui à sa 9ème édition, puis en écrivant une remarquable synthèse parue dans l’EMC en 1982 (texte commun avec V. Shentoub) : elle contribue, seule et/ou en équipe, à mieux définir la situation projective impliquant la consigne, le test, la relation à l’examinateur, à décrire le matériel dans ses composantes manifestes et latentes, à codifier (avec A. Sanglade) le livret de cotation, à théoriser le processus de la réponse, à élaborer diverses grilles d’interprétation des contenus ou encore de représentation de soi et de relation d’objet, à explorer « la clinique du normal » à côté des grandes formes pathologiques, à soutenir le long travail d’actualisation des données normatives publié récemment par M. Emmanuelli et C. Azoulay (2012). Pour résumer, on peut dire qu’elle a doté le Rorschach d’une théorie élaborée intégrant phénoménologie et psychanalyse dont l’outil ne disposait pas jusque-là ; Présidente de la Société Française à diverses reprises, directrice de publication du Bulletin puis de la revue Psychologie Clinique et Projective, reconnue internationalement, elle fut la présidente de la Société Internationale du Rorschach de 1987 à 1990 ;
  • enfin et surtout, elle accepte en 1966, à la demande de P. Fraisse et de D. Anzieu (parti en 1964 à Nanterre), d’organiser à l’Institut de Psychologie l’enseignement du Certificat de Formation aux Techniques Projectives permettant à des générations de psychologues cliniciens de se former à la clinique projective et, au-delà, à la psychopathologie clinique. Dans les années 70, à l’apogée de son succès, le certificat compte 800 étudiants par an, et plusieurs dizaines de TD ! Elle crée en 1976 la semaine de Formation Continue aux méthodes projectives, encore très courue aujourd’hui. Elle devient en 1978 co-directrice puis directrice (de 1981 à 1987) du DESS Conseil Psychologique créé à l’Institut de Psychologie, et qui intégra les enseignements de projectifs. En 1978 également, elle fonde le « Groupe de Recherche en Psychologie projective » réunissant « TATistes » et « Rorschachiens » dans le même groupe de travail qui comporta V. Shentoub, R. Debray, C. Chabert, A. Sanglade, M. Boekholt, M. Peruchon, N. Jeammet. Ce groupe fut ensuite rattaché au Laboratoire de Psychologie Clinique et de Psychopathologie (LPCP) créé en 1993 par C. Chabert. Le Certificat co-dirigé avec C. Chabert au début des années 1980 deviendra en 1986 le DUPP (Diplôme Universitaire en Psychologie Projective) dirigé par cette dernière de 1988 à 2012 : pendant longtemps il s’est agi de la seule formation française et européenne en psychologie projective. En effet, une des particularités de l’École de Paris tient au fait que l’enseignement est le creuset dans lequel sont articulés et élaborés activités cliniques, de recherche et perfectionnement méthodologique : « Les méthodes projectives sont un lieu où la théorie s’incarne dans un discours » (Rausch). Les champs et problématiques investigués se sont alors diversifiés et suivirent l’évolution contemporaine de la psychopathologie : psychoses et névroses, mais également personnalités narcissiques, états-limites, dépressions, psychosomatique, clinique du normal, adolescence et vieillissement.

L’autre épreuve phare du bilan projectif est le TAT3 (chez l’enfant le couplage s’effectue avec le CAT ou le Patte Noire, mais la méthodologie reste rigoureusement la même), dont le développement d’une théorie résolument psychanalytique de la méthode et de l’interprétation revient à V. Shentoub seule ou accompagnée de R. Debray. Le talent de V. Shentoub fut tout à la fois de sortir le TAT, créé par Murray aux Etats-Unis en 1933, de la psychologie du Moi4 dans lequel il s’enlisait et, en même temps que Shafer (1958) aux Etats-Unis qui publiait How was this story told ?, de montrer que l’analyse du discours, du « comment c’est dit », du contenant narratif, primait sur l’analyse des contenus, celle-ci se faisant sinon au risque des interprétations sauvages portées par les projections personnelles des cliniciens. Elle inventa donc, dès la fin des années 1950, une grille d’analyse des procédés d’élaboration du discours, analogon des mécanismes de défense, qui, initialement marquée par l’opposition entre procédés névrotiques et procédés psychotiques, nous disons aujourd’hui archaïques, fut progressivement enrichie et remaniée au fur et à mesure des découvertes cliniques sur la psychosomatique (Debray, 1983), les états limites et les fonctionnements narcissiques (Brelet, 1986). Un premier manuel du TAT parut en 1990 sous la direction de V. Shentoub, bientôt suivi par un nouveau manuel dirigé par F. Brelet-Foulard et C. Chabert en 2003 où figure la grille actuellement utilisée, appelée « feuille de dépouillement du TAT ». Dans les mêmes perspectives théoriques et méthodologiques, M. Boekholt (1993) adapta la méthodologie aux épreuves thématiques chez l’enfant, après que R. Debray ait proposé une grille pour les enfants et préadolescents5.

Il reviendra enfin à C. Chabert6 un rôle de premier plan dans l’organisation et la diffusion des travaux de l’École de Paris, tant par son activité théorique que par son activité de Professeure et de directrice de recherche particulièrement appréciée de ses étudiants et doctorants. Repérée par N. Rausch en 1969 pour sa (très) bonne copie au certificat de Formation aux Techniques projectives, elle se vit confier immédiatement un groupe de TD. Elle soutint une 1ère thèse de 3ème cycle en 1975 sur « La formation du jugement moral chez l’enfant » et travailla jusqu’en 1975 en psychopathologie infantile à la Salpêtrière avec N. Rausch et D. Widlöcher. Ensuite elle se spécialisa en psychopathologie de l’adolescent avec Ph. Jeammet à la Cité Universitaire et commença une formation analytique à l’APF. Elle est alors invitée par D. Anzieu à publier une théorisation psychanalytique du Rorschach plus ferme que celle en vigueur jusque-là, ce dont elle s’acquitta à travers sa thèse d’état qui donna lieu à ses deux livres internationalement reconnus Le Rorschach en clinique adulte. Interprétation psychanalytique (1983) et La psychopathologie à l’épreuve du Rorschach (1987). Elle plaide pour la complémentarité du Rorschach et du TAT (1987) qu’elle avait intégrée préalablement dans la pratique pédagogique. En 1992, lors de la journée d’hommage à D. Anzieu, elle expose « La psychanalyse au service de la psychologie projective », texte de synthèse magistral qui peut être considéré comme « le manifeste » de l’École de Paris et qui sera déployé dans « Psychanalyse et Méthodes projectives » (1998). Dans ces textes elle précise l’articulation entre les méthodes projectives et la métapsychologie freudienne : le support de l’analyse est le modèle de fonctionnement psychique tel que le construit la psychanalyse. Dès lors, sur des bases beaucoup plus dynamiques que l’approche formelle classique et qui valorisent l’associativité et la dimension transféro-contretransférentielle, les épreuves projectives s’avèrent pertinentes et efficientes tant pour l’élaboration d’un diagnostic en référence à la psychopathologie psychanalytique contemporaine (Chabert, 2008-2010) que pour l’étude des processus de changement qui fonde les indications thérapeutiques. Aujourd’hui, psychanalyste réputée, membre formatrice de l’APF, C. Chabert n’en continue pas moins de soutenir et développer la méthodologie projective dont elle considère qu’elle sert la formation en psychopathologie clinique et permet également l’écoute analytique de problématiques autrement méconnues. Sous sa direction de nombreuses thèses ont été soutenues, explorant de nouveaux champs cliniques (préadolescence et adolescence, précocité intellectuelle, vieillissement, féminin) et psychopathologiques (agressions sexuelles, agitation, hyperactivité, bouffées délirantes, psychoses, dépression, mélancolie-manie, anorexie-boulimie, attaques du corps, autisme, etc.). Parmi ses premières doctorantes, citons M. Emmanuelli (1991) qui développa une méthodologie de recherche originale en opérationnalisant rigoureusement à travers les facteurs projectifs les concepts utilisés (narcissisme, position dépressive, sublimation) et C. Azoulay (1993) qui poursuivit une recherche entamée préalablement à l’Institut Mutualiste Montsouris sur la schizophrénie à l’adolescence. Ensemble, elles poursuivirent le travail insufflé par C. Chabert et publièrent Les épreuves projectives à l’adolescence (2001-2009). M. Emmanuelli devint Présidente de la Société Française du Rorschach et des Méthodes Projectives de 2006 à 2011 (B. Verdon en est l’actuel Président) et elle fonda en 2005 avec P. Roman le Réseau international de recherche « Méthodes projectives et Psychanalyse ». C. Azoulay est aujourd’hui la responsable du DUPP, de la session de Formation Continue en Psychologie Projective à l’Institut de Psychologie de Paris Descartes et la rédactrice en chef de la revue Psychologie Clinique et Projective. Après un détour par l’ARPPP (Association pour la Recherche en Psychologie Projective Psychanalytique) l’École de Paris poursuit aujourd’hui ses travaux scientifiques et éditoriaux (Chabert & Azoulay, 2011) via le GRIMPP (Groupe de Recherche Interuniversitaire en Méthodes Projectives et Psychanalyse) actuellement coordonné par C. Azoulay et J.-Y. Chagnon.

Notes

  1. On trouve quelques éléments historiques relatifs au Rorschach en France sous la plume N. Rausch de Traubenberg (1982, 1994, 2006), de P. Roman (2003), A. Andronikof (2009) ou encore dans la notice biographique de N. Rausch établie par la Revue de Psychologie Appliquée (1990). Enfin il existe un DVD d’un entretien avec N. Rausch réalisé par C. Azoulay et J-Y Chagnon (Bibliothèque du LPCP).
  2. On doit à L. K. Franck en 1939 aux Etats-Unis le terme de « méthodes projectives ».
  3. On trouve des éléments historiques in Brelet (1986), Shentoub (1990) et Brelet-Foulard & Chabert (2003).
  4. Il est à noter que Lagache et Anzieu se tinrent à distance tant de Lacan, dont ils furent très critiques, qu’à l’égard de la psychologie du Moi Hartmanienne, version américaine de la psychanalyse. Leurs successeurs, qu’ils soient membres ou proches de la SPP ou de l’APF, s’inscrivent dans ces directions.
  5. Cf. « L’apport des méthodes projectives -approche psychanalytique- au bilan psychologique de l’enfant et de l’adolescent. Bilan de 30 ans de travaux » (Chagnon, 2011).
  6. Cf. l’interview de C. Chabert réalisée par A. Braconnier pour Le Carnet Psy (2009, n° 136).