Les chemins de la destructivité
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Les chemins de la destructivité

La destructivité : concept plus phénoménologique que métapsychologique mais qui me paraît particulièrement pertinent pour caractériser cette potentialité humaine : la capacité de détruire sans limite. Potentialité spécifique à l’être humain, en miroir de cette autre spécificité, la créativité. Les deux me semblent aller de pair. On en voit se dessiner les émergences chez le bébé et plus encore chez l’adolescent, favorisés dans un sens ou dans l’autre par le contexte social mais sans oublier ce qui se passe entre les deux, c’est-à-dire la latence, l’âge de raison, la construction du moi, alors qu’on redécouvre l’importance du Moi. On la redécouvre en creux, au travers de l’explosion de ce qu’on appelle les états-limites et les pathologies narcissiques. C’est ce qui nous montre a contrario combien le moi est en souffrance à l’heure actuelle, et combien cette phase de l’âge de raison, de la latence, est une étape essentielle entre le bébé tellement dépendant de l’entourage et l’adolescent qui devra prendre en main son destin. Il ne pourra le faire que s’il n’y a pas eu trop de difficultés pendant cette phase et en particulier s’il aura pu se nourrir des apports nécessaires au développement de ses potentialités et de ses compétences.

Une spécificité humaine : le développement paradoxal de la personnalité

On peut considérer que la construction de la personnalité s’opère schématiquement suivant deux axes de développement. Le premier peut être qualifié d’axe relationnel : il est fait des échanges entre l’individu et son environnement. Il n’est pas spécifique à l’homme et se retrouve chez les animaux les plus évolués. Par contre ce qui est propre à l’homme c’est la conscience de cet attachement et de sa différenciation suivant les personnes et notamment leur sexe. Le second axe est encore plus spécifique. C’est celui de l’autonomie et là encore de la conscience de celle-ci par le sujet naissant, avec en corollaire l’estime de soi et ce qu’on appelle le narcissisme. La capacité réflexive, celle de se voir, de se juger, de se dédoubler en un Je et un Moi, de percevoir sa finitude, ses manques, sa dépendance, de se comparer aux autres, fonde à nos yeux cette dimension du narcissisme propre à l’être humain que la culture a contribué à développer pour la porter à son paroxysme avec l’avènement du sujet tel que nous le connaissons dans notre civilisation libérale occidentale.

S’il n’y a pas de narcissisme possible sans cette capacité réflexive, celui là ne se réduit pas cependant à celle-ci. La qualité du regard porté sur soi comme la sensibilité à celui que les autres portent sur nous, l’importance de l’attente, voire de la quête de ce regard, dépendent de ce qui assure cet état qualitatif complexe que l’on essaie de cerner par des qualifications telles que le sentiment de continuité et de permanence de soi, “la confiance fondamentale” de Balint, l’estime de soi pour les aspects les plus élaborés. C’est cette trame fondamentale qui sert d’appui au narcissisme, qui lui confère sa qualité émotionnelle de confiance ou de méfiance, de tranquillité ou de vigilance anxieuse, de quiétude ou d’avidité et ce caractère basique de fondation de la coloration affective et de la tonalité émotionnelle du regard que le sujet portera sur lui et sur le monde.

C’est ce que nous avons appelé les assises narcissiques (Jeammet, 1989) concept proche de celui de Soi, tel que l’ont élaboré des auteurs comme E et J. Kestemberg (1972). Ces assises servent de base au sentiment de continuité et de sécurité interne. Le concept de relation secure, insecure, désorganisée, développé par J. Bolwby (1984), repris par M. Main (1995) et de nos jours par un auteur comme P. Fonagy (1996) est une façon analogue d’aborder cette question sur un mode plus directement centré sur la relation d’objet.

Comment se construisent ces assises narcissiques ? Fondamentalement en relation avec les premiers objets d’attachement mais d’une façon telle, que la question de la différence entre soi et l’objet n’ait pas à se poser. Pas d’assises narcissiques secure et stables sans un lien primaire de qualité avec l’objet, mais un objet qui pour l’essentiel n’est présent que par la qualité de plaisir de fonctionnement qu’il génère chez le bébé. C’est le paradoxe formulé par Winnicott (1971) : pour que l’enfant puisse créer l’objet, il faut que l’objet soit déjà présent. Nous ajouterons présent par la qualité de plaisir pris par le bébé dans l’échange avec l’environnement et que le bébé emporte avec lui et s’approprie dans son plaisir de fonctionnement en l’absence de l’objet. Le plaisir de suçotement des lèvres et de la langue dans l’attente de l’allaitement en est le prototype. L’enfant acquiert ainsi une confiance dans la survenue de la satisfaction, confiance dans l’environnement et dans lui-même. Avec la confiance naît la capacité d’attendre et avec celle-ci la capacité, relative certes, d’acquérir une certaine liberté de choix par rapport aux contraintes internes, comme externes, qui pèsent sur le sujet et conditionnent ses comportements.

Cette confiance autorise progressivement de voir le monde, comme la bouteille, plutôt à moitié plein qu’à moitié vide. Regard positif qui contribue lui-même à créer du lien et à remplir la bouteille et vice-versa, sauf survenue d’un “traumatisme” qui peut détruire ce capital de confiance en les autres mais aussi, en miroir, en soi et rendre vulnérable le sujet. Par contre si l’environnement s’adapte mal au rythme et attentes de l’enfant, soit très schématiquement en prévenant tout désir ou en attendant trop longtemps avant de lui répondre, il se crée un écart qui fait sentir à l’enfant trop tôt, trop massivement et trop brutalement son impuissance devant un monde qu’il ne comprend pas. Dans les cas de carence relationnelle précoce l’enfant développe une activité de quête de sensations. A la place de la mère il recherche des sensations physiques douloureuses qui ont toujours une dimension autodestructrice. L’absence de l’objet investi n’est plus remplacée par le plaisir du recours à une activité mentale ou corporelle, mais par l’auto-stimulation mécanique du corps. La violence de cet investissement et son caractère destructeur sont proportionnels à la perte de la qualité relationnelle du lien et à ce qu’on pourrait appeler sa déshumanisation.

Cette spécificité réflexive de l’être humain nous paraît avoir pour conséquence de susciter la potentialité d’un antagonisme entre les deux lignes essentielles de développement qui reposent sur cette double nécessité que, pour être soi, il faut se nourrir des autres et en même temps se différencier. Se nourrir des autres veut dire se laisser pénétrer et laisser se développer les mouvements incorporatifs et introjectifs. Dès qu’il en est conscient c’est pour le Moi accepter de s’abandonner à une passivation menaçante. Ce n’est possible que si le plaisir domine et qu’en fait la question des limites et de la différence ne se pose guère. Dès que l’adaptation de l’environnement aux besoins du bébé est en défaut et que ce dernier est confronté trop précocement et trop massivement à son impuissance, se créent les conditions d’une opposition entre le sujet et l’objet, entre l’appétence pour l’objet et la sauvegarde narcissique.

C’est le premier des paradoxes du développement : le sujet n’est jamais autant lui-même que lorsqu’il s’est abondamment nourri des autres sans qu’il ait à prendre conscience des parts respectives de ce qui lui revient et de ce qui appartient à autrui. La solidité des assises narcissiques est un facteur de pare-excitations par rapport à l’attraction objectale. Elle constitue une limite et un filtre dont on perçoit le défaut quand la relation objectale devient trop éclatante. Cet éclat ne peut être purement quantitatif. Il tire sa force de la faiblesse du filtre narcissique, comme l’illustrent certaines pathologies et notamment celles qui impliquent les troubles de l’humeur (Jeammet, 1991). En son absence, l’objet acquiert un pouvoir de déséquilibre. Le plaisir de désirer se transforme alors en la crainte de donner un pouvoir à l’objet sur le Moi. Le désir devient le cheval de Troie de l’objet au sein du Moi. Au lieu d’être le complément naturel l’un de l’autre, comme c’est le cas dans les introjections réussies, investissements objectaux et narcissiques apparaissent alors comme contradictoires en une opposition qui creuse ce que nous avons appelé “l’écart narcissico-pulsionnel”, la pulsion ou en d’autres termes l’appétence pour l’objet étant perçue comme le représentant objectal au sein du Moi (Jeammet, 1980).

Pour le sujet en insécurité, qui se sent vide ou insuffisant et pour lequel l’objet est immédiatement d’autant plus menaçant qu’il est plus attendu et envié, le plaisir de l’échange est trop dangereux pour l’intégrité du Moi. La relation d’emprise comme moyen de contrôle d’un Moi menacé de débordement prend le pas sur le plaisir de la satisfaction. Au plaisir de la satisfaction s’oppose ainsi le plaisir d’emprise ( P. Denis, 1992). Le premier nécessite un Moi suffisamment en sécurité pour pouvoir s’abandonner au plaisir de la satisfaction avec ce que cela suppose de tolérance à la passivité à l’égard de l’objet de satisfaction. Le second devient la défense obligée d’un Moi menacé de débordement. Le premier contribue à renforcer le Moi, le second à l’affaiblir en le privant des échanges nécessaires.

Ces données permettent de comprendre comment le désir pour l’objet peut être perçu comme une menace narcissique, mettant en danger la subjectivité et même l’identité ; et pourquoi les sujets en échec relatif d’intériorisation, avec une insécurité interne, des assises narcissiques fragiles et des structures intrapsychiques mal différenciées se raccrochent défensivement aux données perceptives et à des objets externes surinvestis et vont être particulièrement sensibles aux variations de la distance relationnelle. L’agir est pour eux le moyen de renverser ce qu’ils craignent de subir et de reprendre une maîtrise qu’ils étaient en train de perdre. L’acte permet de figurer sur la scène externe et par là, de contrôler, ce qu’ils ne pouvaient représenter au niveau d’un Moi sidéré par la massivité des affects avec un espace psychique effacé où le jeu subtil des déplacements de représentations est remplacé par les mécanismes plus archaïques de projection, de renversement dans le contraire et de retournement contre soi. C’est, nous semble-t-il, le paradoxe central du développement : plus on est en insécurité interne, plus on dépend d’autrui pour se rassurer, moins on peut recevoir. C’est aussi le paradoxe du narcissisme qui doit se nourrir de l’objet pour s’épanouir mais vit l’objet comme immédiatement antagoniste dès qu’il apparaît comme existant hors de lui et d’autant plus qu’il est source d’envie. Entre la quête auto-destructrice de sensations pour se sentir exister et le plaisir d’être de l’enfant satisfait et apaisé par l’échange avec l’entourage, tous les intermédiaires existent : c’est le champ de la dépendance. Dépendance de l’enfant au domaine du percept, celui de la réalité externe, pour contre-investir une réalité interne trop anxiogène pour que l’enfant puisse trouver dans ses ressources mentales internes et dans le plaisir des ses activités un moyen suffisant d’apaisement et de sécurisation (Jeammet, Corcos, 2001). Dépendance en ce sens que leur équilibre narcissique et affectif, c’est-à-dire leur estime et leur image d’eux-mêmes comme leur sécurité interne et leur possibilité de tolérer et de se nourrir des relations dont ils ont besoin, dépend plus et de façon excessive de leur environnement que de leurs ressources internes.

Dépendance qui n’est pas pathologique en elle-même mais que l’on peut qualifier de pathogène. Pathogène car elle risque d’enfermer l’enfant puis l’adolescent dans un engrenage dangereux, celui de cette triade pathogène : l’insécurité interne génère la dépendance au monde perceptif environnant qui, à son tour, génère le besoin de contrôler cet environnement dont l’enfant dépend. Or on ne contrôle pas l’environnement dont on dépend par le plaisir partagé mais par la mise en place d’une relation fondée sur l’insatisfaction, dont les plaintes, les caprices puis les conduites d’opposition et d’auto-sabotage des potentialités du sujet sont les moyens d’expression privilégiés. Par l’insatisfaction le sujet oblige l’entourage à s’occuper de lui et en même temps il lui échappe et sauvegarde son autonomie puisqu’il le met en échec en un cycle sans fin. Il évite ainsi l’angoisse d’abandon et l’angoisse de la fusion ou de l’intrusion.

On peut ainsi considérer l’ensemble du système défensif du sujet et les modalités relationnelles qui en découlent sous l’angle de l’aménagement de la dépendance d’un Moi affaibli par un sentiment d’insécurité interne. A la place de relations simples et diversifiées s’installent des modes relationnels défensifs marqués par le besoin d’emprise que traduisent deux qualités d’investissement qui signent le besoin du Moi de compenser une faiblesse interne par un surinvestissement de l’objet investi ou de ses substituts, et qui sont : l’excès et la rigidité. L’excès est l’effet d’un surinvestissement lui-même généré par la nécessité de contre-investir une réalité interne insécurisante. Quant à la rigidité, son intensité est proportionnelle à celle de la menace narcissique éprouvée par le Moi.

Les conséquences s’en font sentir à deux niveaux : sur le développement de la personnalité, en empêchant la poursuite des processus d’échanges et d’intériorisation et en bloquant les mécanismes d’identification, nécessaires à la maturation du sujet ; sur le fonctionnement mental lui-même, en entravant les possibilités de représentation, les situations paradoxales ayant des effets spécifiques de sidération de la pensée. Ne peut-on pas y voir une forme d’agrippement comparable à celle de l’enfant apeuré à sa mère ? C’est la peur ou la menace qui donne sa force au comportement de l’enfant. Mais quand celui-ci se cramponne à la main de sa mère, il ne sent pas tant la peur qui a provoqué le geste que le soulagement de la sécurité retrouvée, parfois même accompagnée d’un plaisir lié plus à l’effet de contraste par rapport à l’état émotionnel antérieur qu’au souvenir précis de la cause de la peur. Le soulagement peut l’emporter sur toute autre émotion. L’enfant peut croire de bonne foi qu’en se comportant ainsi “c’est son choix” et qu’il y trouve une sécurité bénéfique. Il ne perçoit pas que c’est une contrainte liée à la menace que représente pour le Moi toute prise de distance à l’égard de son objet d’attachement, la mère. Bien sûr la dimension de contrainte va resurgir rapidement dans la dépendance physique et psychique à la mère et conduire l’enfant à exercer une forme ou l’autre d’emprise sur la mère, par l’insatisfaction, les plaintes, les caprices comme il se sent en miroir sous l’emprise de sa mère. Si celle-ci laisse faire ou se fait complice d’une relation à laquelle elle trouve elle-même des bénéfices par la réassurance qu’elle lui apporte et l’importance qu’elle lui confère, le piège risque de se refermer qui voit l’enfant s’opposer d’autant plus, d’une façon ou d’une autre, qu’il est plus dépendant de la présence et du regard maternel. Abandonner les convictions qui nourrissent un comportement, c’est du même ordre que lâcher la main de sa mère pour l’enfant qui a peur. A quoi s’ajoutent avec la prolongation de la conduite les bénéfices narcissiques et identitaires d’un état qui assure l’adolescent d’être vu, de susciter le regard et les préoccupations des autres, et de trouver une identité qui le conforte dans sa différence et dans son pouvoir de résister aux sollicitations et au pouvoir des autres. Qu’est-ce qui est susceptible de susciter une telle adhésion à une pensée quelle qu’elle soit ? Le point commun c’est toujours à mes yeux le défaut de ressources internes de sécurisation et ses conséquences : la nécessité de développer une relation d’emprise et de se cramponner à des éléments perceptivo-moteurs de la réalité externe ou à une conviction interne.

On est au cœur de la problématique narcissique avec ce qu’elle suppose d’insécurité, de manque de sources internes de plaisir, de ce que nous avons appelé les assises narcissiques, et par là même de dépendance aux objets externes. On retrouve les caractéristiques habituelles de cette relation : l’absence de confiance en l’autre comme en soi ; l’importance de l’attente à l’égard de ces objets et en miroir celle de la déception ; l’oscillation entre l’idéalisation et le dénigrement ; une suggestibilité qui n’a d’égale que la capacité de refus et l’entêtement ; un hyper-investissement des croyances ou à l’opposé un scepticisme et un dénigrement sans failles.

La menace narcissique est l’élément déclencheur de ces conduites destructrices et le moteur de leur violence. Cette menace ainsi portée sur l’équilibre et la cohérence du Moi, c’est-à-dire sur ses assises narcissiques et sa représentation de lui-même, génère un état de stress et mobilise les émotions que le cerveau, dans sa dimension la plus biologique et la plus en continuité avec le règne animal, tient à la disposition du Moi, notamment la peur voire la terreur, la rage et bien sûr l’agressivité mais aussi la sexualité avec les comportements qui en découlent. Ces comportements une fois déclenchés ont un impact à leur tour sur la relation aux objets et sur la représentation de soi par le sujet, impact susceptible d’apaiser, d’entretenir ou d’aggraver ces conduites.

Ce qui est spécifiquement humain dans ces conduites c’est ce qui relève de leur représentation mentale par le sujet et de l’impact sur l’image de lui-même. Impact qui sera fonction du niveau de sécurité interne du sujet, lui-même en lien avec la qualité des assises narcissiques, l’estime de soi, les expériences relationnelles antérieures organisées autour des complexes fantasmatiques et des “modèles internes opérants” (P. Fonagy, 1996).

La destructivité est l’utilisation par le Moi de l’agressivité, parfois de la sexualité, à des fins de sauvegarde de ses limites et de reprise d’un rôle actif face à une menace de débordement et de désorganisation. La destructivité est au service du Moi. L’agressivité est immédiatement sollicitée par un Moi menacé dans ses frontières. Elle se transforme en haine avec l’accroissement de l’individuation de l’enfant et de ses capacités réflexives qui permettent l’émergence d’une intentionnalité anti-objectale ou du moins à l’encontre de ce qui vient faire effraction dans le Moi et lui souligner sa vulnérabilité et sa dépendance à l’égard de ce qui n’est pas lui. Par la suite toutes les sollicitations qui mettent le Moi en situation d’attente, notamment à l’égard des objets, peuvent être ressenties comme une menace pour l’équilibre narcissique.
Abandon, déception, humiliation sont des situations vécues par le Moi. Elles ont en commun d’être directement proportionnelles à l’attente à l’égard des objets significatifs pour le sujet et à sa situation de dépendance affective et narcissique. C’est-à-dire une situation qui confronte le Moi à la menace suprême : une passivation forcée, qu’il subit entièrement, et qui le menace de désorganisation et de confusion. L’intensité des affects (de haine notamment) que ces situations sont susceptibles de déclencher est le plus souvent davantage liée à la menace qu’elles représentent pour le Moi qu’à la nature de l’événement déclenchant et à l’intentionnalité de l’objet. Ce qui fait la force de la menace c’est la conjonction de la fragilité des assises narcissiques du Moi, de son sentiment de sécurité interne comme de son image de lui-même d’un côté et, de l’autre, l’importance de ses attentes et de ses déceptions à l’égard des objets. Bien sûr les expériences antérieures, de l’enfance notamment, les situations qu’elles ont engendrées vont peser plus ou moins inconsciemment sur ce vécu. Mais la souffrance et la menace sont le fait de la tension infligées au Moi par le jeu des contradictions qui l’assaillent. La défense du territoire devient alors pour le Moi une tâche émotionnelle vitale que l’on peut qualifier de réflexe, en ce sens qu’elle existe probablement dès la naissance de l’enfant, et qu’elle est, elle aussi, notre part d’héritage animal. Mais ce qui est le propre de l’homme, c’est que son territoire s’est considérablement étendu puisqu’il n’est plus seulement géographique mais que son espace concerne également et même essentiellement la représentation de lui-même et celle qu’il imagine que les autres ont de lui. Tous les affects du registre narcissique, la honte, l’humiliation, l’infériorité mais aussi la déception, la rage, l’envie… sont les vigies des limites de notre territoire narcissique. Mais paradoxalement, plus nos assises narcissiques sont étroites et notre estime de nous-même faible, plus notre sensibilité au regard des autres s’accroît et les frontières de notre narcissisme s’étendent.
La réponse basique aux effractions du territoire est l’agressivité, susceptible chez l’homme de devenir la haine quand elle s’attache à un objet précis, haine de l’autre et haine de soi quand elle s’en prend à ce qui en soi peut faire lien avec l’objet haï. Mais aussi destructivité plus anonyme quand la possibilité de détruire soi ou les autres, s’offre au moi comme une forme de créativité toujours possible, “à portée de main” par laquelle la possibilité de retrouver un rôle actif lui procure une maîtrise qui le fait ainsi exister et retrouver une consistance qui le protège du risque plus angoissant du débordement, de l’impuissance et de la dissolution de ses limites et de son image.
L’équilibre du sujet dépend ainsi à la fois des conditions biologiques internes, elles-mêmes très dépendantes de son potentiel génétique que l’on commence à mieux connaître, de ses interactions avec l’environnement, mais aussi des représentations que le sujet a de lui-même et de ses liens avec l’environnement. Ce dernier point spécifie l’être humain. Tout ce qui le vulnérabilise et qu’il est obligé de subir, du plus biologique au plus psychologique, est susceptible de renforcer son insécurité interne et de ce fait sa dépendance et les mécanismes de contrôle qu’elle génère. Il se crée ainsi un engrenage auto-renforçateur qui fait de tout ce qui dévalorise le sujet un facteur de risque pathogène. Les conduites d’emprise plus ou moins auto-destructrices qu’il met en œuvre ne font qu’aggraver sa situation. C’est cet engrenage pathogène que l’adolescence est susceptible de solliciter spécifiquement, favorisant l’émergence de la pathologie mentale.

L’adolescence : actualisation de l’insécurité interne et des besoins de dépendance. La tentation de la destructivité

En prenant ses distances avec ses objets d’attachement l’adolescent doit s’appuyer davantage sur ses ressources propres et révèle ses vulnérabilités narcissiques. L’adolescence m’est apparue très vite comme un remarquable révélateur des contraintes dont nous héritons de l’enfance, mais aussi révélateur des modèles que le monde adulte offre en réponse aux attentes spécifiques des adolescents que les changements induits par la puberté font naître. Contraintes de l’enfance, de nature génétique, non pas de l’ordre d’une hérédité de type mendélien, comme dans les maladies dites héréditaires, mais en ce qui concerne le comportement, les phénomènes psychiques et les troubles “mentaux”, de l’ordre d’une héritabilité. Celle-ci, en général polygénique, se redistribue de façon très variable pour chaque individu et à chaque génération et conditionne ce qu’on pourrait appeler le “tempérament” de l’enfant ainsi que certaines caractéristiques dans l’intensité, la nature, l’expressivité et la gestion des émotions. Mais aussi bien sûr contraintes non moins importantes de l’interaction de l’enfant avec son environnement et plus particulièrement ses parents ou ceux qui l’élèvent, ses “objets d’attachement”. Poids de l’histoire de l’enfance, des événements qui la jalonnent si ce n’est des traumatismes qui la marquent.

Le premier paradoxe qui m’a rapidement frappé c’est qu’à contraintes et facteurs de risque semblables, le destin de ces adolescents pouvait être radicalement différent. Les uns font de leur vulnérabilité une chance qui, après des difficultés plus ou moins importantes et parfois durables, va les conduire, non sans douleur souvent, à une reprise d’échanges dont ils pouvaient se nourrir et au développement de leurs potentialités avec peut-être un plus par rapport à d’autres jeunes, celui d’avoir connu le risque d’effondrement et la tentation de s’abandonner à la destructivité et de l’avoir surmontée, ayant fait ainsi l’expérience que c’est possible. Les autres par contre s’enferment dans des conduites dont le point commun constant est qu’elles se caractérisent par une amputation plus ou moins importante de leurs capacités et une forme d’appauvrissement de leurs richesses potentielles. Or ce basculement vers ce qu’on pourrait appeler la créativité ou la destructivité m’a semblé souvent dépendre de la qualité des rencontres de l’adolescent avec des personnes significatives de son entourage, qu’elles appartiennent à la famille, au monde des pairs et des amis et/ou au milieu soignant ou éducatif entendu dans un sens large. Rencontres qui entrent souvent en résonance avec des figures signifiantes du passé, mais qui tout autant s’en différencient par ce qu’elles apportent justement de nouveauté. Le Moi de ces adolescents est pris en tenaille entre ces deux angoisses fondamentales : celle de ne pas être vu si l’objet est trop loin, et celle d’une intrusion aliénante s’il est trop proche. Intrusion d’autant plus menaçante que l’attente est plus forte et les désirs fusionnels plus intenses. La distance aux objets devient un élément central de régulation de l’équilibre narcissique. On peut voir dans cette menace sur l’autonomie et la pensée du sujet, une situation de violence qui attaque son intégrité narcissique et génère en retour une violence défensive que traduit la réponse par l’agir comportemental. Celui-ci tente de restaurer des limites et parfois même une identité par la négation des désirs et des liens objectaux internes et par l’emprise sur les objets externes. Le paradoxe ainsi créé est susceptible de susciter une violence indépendamment de tout facteur pulsionnel quantitatif, sans cependant l’exclure, du seul fait de ses effets d’annihilation des processus de représentation au profit d’affects de plus en plus indifférenciés et de la destruction fantasmatique des limites et des différences, gardiennes de l’identité.

Cette situation correspond à la définition qu’A. Green (1982) donne de l’archaïque : un état de confusion entre le désir, son objet et le moi. Archaïque en ce sens que cette perte des repères et des limites est la représentation type du danger suprême qui menace le Moi, comme à un autre niveau, toute société humaine, celui de perdre ce qui lui a permis de se construire et de se percevoir comme un ensemble suffisamment cohérent pour assurer son identité et sa continuité. Non pas un retour régressif à ce qui aurait existé mais une menace de désorganisation qui n’est perçue comme telle que par rapport à l’organisation préalable qui s’était progressivement mise en place. La menace de débordement et de désorganisation apparaît comme la crainte centrale de l’adolescent et au-delà de celui-ci de l’être humain.

L’opposition, expression minimale de la violence, est l’une des façons de sortir de ce paradoxe. Dans l’opposition on s’appuie sur l’autre tout en méconnaissant qu’on en a besoin, puisque on n’est pas d’accord avec lui. C’est l’une des clés pour comprendre l’importance des conduites négatives des adolescents, même s’il existe des facteurs d’ordre divers (tempérament, génétique, etc…). Elles ont toutes cette dimension d’échec plus ou moins sévère et focalisée (l’anorexie c’est le problème de son corps et de la nourriture, pour un autre ce sera l’échec scolaire etc…). Le piège et le drame, c’est que le comportement négatif est pour l’adolescent un moyen d’affirmer son identité et sa différence. Quelqu’un qui est trop en attente ne sait plus différencier son propre désir de celui des autres. Il est dans un état de gêne et de confusion d’autant plus grandes que ses relations de plaisir ou de satisfaction créent un rapproché exagéré avec un des adultes auquel il est attaché.

Cette véritable fascination par le refus et les conduites d’attaque des liens directement ou au travers de ce qui en eux, leur corps, leurs acquisitions, leurs plaisirs, les relie aux objets d’attachement est le danger qui guettent nombre d’adolescents en insécurité interne. Paradoxalement ces conduites négatives leur confèrent un pouvoir que la recherche de la satisfaction de leurs désirs et de la réussite ne leur donnerait pas. Le choix de la vie, du succès, du plaisir est toujours aléatoire et dépend beaucoup de facteurs qu’on ne maîtrise pas, notamment l’opinion et les sentiments des autres. De plus, le plaisir a toujours une fin et confronte les anxieux aux angoisses de perte et de séparation. On peut par contre être toujours maître de son échec, du refus d’utiliser ses potentialités, des comportements d’auto-sabotage et d’auto-destruction. Mais c’est un plaisir d’emprise et non de la satisfaction du désir. C’est le prix à payer pour rassurer le Moi et lui prouver qu’il a les moyens de contrôler et les désirs et les objets de ceux-ci et qu’il n’est pas sous leur dépendance. Cela permet de comprendre l’effet de soulagement de ces comportements auto-destructeurs, comme l’apaisement qui accompagne la décision de se suicider ou la cessation de l’angoisse après s’être infligé des brûlures ou des scarifications du corps. Mais il est important de repérer ce que ces comportements révèlent de désir d’affirmation, de déception et de colère. C’est l’ultime moyen à la disposition de ces adolescents d’affirmer leur existence et leur différence, à la fois dans un refus et un rejet catégorique de ce qui est attendu d’eux notamment par les parents, et en même temps de satisfaire leur besoin d’être vus et d’exister pour ceux-ci, besoin souvent largement méconnu d’eux, qui ne peut s’exprimer que sur le mode de l’inquiétude suscitée. Ce qui est impossible c’est le plaisir partagé, vécu comme une reddition du Moi à ces objets à l’égard desquels l’intensité même de l’attente déçue interdit toute satisfaction. C’est l’ensemble de la relation au plaisir qui est mis en cause. En refusant d’avance ce qui pourrait, notamment par ce plaisir pris, le relier à l’objet, l’adolescent s’assure une maîtrise de la situation qui peut lui faire croire qu’il est devenu autonome et indépendant de ce lien, sans percevoir son aliénation à un comportement de refus qui ne peut que s’auto-alimenter puisqu’il laisse intact, voire en fait accroît, le besoin qu’il est censé avoir dépassé. Ce que nous montrent les adolescents avec tant d’intensité, c’est la force d’attraction et le pouvoir que confèrent le masochisme et la violence destructrice. C’est la suprême défense du moi, d’un moi qui se sent à tort ou à raison impuissant, la destruction, c’est la créativité du pauvre. Pauvre, non pas au sens économique, mais du moi qui se sent dans une situation de ne pouvoir rien faire et de passivité totale. Avant de disparaître il reste toujours quelque chose de possible, détruire, et à la dernière limite si on ne peut plus détruire les autres, se détruire soi-même.
Il existe pendant toute cette période une communauté d’enjeux qui fait de cet âge une période critique à risques spécifiques. Ces enjeux se situent dans la possibilité de voir ce qui est de l’ordre d’une vulnérabilité dans l’enfance, faire place dans l’adolescence et l’immédiate post-adolescence à des conduites pathogènes car susceptibles de réorganiser la personnalité autour d’elles et de figer le sujet dans la répétition de ces comportements que l’on peut alors qualifier de pathologiques. C’est cette capacité de fixation et d’organisation, particulièrement active à cet âge, qui en fait tout le risque, mais aussi, à l’inverse, tout l’atout possible. Chez ces sujets, le drame, c’est que le rétablissement des liens fait ressurgir la douleur des déceptions antérieures et, avec elle, l’attente à l’égard des objets avec ce qu’elle entraîne de dépendance et de passivité du Moi. C’est cela le risque du plaisir partagé : une dissolution des limites entre soi et l’autre. Avec la haine, le Moi s’appuie sur l’objet mais en ignorant cet étayage et il se perçoit actif dans son rejet et ses attaques. C’est bien un des paradoxes de leurs psychothérapies.
C’est au moment où ils vont mieux et commencent à s’ouvrir au plaisir partagé dans un lien de confiance trouvé ou retrouvé que le risque de rupture est le plus grand avec une reprise des conduites destructrices voire une tentative de suicide. Le meilleur atout pour éviter cette issue c’est le caractère contenant du lien établi, c’est-à-dire la confiance dont il est porteur non pas tant dans sa dimension transférentielle de répétition que celle de co-création d’un lien en grande partie nouveau et dont l’effet mobilisateur est avant tout lié au dégagement des expériences antérieures. De la confiance naît la motivation active à vivre, mais dans un combat pied à pied du Moi pour se donner ce droit à vivre, à réussir, à avoir du plaisir face à la permanence de la tentation démiurgique du triomphe prométhéen sur l’objet : “si tu ne peux éviter la déception, tu peux toujours détruire”. Dans ce combat le Moi se soutient des croyances et des valeurs véhiculées par le groupe social auquel il appartient. S’il n’est renvoyé qu’à son monde interne, au poids des expériences passées, à ses objets internes, à la pulsion de mort, c’est l’abandonner à des forces qui le dépassent et qu’il subit. C’est renforcer la passivation et la tentation en miroir de renverser la passivité en une recherche active de la destruction.

Impact de l’évolution sociale sur la destructivité. Le besoin de contenance

L’évolution sociale actuelle sert de caisse de résonance à l’adolescence dont elle redouble les effets. C’est une société en plein changement, et donc qui génère une insécurité très grande avec certes pas mal de satisfactions, beaucoup de potentialités, mais aussi un manque de repères créant un doute et un relativisme généralisé qui déstabilise les adultes plus peut-être que les adolescents. Les incertitudes, les déceptions qui l’accompagnent favorisent chez ces adultes une espèce de morosité et d’insécurité narcissique qui correspondent à ce qu’Alain Ehrenberg a appelé “la fatigue d’être soi”.

Ce flottement, cette difficulté à poser des limites, et pas simplement de la part des parents mais de la société en général, facilite une dissolution des repères qui fait que les plus fragiles des enfants sont laissés à eux-mêmes et abandonnés à la violence de leurs émotions. La moindre frustration provoque une rage narcissique qui les déborde, qu’ils ne choisissent pas, qui n’est en rien une liberté, et qui va faire qu’ils se mettent dans un état qui va leur renvoyer une image désastreuse d’eux-mêmes, et qui en général va les empêcher de se nourrir, et de ce fait, a un effet potentiellement pathogène. J’ai vu mes consultations se transformer depuis 5-6 ans de façon très nette par un nouveau phénomène : on voit arriver des parents qui ont peur de leurs enfants, quelquefois peur pour eux en raison de leur violence, le nombre de parents frappés augmente quelque soit le milieu, mais plus souvent la peur de perdre leur confiance si on les contrarie, si on s’oppose à eux, ne serait-ce que pour les amener en consultation. “Si je contrarie mon enfant, je vais perdre le contact avec lui, il risque de se faire du mal, de faire une fugue, de se suicider”. On les transforme en terroristes ! il y a là un changement qui est un abandon tragique de l’enfant à la destructivité. Cette perte de confiance des parents en la possibilité pour leurs enfants de supporter la contrariété les pousse à l’acte dans une fuite en avant à la recherche d’une limite et d’un contenant possible.

La conception qu’on a, que le groupe social a, de la signification de la haine et de la destructivité n’est pas neutre. Mettre en avant la pulsion renforce le déterminisme dont le sujet serait victime, ainsi que le sentiment de dépendance aux objets du passé dont il serait prisonnier, et favorise la croyance que le changement ne peut provenir que des autres. Il est certes important d’écouter le sujet, de faire en sorte qu’il se sente entendu, sorte de sa solitude, puisse parler de ses blessures du passé, mais aussi qu’il entende qu’on ne peut être complice des attaques qu’il porte contre lui, du fait de sa valeur en tant qu’être humain et parce que c’est injuste ; que quand on se fait du mal soi-même on est toujours le plus fort, mais que ce n’est pas un choix mais une contrainte, liée aux déceptions et aux colères rentrées ; mais que c’est à lui à lutter contre ce qui est devenu une tentation de se faire du mal et de se priver de ce dont il pourrait avoir envie ; qu’il peut bénéficier de notre aide mais que c’est lui seul qui peut en fin de compte être plus fort que cette tentation tyrannique destructrice. Quand un sujet est en souffrance, ce n’est pas un choix, c’est une contrainte. Une contrainte qui est un appel aux autres à intervenir, appel qui ne peut pas être dit par le langage, parce que il y aurait là aussi excès de rapproché. Dans ce cas l’appel aux tiers que ne peut formuler le sujet, il faut savoir l’imposer, quoi qu’en dise le sujet, pour faire contrepoids à ses contraintes internes. A une contrainte interne qui ne dit pas son nom, on est en droit d’opposer une contrainte externe qui limite cette contrainte interne. Non pas pour imposer une solution définitive, mais pour permettre au sujet de retrouver progressivement une liberté de choix qui n’est possible que s’il acquiert une capacité minimale de prendre soin de lui et d’exister dans sa différence autrement qu’en s’atta-quant lui-même. Ceci me semble vrai aussi bien au niveau individuel qu’au niveau social et groupal.
L’enfermement dans le refus devient l’ultime défense d’une identité menacée d’effondrement. C’est là un des dangers majeurs qui guettent les laisser-pour-compte de notre société. Leur seul moyen d’exister réside dans cette carapace négativiste, dans cette capacité de dire non. Cette attitude recouvre des réalités psychiques bien différentes mais dont les différences s’abrasent et disparaissent dans la permanence du refus de l’échange. On passe ainsi d’un contexte pathogène à l’enfermement dans un comportement appauvrissant c’est-à-dire à une forme de pathologie mentale. Au fond la destructivité est un ratage complet. Elle n’est même pas voulue en tant que telle par celui qui l’exerce. C’est le piège narcissique par excellence, le miroir aux alouettes, où celui qui croit retrouver une force ne fait que subir la contrainte imposée par ses déceptions conférant ainsi à l’objet décevant le pouvoir méconnu par les deux protagonistes de dicter sa loi au sujet ainsi doublement victime. En croyant faire acte de liberté il confère un pouvoir de vie et de mort à l’objet décevant dont il pensait se libérer. C’est le royaume des dupes mais tellement tentant parce qu’il ouvre la voie à l’action immédiate, préférée à l’attente vécue comme passive. La réponse thérapeutique proposée devra tenir compte de sa capacité à offrir au patient ce qu’on peut appeler une “alliance narcissique”, suffisante pour faire contre poids à une insécurité interne trop importante, et rendre tolérable l’établissement d’une relation et l’émergence d’une conflictualité. Créer donc les conditions d’un cadre contenant autorisant un travail sur les contenus. Il faut assurer deux choses, à la fois la continuité et la possibilité de mettre du tiers comme protection de la relation d’emprise qui guette en permanence. En effet toute relation dominée par les attentes narcissiques est particulièrement susceptible de se pervertir c’est-à-dire de substituer au tiers différenciateur une relation d’emprise à laquelle la potentialité sado-masochiste est consubstantielle. Le dilemme et la difficulté du projet thérapeutique seront de satisfaire les besoins de dépendance en tant qu’ils entravent la reprise des besoins de maturation de la personnalité sans renforcer ou créer une dépendance aux soignants par agrippement à leur réalité matérielle. Il faudra donc créer les conditions d’une relation rendue tolérable c’est-à-dire réactivant les processus introjectifs sans susciter la mise en place de défenses anti-objectales ou de comportements de substitution marqués par la relation d’emprise. C’est cet espace et cette réserve de plaisirs potentiels en commun, d’attentes, de croyances et de convictions implicitement partagées, de capital de confiance minimal commun, qui constituent la trame qui soutient et vectorise nos échanges habituels sans qu’il soit nécessaire de les expliciter et qui reflètent cette qualité de nos assises narcissiques dans la vie quotidienne. C’est ce qu’il va falloir restaurer, réactiver, animer quand cela vient à manquer. On sait maintenant que ce capital confiance est le premier facteur de résultats positifs d’une psychothérapie quelle qu’en soit la référence théorique et la technique. C’est l’effet positif possible du transfert comme de toute relation amoureuse.

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