Les paliers de la conflicualité dépressive
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Les paliers de la conflicualité dépressive

Les réflexions qui vont suivre sont le fruit de l’insatisfaction que j’ai depuis des années avec le concept de position dépressive alors qu’il constitue à mes yeux le problème le plus central de la vie psychique avec la conflictualité oedipienne. Les relations entre la problématique dépressive et l’oedipienne sont étroites, l’une pouvant renforcer l’autre ou l’atténuer en fonction de leur intensité poussant le conflit dépressif vers la mort ou vers la vie.

Je ne vais pas détailler ici la notion de position dépressive qui va être faite par D. Houzel et G. Williams, mais seulement préciser les éléments essentiels du conflit posé au Moi par l’intégration des pulsions agressives avec les pulsions libidinales qui s’adressent aux objets et qui deviennent des objets totaux. Cette intégration du Moi du sujet s’accompagne de sentiments de perte, de différente nature, de ces objets et, par conséquent, d’affects de tristesse et de culpabilité d’intensité diverse qui vont mobiliser des mécanismes de défense variables.

Mon objection majeure que j’ai développée dans Dépression de vie et dépression de mort (Erès, 2003) est que la position dépressive est une notion trop vaste qui englobe divers paliers de conflits oscillant entre deux extrémités :

1- Premièrement, la “mélancolie in statu nascendi” décrite par M. Klein lorsque le sujet commence ce processus d’intégration à l’entrée dans la position dépressive et il doit faire recours à des défenses maniaques extrêmes. J. Rivière avait détaillé clinique-ment les sentiments de culpabilité et de tristesse vécus à ces moments qui devenaient un désespoir intolérable amenant à des régressions avec un usage de mécanismes de défense primitifs (défenses psychotiques de Klein : clivage, déni, identifications projectives, idéalisation, etc.).

2- Finalement, l’élaboration de la position dépressive décrite par M. Klein et les post-kleiniens lorsque les sujets sont en mesure de vivre les sentiments de perte d’objet et les affects de tristesse et de culpabilité. Le Moi n’emploie alors de manière défensive que la réparation des objets, vécus comme endommagés, par la mobilisation des propres ressources libidinales, ou bien les défenses névrotiques pour laisser la place au complexe d’Oedipe.

Il est évident qu’entre ces deux modalités extrêmes de la conflictualité dépressive, il doit y avoir des précisions à apporter pour comprendre les modalités de passage de l’une à l’autre. La clinique du jeune enfant peut ici venir nous éclairer. La recherche diagnostique dynamico-structurelle de 144 cas de jeunes enfants entre 3 et 7 ans nous a montré qu’entre les organisations psychonévrotiques et celles de type borderline, nous avons pu mettre en évidence les “organisations para-névrotiques et para-dépressives” dont la caractéristique fondamentale était que la problématique psychique dominante n’était plus le complexe d’Oedipe propre aux névroses (bien que toujours présent), mais celle de la perte des objets libidinalement investis. Cette conflictualité dépressive nous apparait plus claire à la lumière d’un grand nombre de cas étudiés en détail, à l’aide de notre grille diagnostique structurelle avec une dizaine d’items d’entre lesquels ressortent : les modalités d’affects, de pulsions, de fantasmes, de mécanismes de défenses, d’Idéal du Moi et Surmoi, etc.
L’élément essentiel qui ressort de cette recherche est l’évidence d’au moins trois paliers, progrédients en sévérité, de la conflictualité dépressive entre les organisations névrotiques et borderline dont la caractéristique principale est donnée par les fantasmes de perte d’objet qui prédominent :

  1. Fantasmes de destruction catastrophique des objets investis.
  2. Fantasmes de mort et/ou de dommages graves de ces objets.
  3. Fantasmes de perte de l’amour des ces objets

Il faut penser que tous ces fantasmes de perte sont toujours présents, mais prédominent les uns sur les autres pour des raisons structurelles, ou alors conjoncturelles (surtout dans les circonstances de pertes donnant lieu à des deuils qui éveillent au début l’afflux de fantasmes de mort et/ou de destruction catastrophique). Cet élément est fondamental à l’heure de juger les dépressions cliniques du bébé jusqu’à l’adolescent. Il faut toujours différencier, un peu sous la forme de la distinction classique, entre :

  • Les “dépressions réactionnelles”:
  • aux événements de séparation, perte, etc.
  • aux conflictualités parentales.

La sévérité de la surcharge de ces dernières va transformer la dépression de l’enfant ou de l’adolescent en :

  • “Dépressions structurelles” : “organisations para-dépressives” (qui selon l’âge se trouvent en voie de structuration.)

À côté de cet élément se trouvent :

  • La nature et l’intensité des angoisses qui lorsqu’elles sont vécues comme annihilantes ou trop menaçantes réveillent défensivement :
  • L’intensité des fantasmes agressifs vécus comme tout-puissamment destructifs et

3- Les possibilités et les capacités libidinales dont le Moi dispose pour l’investissement des objets à la base de la capacité de développer les représentations mentale ou encore de leur permettre une expression symbolique plus évidente dans les organisations para-névrotiques et surtout névrotiques.

Cela veut dire que nous avons une conception du fonctionnement du Moi précoce, ouvertement explicité par Meltzer, capable de percevoir l’objet et ses caractéristiques, mais très vulnérable aux vécus de frustrations et d’angoisses qui deviennent facilement annihilantes faisant recours aux défenses archaïques. Ainsi, voici la description des paliers de la conflictualité dépressive, commençant par le plus sévère :

1- La conflictualité dépressive “para-psychotique” dans laquelle prédominent les fantasmes de destruction catastrophique et irréparable des objets. Le Moi se sent facilement très menacé par l’angoisse d’annihilation et réagit défensivement par des fantasmes agressifs tout-puissamment destructifs à la base des fantasmes catastrophiques. La très pauvre confiance du Moi dans ses capacités libidinales l’amènent à faire recours de façon plus ou moins persistante aux défenses primitives tant schizopara-noïdes (clivages, déni, contrôle tout-puissant, identifications projectives, idéalisation) que plus archaïques : attaques à la perception (défense autistique), attaques aux affects et aux représentations (défense déficitaire) et, par conséquent, au symbolisme et à la pensée. Avec de tels mécanismes de défense, les angoisses dépressives se transforment quasi automatiquement en angoisses de persécution.

Les défenses archaïques ne comportent pas seulement la destruction et/ou la fragmentation de la vie psychique et mentale, mais amènent aussi à l’indifférenciation Moi-objets (surtout idéalisés) par le biais de fantasmes fusionnels de type symbiotique. Ces fantasmes sont à la source du fonctionnement narcissique persécuteur (destructeur de Rosenfeld) et de l’emploi de défenses maniaques extrêmes par identification avec des objets idéalisés-persécuteurs, mais aussi des défenses mélancoliques par identification avec des objets partiels persécuteurs-détruits. Nous trouvons cette conflictualité para-psychotique dans les dépressions chroniques sévères du bébé qui peuvent se trouver à la racine de certaines psychoses infantiles (comme l’avait souligné B. Golse) et surtout des troubles multi-systémiques du développement souvent à la base de ce qui deviendra, à partir de l’âge scolaire et notamment à partir de l’adolescence, des troubles graves de la personnalité (schizoïde, borderline, narcissique, etc.), comme le montrent les études longitudinales que nous avons faites avec D. Knauer dans le jardin d’enfants thérapeutique du SPEA (Service de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent). Ces troubles de la personnalité font régulièrement recours aux défenses archaïques responsables des troubles graves de la vie mentale et de l’organisation de l’identité.

2- Le niveau inférieur de conflictualité que nous avons qualifié de “para-dépressive” se caractérise par la prédominance des fantasmes de mort ou de dommages graves des objets perdus vécus comme très menacés par la propre agressivité infantile du sujet tout-puissamment dangereuse. Cette conflictualité est évidente dans les dépressions cliniques sévères du jeune enfant et des enfants d’âge scolaire. Elle est aussi présente dans les organisations para-dépressives de la personnalité des enfants, ne se traduisant cliniquement que par des dysthymies. De telles organisations ont tendance à devenir à l’adolescence et à l’âge adulte de sérieux troubles de l’humeur et des troubles de la personnalité de type C, dits névrotiques (évitant, dépendant, masochique, dépressif, etc.) Nous estimons que le qualificatif de névrotique est un euphémisme pour décrire des troubles dont la conflictualité centrale n’est pas oedipienne, mais paradépressive.

De tels fantasmes de mort, ou de menace de perte définitive des objets, par la propre agressivité du sujet, comportent des sentiments de tristesse et surtout de culpabilité très intense. Face à de telles angoisses, le Moi de l’enfant essaye de s’en défendre par le refoulement massif de son agressivité, au prix de multiples inhibitions et de l’appauvrissement de l’expression pulsionnelle. Néanmoins, le sujet conserve un sentiment de soi et des objets assez bien organisé. Un élément clinique important est la plus grande richesse libidinale de ces enfants. Elle leur donne la possibilité d’avoir des représentations de la mort de l’objet et de donner à ces représentations une expression symbolique, même si celle-ci reste pauvre. Cette possibilité de représentation, et surtout de symbolisation, des fantasmes de mort des objets d’investissement libidinal, fait défaut, ou sombre facilement dans les organisations borderline et autres troubles sévères de la personnalité. Très souvent, le refoulement massif qui s’approche du déni, ne suffit pas en tant que défense. De ce fait, le Moi doit faire recours aux défenses maniaques pour annuler les affects dépressifs pénibles de tristesse et de culpabilité. Ces défenses maniaques alternent le plus souvent avec les défenses mélancoliformes ou masochiques pour permettre d’expier la culpabilité, tout comme la tristesse, et donc de les dénier au travers du déploiement de la douleur psychique ou physique.

Dans Dépression de vie et dépression de mort, nous avons décrit tout un éventail de défenses mélancoliques (les défenses mélancoliformes et masochiques) en miroir avec le répertoire des défenses maniaques. Ces dernières s’échelonnent de la forme anti-persécutoire en passant par la forme antidépressive à celle plus nuancée de type névrotique qui se trouve à la base du déni des différences des générations, propre au Complexe d’Oedipe. La défense mélancolique de type psychotique se fait grâce à l’identification avec les aspects persécuteurs de l’objet dans le Surmoi, alors que les aspects attaqués-détruits de cet objet se trouvent dans le Moi. Dans les défenses mélancoliformes propres à la conflictualité dépressive, les traits des objets internalisés, tant dans le Moi que dans le Surmoi, tendent à s’estomper, alors que les caractéristiques des objets d’identifications négatives s’effacent carrément dans les défenses masochiques. Dans ces dernières, de nature plus “para-névrotique” ou névrotique, il n’est question que du retour de l’agressivité contre soi-même.

Si les défenses maniaques contribuent très souvent à des difficultés du comportement plus ou moins sévères tant chez le bébé que chez l’adolescent (excitation, opposition, hyperactivité, agressivité, etc.) les défenses masochiques se traduisent souvent par des symptômes somatiques, voire de véritables troubles psychosomatiques.

3- Dans le niveau le plus léger de la conflictualité dépressive, à savoir celle de type “para-névrotique”, prédominent des fantasmes de perte de l’amour de l’objet (comme Freud l’a décrit dans Inhibition, symptôme et angoisse) avec des sentiments d’être rejeté, abandonné, exclu, etc. Nous trouvons ce type de fantasmes dans les organisations “para-névrotiques” ou bien névrotiques. Les plus grandes possibilités libidinales du Moi de ces sujets font que les fantasmes de mort ou de dommage grave à l’intégrité des objets, sont atténués, voire contrecarrés, par le déploiement de la réparation (mécanisme de défense par excellence face à la problématique dépressive selon M. Klein.) De cette façon, la conflictualité dépressive laisse beaucoup plus de place au conflit oedipien dans ces organisations pour devenir central dans les structures névrotiques.

En effet, lorsque la conflictualité dépressive prend plutôt la forme de perte de l’amour de l’objet, le Moi a tendance à projeter sur un objet tiers (qui devient le rival) l’agressivité responsable de la perte de l’exclusivité de la relation avec l’objet de l’investissement libidinal (qui devient l’objet incestueux.) Ainsi, surgit le complexe d’oedipe, comme une forme d’organisation défensive organisatrice face à la conflictualité dépressive. De ce fait, les défenses névrotiques apparaissent à côté des défenses maniaques et masochiques modérées, plus évidentes dans les organisations “para-névrotiques”. Dans les structures psychonévrotiques en revanche les défenses névrotiques prennent le dessus :

Dans les formes obsessionnelles, nous trouvons les formations réactionnelles (contre l’agressivité), l’annulation rétroactive (des méfaits de l’agressivité grâce aux plus grandes capacités libidinales) de paire avec le refoulement névrotique qui est plus “poreux”. C’est un refoulement qui permet le retour du refoulé, surtout indirectement, à travers la symbolisation (qui constitue le mécanisme de défense névrotique le plus organisateur.)

Dans les formes phobiques, c’est le déplacement (de l’objet conflictuel vers l’objet pho-bogène) qui accompagne le refoulement névrotique.

Dans la névrose hystérique, c’est la conversion (du conflit psychique en somatique) qui se trouve à côté du refoulement. Dans les organisations “para-névrotiques”, nous trouvons surtout des troubles légers de l’humeur du jeune enfant : “le syndrome hypomaniaque para-névrotique”. Chez le jeune enfant, mais aussi chez le bébé, les défenses maniaques modérées sont quasi physiologiques, comme le montre le fait que les adultes cherchent à les rendre gais et rieurs. Ces défenses maniaques sont le paradigme de la dépression de vie. En revanche, plus on avance vers l’âge scolaire et surtout vers l’adolescence, plus le “syndrome hypomaniaque” devient de type borderline et plus ces cas ont tendance à évoluer vers des troubles bipolaires sévères à l’âge adulte.
En résumé, les trois modalités de fantasmes de perte se trouvent chez tout individu et la conflictualité dépressive deviendra dépression de vie lorsque prédominent les fantasmes de perte de l’amour de l’objet de l’investissement libidinal, soit pour des raisons structurelles (organisations “para-névrotiques” et névrotiques), soit pour des raisons conjoncturelles (réactionnelles à des pertes ou à des conflits de la parentalité névrotiques ou dépressivo-masochiques légers.)
Dans les organisations “para-névrotiques” et névrotiques, les deuils ont tendance à mobiliser de grandes ressources libidinales à travers des mécanismes de réparation plus ou moins maniaques qui se trouvent souvent à la source de la créativité. En revanche, lorsque prédominent les fantasmes de destruction catastrophique des objets investis, nous nous trouvons dans la dépression de mort de part la pauvreté libidinale du Moi de ces sujets. Les mécanismes de défense régressifs, voire archaïques, sont responsables de la destructivité de la vie émotionnelle et mentale (et cognitive), c’est-à-dire à des attaques à la pensée, voire aux capacités de relation à autrui. Les dépressions chroniques du bébé en sont le paradigme. Elles nous montrent comment la composante structurelle de l’équipement de base du bébé en lien avec les conflits de la parentalité narcissico-dissocié (l’aspect “réactionnel”), tendent à se structurer dans une psychopathologie précoce. Il en résulte tant de psychoses infantiles, heureusement rares, jusqu’aux troubles multi-systémiques du développement qui ont tendance à long terme à devenir des troubles graves de la personnalité.
L’ensemble de ces considérations visent à expliquer l’énorme place occupée par les manifestations dépressives (dépression clinique ou dépressivité) dans l’ensemble de la psychopathologie clinique et dynamique, aussi bien symptomatique que de la personnalité et du caractère. A partir de la conflictualité dépressive prédominante, nous assistons donc au surgisse-ment : d’organisations structurantes vers la névrotisation ou alors des régressions vers des fonctionnements archaïques plus ou moins ponctuels, voire de structures psychotiques.

Bibliographie

Klein, M., (1940), “Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs”, dans Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1967.

Palacio Espasa, F. (2003), Dépression de vie, dépression de mort, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2003.

Rivière, J. (1936) “A contribution to the analysis of negative therapeutic reaction”, Int. J. Psychoanal. 17, p.304-320.