Les troubles bipolaires à l’adolescence : interprétation psychanalytique des épreuves projectives
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Les troubles bipolaires à l’adolescence : interprétation psychanalytique des épreuves projectives

L’appellation de trouble bipolaire inscrit d’emblée l’appréhension de la pathologie du côté de son expression symptomatique. L’approche est ici celle d’une sémiologie psychiatrique qui donne la préséance aux troubles, visibles au dehors, laissant ainsi dans l’ombre les mécanismes intrapsychiques susceptibles d’en ordonner l’expression. Les classifications internationales contemporaines ont fait la part belle à une lecture objective des troubles, sacrifiant au nom de l’idéologie scientifique, pour ne pas dire scientiste, toute velléité d’y trouver un sens, entendons par là inconscient. Mais plutôt que de refuser le dialogue au nom de la disparité des épistémologies, nous préférons penser les points de rencontre, pour les mettre au service de l’intelligence du trouble et de la souffrance qu’il crée, au service du patient surtout et avant tout…

Les troubles de l’humeur, mal de notre siècle dit-on, prennent des formes dont le polymorphisme et les déguisements s’amplifient encore davantage avec le processus d’adolescence. Et lorsque la clinique se fait aiguë, les frontières diagnostiques se brouillent encore davantage, alors que se mêlent troubles thymiques et caractéristiques psychotiques, posant avec force la question du diagnostic différentiel entre trouble bipolaire et schizophrénie.

La clinique projective se trouve sur le terrain au cœur de ce dialogue, pour tenter de discerner, derrière l’efflorescence et le polymorphisme symptomatiques, les modalités de fonctionnements intrapsychique. Les épreuves projectives, proposées à distance de l’épisode aigu, offrent un moyen privilégié d’accéder aux aménagements psychiques sous-jacents à l’expression symptomatique, participant de surcroît à démêler les écheveaux des signes psychopathologiques. Mais saisir le sens dynamique d’un symptôme n’est pas équivalent – et la différence n’est pas négligeable – à « établir » un diagnostic psychiatrique, étayé rappelons-le sur le repérage des troubles. Car la réponse à une telle question diagnostique posée bien souvent au psychologue projectiviste : « ce patient présente-t-il un trouble bipolaire ? », comporte en elle les apories inhérentes à la formulation elle-même.

Et pourtant, les épreuves projectives demeurent incontestablement une aide précieuse si tant est que l’on veuille bien se poser les bonnes questions, indispensables pour trouver les bonnes réponses…

Ainsi, c’est au saisissement de l’organisation intra-psychique que participe l’évaluation projective, pour répondre à l’énigme posée par une symptomatologie qui ne cesse d’inquiéter, parfois de fasciner, alors que la psyché travaille à sa propre dissolution, sous la forme du nihilisme mélancolique ou de la fureur maniaque, deux versants d’un même complexe (Freud, 1915).

Les troubles bipolaires, définition

C’est dans la troisième édition du DSM (1980) qu’apparaît pour la première fois le terme de trouble bipolaire. Il évince alors celui de psychose maniaco-dépressive ou folie maniaco-dépressive introduit par Emil Kræpelin en 1899, qui dominait jusque-là, rompant ainsi avec une histoire psychopathologique qui liait de façon étroite maniaco-dépression et structure psychotique. Le terme « bipolaire » fait écho aux multiples terminologies qui ont désigné avant elle la maladie maniaco-dépressive ; citons parmi elles la « folie à double forme » (J. Baillager), la « folie cyclique » (J.-P Falret), la « folie intermittente » (V. Magnan), ou encore les « troubles circulaires » (K.‑L. Kahlbaum), toutes insistant sur l’alternance pendulaire entre mélancolie et manie, héritage d’un alliage entre les deux affections depuis l’Antiquité.

Dans le DSM IV, alors que la dichotomie trouble unipolaire et bipolaire persiste, ces troubles sont intégrés dans le cadre des « troubles de l’humeur » chez l’adulte. Il est à noter qu’il n’existe pas de classification singulière pour les troubles bipolaires chez l’adolescent, ceux-ci n’étant indiqués que par le biais de quelques ajouts (NB) pour mettre l’accent sur des symptômes plus spécifiques de l’adolescent.

Parmi les troubles bipolaires, on distingue le trouble bipolaire de type I, le trouble bipolaire de type II, le trouble cyclothymique et le trouble bipolaire non spécifié. Le trouble bipolaire de type I, auquel nous nous intéressons ici, est caractérisé par un ou plusieurs épisodes maniaques ou mixtes, habituellement accompagnés d’épisodes dépressifs majeurs ; six sous-groupes sont par ailleurs distingués en fonction de l’épisode thymique le plus récent. De nos jours, l’existence du trouble bipolaire de type I (TB1) de l’adolescent a été clairement établi. Néanmoins, dans les suites des recommandations de l’Institut national de santé mentale (NIMH) américain, de nombreux auteurs comme G. Carlson (2005) insistent pour resserrer leurs études autour du phénotype le plus étroit selon les critères du DSM (TB1), et ce afin de garantir une meilleure homogénéité des échantillons de recherche.

Apports des épreuves projectives à la compréhension des troubles bipolaires

Que peuvent apporter les recherches utilisant la méthodologie projective à l’intelligence de ce trouble, prenant à l’adolescence des formes souvent bien peu typiques ? Une rapide revue de la littérature montre l’hétérogénéité des résultats obtenus dans les différentes recherches, qui peut s’expliquer à la fois par la disparité des échantillons, variant en âge et en nombre, mais aussi en fonction du moment choisi pour l’évaluation (périodes inter-currentes ou non), ou encore en raison de la diversité des référents théoriques qui, même s’ils sont psychanalytiques, n’en demeurent pas moins soutenus par des approches plurielles (approches structuralistes ou non) (Tychey, 2012). Les divergences portent souvent sur le repérage d’une organisation spécifique sous-jacente à la pathologie bipolaire ; elles pourraient être caricaturées en une opposition entre les partisans d’une approche structuraliste, faisant des troubles bipolaires de type I l’héritage de la psychose maniaco-dépressive, et ceux défendant l’idée de la pluralité des organisations psychopathologiques sous-jacentes, position que nous soutenons pour notre part. La question se complique davantage encore avec la nouvelle donne adolescente, alors que les oscillations de l’humeur participent du processus maturatif, celles-ci pouvant prendre les formes d’un balancement périodique rappelant étrangement celui observé dans les cas les plus exemplaires de la maniaco-dépression. De la même manière, l’apparition de symptômes psychotiques, très fréquente dans les troubles bipolaires de l’adolescent, ne signe pas nécessairement une organisation psychotique, accentuant encore davantage la difficulté d’une démarche diagnostique ô combien acrobatique.

Nous nous appuierons ici sur l’étude de 10 protocoles d’adolescents ayant reçu le diagnostic de « trouble bipolaire de type I » au moment de leur adolescence, diagnostic confirmé à l’âge adulte (Cohen, 2009 ; Louët, 2010). À partir de l’analyse des épreuves projectives est réaffirmée l’idée selon laquelle le diagnostic psychiatrique recouvre dans notre population des modalités de fonctionnements psychopathologiques différentes, essentiellement des fonctionnements limites (N = 6), mais aussi psychotiques (N = 2) ou encore des fonctionnements avec une frange névrotique (N = 2). Par-delà les différences, certaines constantes nous sont apparues rassemblées autour de la spécificité du traitement de la perte d’objet et de ses incidences dépressives, modulées il est vrai selon l’organisation psychopathologique dominant le fonctionnement.

Modalités d’investissement de la passation

L’engagement dans la passation traduit le plus souvent une forte inquiétude. La crainte est celle du dévoilement des pensées alors que l’évaluation aurait pour objet la détection de la déficience ou de la folie, témoignant des traces traumatiques laissées par l’épisode thymique récent. L’attitude générale est marquée par une forte instabilité pouvant apparaître dans de brusques changements d’humeur, oscillant entre enthousiasme et morosité, entre excitation de la pensée et affaissements toniques. Une première approche permet de différencier deux types de protocoles selon leur productivité, florides pour les uns, inhibés pour les autres. Une constatation liminaire permet d’associer faiblesse de la production, humeur morose et réticence, alors que le foisonnement des réponses rime avec emballements associatif et de l’humeur.

La fragilité de la représentation de soi

La fragilité de la représentation de soi, mal assurée dans ses fondements, apparaît prégnante même si elle est plus ou moins marquée selon l’organisation psychopathologique. Présente chez tous, elle est perceptible dans la fragilité des limites psychiques et corporelles, souvent défendues par un contre-investissement de l’activité perceptive. Tout se passe comme s’il fallait à ces adolescents s’assurer de l’authenticité de leurs perceptions, « voir » et « imaginer » entrant ainsi en collusion pour garantir une continuité narcissique sans cesse menacée (Louët, 2011). L’insistance sur les attributs phalliques narcissiques participe également de cette nécessité ontologique. Ainsi, en de multiples qualificatifs laudatifs, les personnages sont auréolés de toute-puissance, comme autant de garants de la stabilité de la représentation de soi ; le « beau », le « plus », le « très » qualifient aussi bien hommes et femmes que les objets dont ils sont nantis, comme autant de miroirs narcissiques assurant de leur propre valeur. Mais la quête de triomphes narcissique et maniaque, mobilisée pour lutter contre la dépendance servile à l’objet, bute chez tous sur l’inconsistance narcissique et trouve dans les images déchues de bien tristes revers.

La présence de l’autre pour assurer une présence à soi

L’investissement objectal est bien souvent marqué par la dépendance à l’objet aussi douloureuse que persécutrice. Celle-ci souligne la quête d’un soutien anaclitique à un objet maternel primaire aussi primordial que conflictuel. La médiation offerte par le matériel montre combien il est nécessaire de s’assurer de la présence de l’objet comme des percepts, alors que ne pas voir ou ne plus voir réveillent la détresse de la disparition de l’objet, appelant ainsi cette question soulevée par J.-B. Pontalis (1988) : « Le plus insupportable dans la perte, serait-ce la perte de vue ?… il nous faudrait voir d’abord. » Ici l’absence de l’objet fait courir le risque de sa perte définitive et ne soutient plus toujours le jeu de potentielles retrouvailles. Le rabattement sur l’apparence, sur la surface sensorielle, inscrit la parade dans un commerce narcissique avec l’objet, pour faire triompher le Moi et lutter contre le risque de perdre l’objet.

Chez tous ces adolescents, la difficulté porte sur la gestion des mouvements pulsionnels alors que l’alliance pulsionnelle de l’amour et de la haine bute sur le maniement problématique de l’agressivité, dont l’intensité se lit dans la coloration sadique des fantasmes, fussent-ils retournés contre soi. Ainsi les pulsions agressives sadiques, fortement mobilisées dans le lien aux figures parentales, font retour sous la forme d’exigences surmoïques aux accents persécuteurs. La haine procède en un rejet massif des liens à l’objet, dont la dépendance honnie se paie du prix de leur attaque et de la destructivité, alors que l’amour découvre derrière les liens fusionnels l’intensité des craintes de captation par une figure maternelle archaïque. L’éveil pulsionnel se fait ici effractant, la sensibilité, à fleur de peau, témoignant du débordement des capacités de liaison psychique dont on perçoit les achoppements dans les aléas du travail de représentation, plus ou moins intense selon le fonctionnement psychopathologique qui domine. Le commerce avec l’objet est ainsi indexé au risque de le détruire et de le perdre, conduisant, en de multiples stratégies défensives primitives ( nombreux clivages), à tenter de le préserver narcissiquement pour rester soi-même en vie.

Modalités d’expression affective de la dépression et/ou lutte antidépressive

Ces protocoles ont tous en commun une hyper-sensibilité aux qualités chromatiques du matériel, au Rorschach comme au tat. Celles-ci éveillent des associations très directes dans une humeur toujours syntone – notons ici qu’il s’agit d’une différence notable avec la schizophrénie. Au noir, le funèbre et la mort, aux couleurs pastels, l’euphorie, parfois maniaque. Les récits au tat mobilisent chez certains des affects dépressifs associés à des fantasmes de suicide exprimés parfois abruptement : « quelqu’un qui veut se suicider », « elle a envie de mourir », « elle en a marre, elle finit avec sa vie », « une personne qui a l’air désespéré… peut-être que la personne est morte ou elle a envie de mourir ». Pour d’autres, la mobilisation antidépressive protège de l’effondrement dépressif, prenant la forme d’un emballement associatif. Dépression et lutte antidépressive soulignent avec force les aléas du traitement de la perte d’objet, intimement liés à la fragilité de la constitution des espaces psychiques, encore trop mal assurés dans leur différenciation.

Entre polarité dépressive et maniaque, quels aménagements psychiques ?

Ainsi, au cœur de la problématique de ces adolescents, un gouffre narcissique dont les effets se lisent dans les aléas du lien à l’objet dont la perte ne peut être consentie. Ici, la présence ne peut se faire négative de l’absence et ouvrir à un jeu d’illusion qui se heurte à l’inconsistance des contours psychiques, précipitant le sujet dans les abîmes du vide d’objet et de soi. Les aménagements psychiques sous-jacents aux troubles de l’humeur apparaissent comme autant de tentatives d’assurer une consistance identitaire ; cette quête semble éminemment paradoxale en ce que l’affirmation de l’être passe par le surinvestissement du paraître, véritable quête d’une « ombre portée » selon les mots de Pontalis.

Les épisodes thymiques viennent dire haut et fort sur la scène externe, celle du trouble psychiatrique, ce qui se trame en coulisses sur une autre scène, intra-psychique celle-là. Et le drame qui se joue est un combat à la vie à la mort, alors que la confrontation entre sujet et objet engage, du fait de l’intensité de la haine, le risque de leur disparition. Mais tandis que chez certains adolescents, mouvements mélancoliques et maniaques, pour reprendre les mots de C. Chabert (2002), s’abîment sur une inconsistance narcissique essentielle, conduisant inévitablement sur les rives d’un masochisme mortifère défaisant le Moi parfois jusqu’à sa dissolution, pour d’autres, ils offrent un aménagement psychique transitoire permettant la reprise d’un processus psychique au service de l’expression des conflits. En ce sens, et quelles que soient les organisations psychopathologiques, les troubles de l’humeur, entre manie et mélancolie, s’offriraient comme des solutions psychiques, certes coûteuses et paradoxales, mais solutions tout de même, en proposant un dernier rempart face à l’intensité de l’hémorragie narcissique.