Lettre à Michel Soulé, un maître et un ami
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Lettre à Michel Soulé, un maître et un ami

Cher Michel,

La première à me parler de vous a été Bernadette Roy Jacquey, une pédopsychiatre parisienne arrivée à Angers en 1974 en provenance de votre service, et que j’ai accueillie dans un pavillon d’enfants autistes dans lequel j’étais interne en psychiatrie. Quelques semaines après, j’avais lu, sur ses conseils, La connaissance de l’enfant par la psychanalyse, ouvrage rédigé par Lebovici, Soulé et Diatkine, dans lequel elle avait contribué à rédiger le chapitre sur les pseudo-débilités. Ce faisant je venais d’entrer sans m’en rendre compte à l’époque dans un nouvel univers, celui de la psychopathologie psychanalytique, qui ne m’a pas lâché depuis, un univers dans lequel les trois LSD régnaient déjà avec une intelligence du monde humain, passionnante pour l’étudiant que j’étais encore. Dès que cela a été possible pour moi, j’ai pu assister à vos géniales formations, avec Roger Salbreux et d’autres, facilitant les découvertes à venir de la pédopsychiatrie, toujours en avance d’une longueur sur les programmes officiels.

Mais le deuxième à m’en parler et cela n’étonnera pas ceux qui vous ont connus tous les deux, est Francesc Tosquelles, le psychiatre catalan, condamné à mort par Franco, accueilli à Saint Alban, et auteur avec Bonnafé et d’autres, de ce qui allait devenir la psychiatrie de secteur intrinsèquement liée avec la psychothérapie institutionnelle. Tosquelles qui lisait à peu près tout ce qui paraissait en psychiatrie à une époque où c’était encore possible, disait grand bien de vous, notamment à propos de vos études approfondies sur l’enfant, le bébé et leurs parents. Car pour lui, la psychiatrie était une, chargée d’accueillir aussi bien le malade mental adulte que l’enfant en souffrance psychique. Et sa pratique l’a montrée puisqu’il pouvait aussi bien soigner les personnes schizophrènes de Saint Alban, que contribuer à l’éducation thérapeutique des enfants de Marvejols. Quand j’ai eu à mon tour l’occasion de vous rencontrer de plus près, par l’entremise de Bernard Golse, je me suis étonné de la ressemblance entre Tosquelles et vous, à la fois par votre immense culture, vos capacités de synthèse extraordinaires et votre humour souvent ravageur. Dans les deux cas, vos talents pédagogiques tenaient en grande partie à vos possibilités de mêler la connaissance la plus affûtée au plaisir intellectuel et affectif du partage intersubjectif. Aussi lorsque, cher Michel, vous m’avez demandé de participer à vos journées scientifiques, en compagnie de Bernard Golse, de Sylvain Missonnier et de Marcel Rufo, l’ai-je vécu comme une opportunité formidable pour faire partager sous votre égide les quelques sujets que vous me demandiez d’approfondir sur les thèmes proposés, mais aussi comme le signe d’une bienveillance amicale à mon égard. C’est ainsi que j’ai traité successivement, souvent avec un fil rouge musical, un certain nombre de sujets de psychopathologie qui m’apparaissent toujours tellement importants dans la pratique du pédopsychiatre, et pourtant si décriés aujourd’hui, concentrées sur la psychanalyse par les haines ordinaires de la pensée. Je me souviens tout particulièrement de mon intervention sur la famille de Jean Sébastien Bach, pour laquelle, outre les nombreuses allusions musicales contenues dans le texte même, j’avais imaginé entrer en scène avec un grand candélabre, jetant, dans le grand amphithéâtre de la maison de la chimie, les feux de ses nombreuses bougies. Mais le directeur n’avait, lui, pas trouvé l’idée à son goût ! Si vous ne l’aviez pas convaincu que faire parler Jean Sébastien Bach sous les lumières électriques était un contresens empêchant d’éclairer les lignes transgénérationnelles de sa famille restées trop longtemps dans l’obscurité, mon effet eût été bien palot. D’ailleurs pendant toute mon intervention, le fameux directeur s’était tenu en coulisse, tout proche de moi, un extincteur dans chaque main ! Notre amitié s’est confortée au fur et à mesure, et chaque occasion de nous réunir chez vous, la veille des journées scientifiques, était une nouvelle fête de famille de la pédopsychiatrie, telle que je l’imaginais encore jusqu’à ces derniers temps. Mais aussi chez Sylvain pour les réunions du comité de lecture de La Vie de l’enfant dont vous lui aviez confié la direction.

Mais il faut dire que depuis quelques années et plus encore depuis quelques mois, les choses ont beaucoup changé dans ce domaine et votre dernier coup de téléphone, quelques semaines avant votre mort, portait sur votre préoccupation devant les attaques dont j’étais devenu la cible de la part de diverses personnes, ma foi, fort peu recommandables. Jusqu’à votre dernier appel, vous vous souciiez de cette affaire et me conseilliez de ne pas me déprimer, que l’histoire est une suite de vagues, avec des hauts et des bas, qu’un jour peut-être…Je suis resté profondément touché de vos préoccupations pour l’autre, alors que vous étiez vous-même en proie à la maladie. Mais je ne voudrais pas qu’on garde de vous l’idée seulement de votre sollicitude pour autrui. En effet, parmi les personnes qui m’ont fait rire le plus, et pour moi c’est le compliment ultime, un des grands moments qu’il m’ait été donné de vivre avec vous à ce sujet, est la journée de la WAIMH francophone que nous avions consacré à la narrativité et dans laquelle vous deviez traiter la question de la chute dans l’histoire racontée. Cette histoire des trois ouvriers pissant le long du mur après le travail et qu’une méchante tôle emportée par le vent venait châtrer tous les trois, est restée dans toutes les mémoires. En effet, après nous avoir tenu en haleine sur l’importance de la rééducation manuelle après les opérations des trois compéres, manière subtile de parler de masturbation et d’autoérotisme, au moins chez les deux premiers !, vous nous faisiez entrer dans la chambre du troisième ouvrier qui, lui, découvrait les charmes de l’hétéro-érotisme rééducatif dans les « mains » d’une belle blonde évoquée avec le sourire pétillant et la voix malicieuse que vous saviez prendre en ces circonstances. Et là, devant votre public déjà conquis, pour répondre à la question étonnée : « pourquoi lui aurait-il ce privilège ? », vous provoquâtes un effet dévastateur garanti par la chute : « moi, messieurs, j’ai une mutuelle ! ». Pas besoin de démonstration de l’importance de la chute dans la narrativité. Plus près de nous, dans la région Nord Pas de Calais, à Lens, lieu de votre naissance, vous aviez répondu à la demande de Claude Tabet, pédopsychiatre, en parrainant une recherche sur la maltraitance fœtale. Cette recherche qui se poursuit, avait donné lieu à une journée consacrée à la psychiatrie fœtale, avec la participation de Sylvain Missonnier, Marie José Soubieux, Luc Gourand, Edith Toueille et d’autres, au cours de laquelle vous aviez « donné » (comme on donne un opéra) votre extraordinaire monologue d’un placenta.

Combien d’autres récits pourrait-on extraire de notre mémoire pour célébrer votre intelligence et vos points de vue avant-gardistes ? Nul doute que ce numéro de Carnet Psy y contribuera, mais pour ma part, je voulais vous dire, cher Michel, à quel point je vous suis reconnaissant de tout ce que vous nous avez appris, permis de penser, de rencontrer et de créer, alliant avec un talent rare et précieux, les hypothèses les plus hardies de la science avec une expérience de la vie des profondeurs inconscientes les mieux senties, le tout, en sachant éventuellement en rire, y compris de vous-même. Je continuerai à parler de vous dans mon enseignement et à tenter de témoigner de l’ampleur de votre pensée dans la pédopsychiatrie d’aujourd’hui.