L’exaltation dans la haine
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L’exaltation dans la haine

L’exaltation est un affect particulier ; il correspond généralement à un sentiment d’extension du moi. Le moi advient là où était le ça. L’assèchement du Zuiderzee découvre des terres nouvelles où pousseront les tulipes… Tout gain vécu comme extension du moi s’accompagne d’un sentiment d’exaltation mais aussi ce qui est vécu comme triomphe du moi, ou comme rassemblement des composantes du moi, comme reconstitution de l’unité du moi…

L’exaltation est rarement évoquée par Freud. Il l’évoque cependant dans « Le Moïse… » : « … alors que le renoncement (à une satisfaction) dû à des raisons extérieures ne provoque que du déplaisir, le renoncement provoqué par des raisons intérieures, par obéissance aux exigences du surmoi, a un effet économique différent. A côté d’un déplaisir inévitable, il assure aussi un gain de plaisir, une sorte de satisfaction compensatrice. Le moi se sent exalté et considère comme un acte méritoire son renoncement à la pulsion. (…) … le moi reste soucieux de ne pas perdre l’amour de ce maître (le surmoi, héritier des parents) dont l’estime provoque en lui un soulagement et une satisfaction, et les reproches un remords. Quand le moi a fait au surmoi le sacrifice de quelque satisfaction instinctuelle, il en attend en retour un surcroît d’amour. Le sentiment d’avoir mérité cet amour se transforme en fierté.1 » Ici le moi célèbre dans l’exaltation son union retrouvée avec ce qui assure en lui une présence de ses parents. Le moi s’accroît en somme de son union avec ses principaux objets internes. Remarquons que nous sommes ici dans un cas de figure opposé à celui que nous sommes invités à traiter dans notre table ronde : Passage à l’acte et exaltation. Et cependant…

Exaltation et passage à l’acte

Le passage à l’acte implique bien un sentiment d’exaltation, un sentiment de triomphe. Mais à l’inverse de ce que décrit Freud dans le renoncement, ce n’est pas de l’union avec un surmoi œdipien qu’il s’agit. Au contraire, le surmoi œdipien, dont les interdictions sont protectrices, est pulvérisé dans le passage à l’acte. L’exaltation, le sentiment d’extension du moi, naît ici d’une union du moi avec l’imago, cette formation composite issue des parents combinés menaçants, écrasants, cette imago de mère phallique à qui est attribuée une puissance terrible. Le passage à l’acte implique un mépris de la personne présente et le moi, un moment défait, se reconstitue dans une identification à l’imago et dans une illusion de toute puissance. Le rapport aux personnes présentes devient un rapport de force, les sentiments, normalement ambivalents et tempérés, sont balayés pour une seule coloration affective : la haine. Qu’il disparaisse et que j’advienne… Le conflit psychique interne est externalisé, remplacé par un affrontement avec autrui dans la réalité du monde extérieur. L’exaltation est celle du triomphe, même si, l’apogée du passage à l’acte passé, le sujet se retrouve seul et démuni, souvent en situation de perte d’objet. L’ivresse du passage à l’acte est suivie d’une pénible gueule de bois.

L’amour et la haine

Mais l’exaltation dans la haine ne se limite pas au passage à l’acte. L’amour et la haine sont à la fois des sentiments et des conduites, c’est-à-dire, des mouvements psychiques complexes qui associent des représentations, des affects, des investissements de personnes et d’actions… Il ne s’agit en aucune façon de forces élémentaires mais de la composition de forces élémentaires et de produits de l’élaboration de ces forces. La haine est un vaisseau en marche ou un radeau à la dérive mais elle est un ensemble organisé, fût-ce sommairement. De ce point de vue, il n’est pas possible de maintenir, à rigoureusement parler, l’idée évoquée par Freud à propos du « retournement de la pulsion », selon laquelle la haine se constitue dans le renversement de l’amour en son contraire.

Au passage je voudrais indiquer que c’est une facilité de parler, comme nous le faisons souvent, du « double retournement de la pulsion » en associant comme d’un seul mouvement le retournement de la pulsion sur le sujet lui-même et le renversement de la pulsion en son contraire. Il y a bien en effet en de nombreuses occasions, retournement de la pulsion sur le sujet lui-même mais il n’y a, en fait, jamais de renversement de la pulsion en son contraire. Négligence d’écriture de Freud qui prend pour seul exemple de ce retournement de la pulsion en son contraire le renversement de l’amour en haine. Mais l’amour n’est pas une pulsion, il est une formation complexe de représentations diverses porteuses de pulsions qui ne sont pas forcément en accord les unes avec les autres. Et la haine n’est pas le « contraire » de l’amour mais un produit de sa transformation. En ce sens nous nous éloignons beaucoup des formulations kleiniennes qui opposent amour et haine comme deux forces contrastées, émanant l’une des pulsions de vie et l’autre des pulsions de mort. Citons Joan Riviere par exemple : « Il ne faut pas oublier que, d’une façon générale, la haine est une force de destruction, de désintégration, qui va dans le sens de la destruction et de la mort, et que l’amour est une force d’harmonisation, d’unification qui va vers la vie et le plaisir ». Certes Joan Riviere apporte immédiatement un correctif à sa formule toute manichéenne, « L’agressivité, en effet qui est étroitement associée à la haine, est loin d’être totalement destructrice (…) et l’amour, qui jaillit des forces de vie (…) peut être agressif et même destructeur dans ses manifestations ». Mais malgré ces restrictions qui brouillent à nouveau les cartes, le psychisme reste décrit comme un jeu de forces entre la haine et l’amour : « nous cherchons à venir à bout des forces de haine et d’agression qui sont en nous, dangereuses et désintégrantes » (Joan Riviere). Pourtant nous pouvons cultiver la haine et l’agression et nous organiser grâce à elles ; loin d’être désintégrantes, elles peuvent être salvatrices pour la cohésion du moi.

La haine n’est pas plus le contraire de l’amour que le vinaigre n’est le contraire du vin. On pourrait tout à fait considérer que la haine est une forme de l’amour. Elle est en tout cas une passion, et très souvent une forme du lien à l’objet : « Prends soin d’elle : ma haine a besoin de sa vie » (Racine, Bajazet). On peut la considérer comme un produit d’altération – ou de dégradation ? – de l’amour. Nous considérerons en tout cas que la même force est à l’origine des deux sentiments : « Le nerf et le principe de la haine et de l’amitié, de la reconnaissance et de la vengeance est le même » (Saint-Simon).

S’organiser dans la haine

S’installer dans la haine peut devenir un système protecteur contre les vicissitudes de la vie relationnelle, aussi bien amoureuse qu’amicale. Cyrano en est un exemple, son amour pour Roxane marche de pair avec sa haine :

« J’aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m’écrie avec joie : un ennemi de plus ! »

Quelle aberration ! lui dit son ami Le Bret mais Cyrano poursuit :

…« Eh bien ! oui, c’est mon vice.
Déplaire est mon plaisir. J’aime qu’on me haïsse.
Mon cher, si tu savais comme l’on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d’amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
Ressemble à ces grands cols d’Italie, ajourés
Et flottants, dans lesquels votre cou s’effémine.
On y est plus à l’aise… et de moins haute mine,
Car le front n’ayant pas de maintien ni de loi,
S’abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
La Haine, chaque jour, me tuyaute et m’apprête
La fraise dont l’empois force à lever la tête.
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m’ajoute une gêne, et m’ajoute un rayon.
Car, pareille en tous points à la fraise espagnole,
La Haine est un carcan, mais c’est une auréole ! »

Etre objet de haine est chez Cyrano, et de façon moins voyante chez bien des patients, une façon de se sentir investi par tout le monde faute d’être aimé de tous. Le nez monstrueux de Cyrano est la métaphore physique d’une conviction : celle de ne pouvoir être aimé de personne. Si je ne peux être aimé je serai haï. Tout sauf l’indifférence. Tout sauf le désinvestissement. Ce qui implique une forme de haine des autres, haine par dépit mais haine tenace qui travaille en tâche de fond dans nombre d’organisations de caractère.

Et la haine tient son objet, elle le possède, ne le lâche pas. Il est des toxicomanies de la haine qui s’exaltent qui s’enivrent de proférations haineuses. Que l’on se rappelle les vaticinations de Céline, son écriture exaltée, exacerbée, hachée, sorte de passage à l’acte par l’écrit, type même du discours de la haine : « Toute la famille humaine au Zoo ! le Déluge sans Arche, la Relève des martyrs animaux, l’équarissage des instruits2 ». Haine de la culture, du savoir, sans oublier ses monstrueuse proférations antisémites, à longueur de pages et de livres…

Plus la désorganisation psychique est grande et plus la haine peut devenir un recours durable ou momentané. Le mérite de la haine a souvent été souligné, par Balzac par exemple : « La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance3 ». Elle est en tout cas un moyen de lutte contre la désorganisation psychique, contre la dépersonnalisation, contre le risque « d’effondrement » psychique. L’exaltation dans la haine correspondrait au sentiment de reconquérir par elle une unité, une étendue, un pouvoir pour le Moi menacé de se désorganiser, près de se défaire dans la perte, de se dissoudre dans l’angoisse. La haine nie la perte et le résultat espéré se résume dans la formule d’Horace : « Quand la perte est vengée on n’a plus rien perdu4 ». Mais ce n’est qu’une victoire à la Pyrrhus car on ne peut venger la perte, le moi se reconstitue mais s’appauvrit dans la haine. On peut considérer que la haine devient nécessaire lorsque le fonctionnement du Moi selon le principe de plaisir/déplaisir se trouve débordé et qu’il est soumis au principe d’organisation/désorganisation. Sous le régime du principe de plaisir/déplaisir, l’angoisse est angoisse de castration, ou angoisse signal, et ne compromet pas la cohésion du moi ; selon le principe d’organisation/désorganisation, au contraire, l’angoisse menace l’unité du Moi ; elle est angoisse de morcellement, angoisse sans nom, crainte de l’effondrement, dépersonnalisation selon le vocabulaire utilisé par différents auteurs mais qui, tous, décrivent la même réalité clinique.

La lutte contre la dépersonnalisation par la haine implique une concentration de l’investissement, concentration qui maintient un certain objet psychique. L’amour peut avoir plusieurs objets, la passion amoureuse ou la haine – qui s’en rapproche – n’en ont qu’un. L’objet de la haine est unique : « Rome, l’unique objet de mon ressentiment… » (Corneille) « La haine (…) ramasse notre plus grande énergie dans une direction unique… » (Barrès). C’est l’investissement qui crée l’objet et qui le maintient, que la passion prenne le tour de l’amour ou celui de la haine. Dans les états de dépersonnalisation, nous dit Maurice Bouvet : « la perte réelle est celle de l’outrance de l’investissement, la perte apparente est celle de l’investissement tout entier », c’est-à-dire, en d’autres termes, la perte de l’objet psychique. Devant la menace de perte d’objet, de désorganisation c’est l’outrance de l’investissement qui va maintenir l’objet psychiquement présent. Ce type d’investissement réduit toutes les dimensions de l’objet à celles d’une cible, il est traité comme un objet partiel dont il faut s’assurer la possession : « … de sa possession inconditionnelle et absolue pouvant aller jusqu’à la destruction, dépend le maintien de la structuration du Moi » (Bouvet).

La focalisation haineuse

L’exaltation dans l’amour étend le moi, donne lieu à une expansion du moi dans différentes directions. Elle est polyvalente, multidirectionnelle, ouvre de nouvelles possibilités au Moi, le registre des représentations s’étend, évoque et fait vivre des satisfactions anciennes et d’autres, anticipées. A l’inverse, l’exaltation de la haine est linéaire, focalisée, étroite. Le registre des représentations se réduit à celui de la possession ou de la destruction de l’objet de haine. C’est une exaltation monovalente, née d’une focalisation. Il s’agit plus d’une concentration du moi que de son extension. Dans un article dont le titre est Cruelty and narrowmindedness, Eric Brenman le formule ainsi : « Le maintien de la pratique de la cruauté me paraît impliquer la mise en œuvre d’une étroitesse d’esprit singulière et résolue ayant pour fonction d’évacuer l’humanité en nous (…). Une cruauté “inhumaine” est la conséquence de ce processus ». Il s’agit bien là d’une focalisation de l’esprit, de la concentration de l’investissement dans une direction. Le surinvestissement des « petites différences » – sur lequel Gilbert Diatkine a insisté dans l’organisation des mouvements de la violence collective – correspond à cette restriction du champ de l’investissement mais accompagné de son exacerbation quantitative. Le jeu des représentations se restreint et le registre de la satisfaction – lié aux zones érogènes et aux investissements de représentations porteuses de plaisir psychique – se trouve désinvesti au profit du registre de l’emprise. Dans la haine, l’esprit se met à fonctionner plus en emprise qu’en satisfaction. La « satisfaction de la haine » est essentiellement un sentiment de triomphe sur l’objet de haine. Satisfaction narcissique du pouvoir affirmé, de l’unité du Moi retrouvée dans cette affirmation et non bonheur aux retrouvailles avec un objet amoureux, et à la construction d’une expérience de plaisir avec lui. Freud évoque, à propos du sadisme, qu’il s’agit d’« une manifestation de puissance à l’encontre d’une autre personne prise comme objet ». C’est le courant d’investissement en emprise qui est prévalent ; il s’agit plus de jubilation – ou la dimension narcissique est dominante – que de joie dans laquelle la dimension objectale est fondatrice.

Cependant bien des retrouvailles résultent d’une reconquête, et à la joie peut naturellement se mêler une note de triomphe, mais il est des reconquêtes sans retrouvailles, qui ne sont qu’emprise et n’apportent aucune autre satisfaction que celle du pouvoir pour le pouvoir : « joie mauvaise » qui doit maintenir la haine pour que l’unité du fonctionnement mental soit assurée. Et il est plus facile de conserver un objet de haine qu’un objet d’amour. « La haine est une liqueur précieuse, un poison plus cher que celui des Borgia, – car il est fait avec notre sang, notre santé, notre sommeil et les deux tiers de notre amour ! Il faut en être avare ! » (Baudelaire).

Notes

  1. Moïse et le monothéisme, Idées, Gallimard, p 157.
  2. Louis Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois.
  3. Balzac, La peau de chagrin.
  4. Corneille, Horace.
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Destructivité et exaltation