Nymphéas. L’abstraction américaine et le dernier Monet
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Nymphéas. L’abstraction américaine et le dernier Monet

Nymphéas. L’abstraction américaine et le dernier Monet. Musée de l’Orangerie. Jusqu’au 20 août 2018

On a beau connaître les Nymphéas de Monet, on n’en finit pas d’être impressionnés par cette incroyable entreprise, qui a occupé jusqu’à l’obsession (mais les grandes œuvres peuvent-elles se passer d’obsession ?) les dix dernières années de sa vie. On peut dire que c’est une chance que Monet ait vécu vieux, car il a eu le temps de développer son art, dont on voit ici l’aboutissement. De même que pour Rembrandt, Le Titien, Picasso, les œuvres des peintres vieillissants sont empreintes de cette liberté de celui qui n’a plus rien à prouver, qui peut s’éloigner des codes culturels de son époque, pour inaugurer des manières de créer innovantes. C’est pourquoi ces dernières œuvres sont souvent mal appréciées au moment de leur création, pour être admirées des décennies plus tard. C’est cela que met en lumière l’exposition de l’Orangerie, qui montre l’influence de Monet sur les peintres américains de l’abstraction lyrique des années 50-60. L’exposition est petite, mais très complète et surtout elle inclut les immenses Nymphéas du musée.

Le propos de l’exposition, c’est la découverte des Nymphéas par les artistes américains. Parfois le rapprochement n’est pas évident pour le spectateur et semble un peu forcé par les critiques d’art. Encore que, lorsqu’on voit le Pont Japonais de Monet, entouré d’un magnifique Riopelle et d’un somptueux Joan Mitchell, les affinités sautent aux yeux. Plus qu’une ressemblance, c’est la démarche formelle qui est en jeu, une nouvelle tendance picturale, qui s’oppose à l’abstraction analytique du cubisme.

En somme, c’est l’histoire d’un renversement. Il ne s’agit pas seulement de mettre en évidence l’influence des Nymphéas de Monet sur les peintres abstraits américains des années 50, mais de montrer comment ces Américains, en se réappropriant les Nymphéas, leur donnent une nouvelle vie et en révèlent le caractère révolutionnaire. En effet, les Nymphéas avaient été assez mal accueillis lors de leur installation à l’Orangerie en 1927, puis presqu’oubliés, considérés comme l’art démodé d’un artiste vieillissant, atteint de troubles visuels.

Dans les années 50, le directeur de la MoMA de New York, Alfred Baar, acquiert plusieurs Nymphéas de Monet, qui avait été délaissé jusque-là par le musée. D’emblée, elles ont un succès immense.

C’est Clement Greenberg, « le pape de la critique d’art » à New York, qui a montré combien l’œuvre tardive et peu appréciée de Monet est alors devenue le point de départ d’une nouvelle esthétique, celle qui privilégie la lumière, les reflets, les sensations, et est considérée comme une des sources de l’abstraction.

A l’entrée de la salle des Nymphéas, en introduction à l’exposition, est exposée une toile d’Ellsworth Kelly, Tableau vert, que cet artiste a peint dès le lendemain de sa visite aux Nymphéas, une révélation qui a inauguré sa célèbre série des Monochromes. Sam Francis, fasciné lui aussi par l’œuvre de Monet, a dit : « Je fais du Monet tardif pur ». Les Nymphéas ont profondément et durablement marqué ces artistes dans leur chemin vers l’abstraction. C’est Joan Mitchell qui est peut-être la représentante la plus importante du courant de l’abstraction lyrique, elle qui s’est installée dans une maison à Vétheuil, proche de Giverny.

Etrange parcours, quand-même, que ces Nymphéas. On sait que tous les artistes, dès 1850, ont été fascinés par les estampes japonaises, qu’ils découvraient, Monet le premier, qui en possédait d’ailleurs une très belle collection, habillant tous les murs de sa maison de Giverny. L’artiste s’est lancé, à coup de grands travaux, à réaliser ce jardin, sans avoir jamais été au Japon, inventant de toutes pièces un paysage dont l’unique destination sera d’être peint, ce qui curieusement ne lui est apparu que secondairement. « J’ai mis du temps à comprendre mes nymphéas… Je les cultivais sans songer à les peindre…Et puis, tout d’un coup, j’ai eu la révélation des féeries de mon étang. J’ai pris ma palette. Depuis ce temps, je n’ai guère eu d’autre modèle. » Dès lors, en effet, toute son énergie est consacrée à peindre les nénuphars, les saules et le pont japonais. Comment a-t-il pu capter cette esthétique des estampes et de la poésie japonaise ? On dit que c’est Cézanne qui a donné à voir ce qu’est réellement une pomme. Est-ce que Monet donne à voir ce qu’est réellement un pont japonais ? Drôle d’histoire que ce petit pont, venu du Japon en France, puis qui a traversé l’Atlantique pour fasciner les peintres américains, qui le font retraverser dans l’autre sens, en faisant de l’Orangerie un lieu de pèlerinage. C’est étonnant aussi de voir ces Japonais, qui ont une passion pour Monet, venir à l’Orangerie voir les Nymphéas, puis à Giverny pour emprunter ce petit pont, perdu quelque part en Normandie.