Les soins corporels sont le premier et principal véhicule de la découverte de l’autre (Myriam David). Un livre consacré à l’image du corps écrit par un psychomotricien semble aller de soi. Pourtant celui-ci est une somme, car loin de passer en revue les différentes étapes qui ont conduit à en stabiliser le concept, il en déploie toutes les iridescences en étudiant aussi bien la question complexe des sensations que celle des philosophies qui ont tenté d’en ordonner la compréhension au cours des âges récents. On y parle de Dolto et de Damasio, de Schilder et de Winnicott, de Wallon, Ajuriaguerra et Tustin, et de beaucoup d’autres encore que je ne peux tous citer ici. Mais le lecteur découvrira que loin d’être une succession d’articles savants sur tous ces auteurs, c’est de leur présence ici et maintenant dans la réflexion qu’il se sert pour sa démonstration de la légitimité de la psychomotricité et de son approche incontournable du corporo-psychique, et notamment avec le souci de cultiver la pensée psychopathologique chevillée au corps.
Dans une telle perspective, plus besoin de fustiger l’adversaire qui ne tient pas assez compte du désir inconscient ou celui, appartenant au camp opposé, qui ne prend pas en considération l’importance du génome. Pour « faire » un homme, ou pour le « composer », il est besoin de tous ces éléments qui s’avancent progressivement sur le chemin de nos connaissances en ordre dispersé, et s’ils sont accueillis en tant que parties de sous ensembles, qui par définition ne constitueront jamais qu’un nouveau sous ensemble d’autres choses à découvrir, ils nous apprennent sur le processus du développement et sans doute aussi beaucoup sur la complexité qu’il recèle encore en lui. Car pour arriver à déduire de ce champ énorme des connaissances (qui se développe de façon exponentielle), des idées et des pratiques concrètes qui puissent transformer la qualité du soin donné aux enfants en difficultés développementales et psychopathologiques, il est nécessaire d’en théoriser au fur et à mesure les lignes de forces qui s’y dessinent, et ce, en faisant appel à la pluridisciplinarité. C’est tout le sens d’un tel livre de nous donner un point de vue extrêmement renseigné, aujourd’hui, sur ce qu’on peut faire de tous ces matériaux disparates, sans sombrer dans une confusion maniaque ou une interprétation dépressivo-persécutive. Théoriser vient du grec theorein, « voir de haut », et les généraux antiques, voyant leur armée déployée sous leurs yeux, comportant un nombre facile à déterminer de « théories » de soldats en armes, pouvaient plus facilement en déduire la stratégie à suivre pour débouter l’adversaire. Ici, dans la théorisation qui nous occupe, pas de guerre contre un peuple ennemi, juste une métaphore visant à prendre en considération « des choses cachées depuis la fondation du monde » commençant à apparaître et ne pouvant se révéler aux yeux des scientifiques que par l’intermédiaire d’une suite d’hypothèses formant théorie. Mais pas d’esbroufe non plus, plutôt une remontée aux sources de l’image du corps comme le lieu d’entrecroisement de toutes les théories actuellement pertinentes pour aborder la question de la psychopathologie au risque du corps.
Eric Pireyre nous entraîne dans le monde de l’embryon, dans celui du fœtus puis du bébé ; il nous fait visiter les contrées de l’archaïque, dont les mondes apparemment lointains concernent non seulement les pathologies les plus graves en termes de dépendance, mais aussi tout un chacun, lors de son passage par la « bébéité », en nous en présentant les entours comme ceux d’un sujet qui aurait grandi dans son corps biologique sans quitter la temporalité du bébé. Mais il ne s’arrête pas en si bon chemin, il suit le destin pulsionnel de la libido et nous rappelle comment « l’organe pulsionnel » peut sinuer dans les vastes plaines de la sérénité phorique ou franchir les cataractes des agonies primitives, stagner dans la sensation motrice sidérante ou encore accéder au enjeux émotionnels du romantisme post-oedipien. Mais loin de se restreindre à l’exploration de ces seules contrées, il envisage également des avancées hypothético-déductives de nature à fonder les évaluations et les outils thérapeutiques du psychomotricien. Ce faisant, il rend accessible à toutes les autres professions de « psychistes » (Tosquelles) une réflexion trempée dans la psychomotricité mais qui en dépasse largement les statuts professionnels pour rayonner auprès des autres sujets embarqués dans une aventure comme celle du soin auprès des enfants en déshérence psychopathologique.
Ce livre, en rendant claires les problématiques complexes dans ce champ des souffrances psychiques et corporo-psychiques, deviendra un outil précieux pour celui qui s’approche de ces rivages souvent énigmatiques. Dans quelques années, il sera habituel de dire à un stagiaire arrivant dans un service destiné à soigner ces pathologies, qu’il doit lire le « Pireyre » pour trouver des réponses aux questions qu’il ne manquera pas de se poser dans ces domaines en voie d’intégration.
Il me reste à souhaiter au lecteur de devenir une abeille butinant les chapitres les uns après les autres comme autant de fleurs pour en faire son propre miel, celui avec lequel il goûtera la théorie qui lui paraît répondre au mieux aux questions posées par le petit patient qu’il va devoir prendre en charge sur ses épaules psychiques tout le temps qu’il ne pourra se porter lui-même. Les psychomotriciens nous aident beaucoup à avancer sur ces terres inconnues. Et, bien entendu, pas seulement avec les enfants. Nul doute que l’ouvrage d’Eric Pireyre y contribue de façon puissante et féconde.