Des fantômes dans la voix

Des fantômes dans la voix

Ariane Bazan

Editions Liber Quebec, 2007

Bloc-notes

Des fantômes dans la voix

Dans cet ouvrage bref et dense, Ariane Bazan fait s’entrecroiser les premiers écrits de Freud -écrits dont on découvre combien ils sont méconnus-, les découvertes récentes de la neuropsychologie et sa propre clinique de psychanalyste. Elle démarre son enquête en reprenant plusieurs analyses sémantico-cliniques de Freud. Dans l’une d’elle, ce dernier associe l’angoisse qu’un patient éprouvait à la vue d’un coléoptère (Käfer) à la question « que faire ? ». Dans ce cas, ce n’est pas le sens mais bien le son du mot qui permet de retrouver le matériel anxiogène refoulé. Pour comprendre com-ment se déploient ces formes archaïques de signifiant linguistique, Bazan s’appuie en particulier sur l’ancien essai de Freud sur l’aphasie. Freud y articule représentations de chose -si on prend l’exemple d’une banane : sa couleur, sa forme, sa texture, son goût- et repré-sentations de mot, les sons (banan) et le mouvement articu-latoire nécessaire à produire ces sons.

Le langage humain possède aussi des qualités plus élaborées qui peuvent être illustrées par ce qui se passe en cas d’aphasie anomique : les patients qui souffrent de cette atteinte peuvent mentionner les caractéristiques d’un objet, mais ne sont plus capables de le nommer. Cette incapacité peut toucher des groupes d’objets (par exemple tous les noms de fruits), ce qui montre a contrario que le psychisme humain est capable d’opérer des regroupements en catégories lexicales. Ces catégo-ries permettent de labelliser les mots et leur donnent ainsi une inscription dans plusieurs champs lexicaux : une banane sera repérée comme un objet naturel, un fruit de dessert, un substantif, etc. L’association des signifiants entre eux permet de créer des con-nections catégorielles qui confèrent un nouveau sens au mot : les sons (banan) signifieront autre chose si le contexte sémantique est celui d’un repas ou celui du rock & roll et de la coiffure. Bazan montre ainsi que les travaux neuro-scientifiques (Damasio, Caramazza, Deacon) retrouvent ici l’intuition lacanienne selon laquelle c’est la position du signifiant dans la chaîne des signifiants qui lui impose son sens. Cette signi-fication lexicale transcende et réorganise celle qui avait été construite sur la seule base des associations sensorielles.

Si le langage a donc des dimensions phonologique et lexicale, il a également pour Bazan un aspect moteur. On sait que Rizzolatti a découvert l’existence de « neurones-miroirs », neurones qui déchargent aussi bien quand l’individu fait un mouvement que lorsqu’il voit ce même mouvement réalisé par un pair. Comme c’est en particulier dans l’aire de Broca que ces neurones  sont actifs, Rizzolatti a fait l’hypothèse que le langage humain se serait développé à partir de la capacité à imiter les gestes des partenaires, en particulier les mouvements de la bouche. 

Il y a plus de cent ans, Freud avait déjà développé cette hypothèse des neurones-miroir, en donnant un rôle central à l’imitation motrice, ce que Bazan résume ainsi : « un stimulus externe ne peut avoir de sens qu’à condition qu’il puisse être mis en correspondance avec un mou-vement prenant naissance dans son propre corps. » La formation de représentations motrices (Bewegungsbild) est donc centrale dans la conception freudienne du développement du langage, puisque c’est de la mise en relation des sons entendus et des actions productrices de ces mêmes sons que naît pour lui le premier organisateur linguistique.
Cette idée déborde la seule question du développement du langage. Les neuro-scientifiques ont développé dans ce sens le modèle des « copies d’efférence. » Ces dernières sont produites parallèlement à une commande motrice et prédisent la nature du mouvement. Ces copies d’effé-rence permettent donc de comparer le mouvement réel avec le mouvement prédit, et de le corriger si nécessaire. Etant prédit, le retour proprioceptif est atténué, ce dont une expérience courante est la preuve : l’impossibilité de se chatouiller soi-même montre en effet que la sensation éprouvée est dans ce cas prévisible ; la peau sait qu’elle va être touchée par la main, à tel endroit et avec telle force. On comprend que la mise en évidence de ces copies d’efférence permet de résoudre de façon originale un ancien problème : celui de la capacité à distinguer les stimuli internes et externes. 

Lorsqu’une sensation peut être reliée à une annonce motrice, elle sera éprouvée comme moins intense et donc pourra être identifiée comme le fruit d’un mouvement propre. Bazan estime que cette idée impose un renversement épistémologique : « la représentation ne doit pas se concevoir en amont du mouvement, mais comme le résultat en aval de l’activation motrice. » 

Cette conception permet de donner une nouvelle interpré-tation au fameux phénomène du « membre fantôme » – membre amputé qui procure néanmoins de fortes sensations, souvent douloureuses. La théorie tradi-tionnelle y voyait la trace de sensations résiduelles au niveau du moignon. L’idée des copies d’efférence permet de comprendre de façon bien plus satisfaisante que la commande motrice cérébrale du membre est toujours intacte, mais qu’il manque le retour proprioceptif sensoriel, ce qui met le système comparatif en souffrance. 
De façon suggestive, Ariane Bazan transpose cette conception dans le domaine linguistique, pour montrer que le refoulement de séquences phonémiques peut être compris comme le refoulement de séquences articulatoires et motrices. Ces dernières continuent à faire pression en mobilisant des copies d’efférence productrices de signifiants « fantômes. » Coupés de leur réseau sémantique, ces signifiants interfèrent avec la production langagière en tentant d’y faire retour. 

J. Strachey avait souligné que la fameuse Esquisse d’une psychologie scientifique de Freud contenait « le noyau d’une grande partie de ses théories ultérieures. » Ne parvenant pas à faire aboutir cette réflexion, Freud avait cependant renoncé à la publier. C’est donc le modèle développé peu après, basé sur le fonctionnement du rêve, qu’il a proposé comme compréhension d’ensemble du psychisme. Or, ce modèle -même s’il reprend une bonne partie des intuitions de l’Esquisse- est basé sur l’idée d’une suspension du système moteur et n’intègre donc que très partiellement la dimension si fructueuse des images motrices développée dans l’Esquisse et l’essai sur l’aphasie. C’est cette perte que le livre de Bazan vient réparer en montrant de façon convaincante et créative comment ces images motrices opèrent dans l’ensemble du fonctionnement psychique.

Comme plusieurs « neuro-psychanalystes », elle paraît trop loyale à l’Esquisse sur un point, qui consiste à lier le moi à la conscience et aux processus inhibiteurs produits par le cortex frontal. Freud a montré que les processus de régulation du moi opèrent en bonne part de façon inconsciente, jusque dans le rêve dans lequel le relâchement de la censure inhibitrice permet à des processus de liaison réflexive de se mettre en place. Par analogie, dans la mesure où les processus archaïques inconscients -phono-logiques et moteurs- décrits par Bazan peuvent avoir une fonction régulatrice, on peut se demander dans quelle mesure elle ne devrait pas les attribuer à l’action du moi lui-même.

A la lecture de cet ouvrage, on a le sentiment qu’Ariane Bazan a découvert un filon que, selon la formule d’Ellenberger, une vie suffira à peine à explorer. Elle démontre que la rigueur de pensée n’implique pas de céder à la spécialisation disséquante et que, loin d’affadir la réflexion, la volonté psychanalytique de comprendre comment le sujet construit son intégration peut constituer un aiguillon de la pensée.