Si Galilée émit l’hypothèse de la pression exercée par l’air sur les choses, il aura fallu que Torricelli inventât le baromètre qui transposait le phénomène naturel par un dispositif technique, un tube, du mercure, pour mesurer la pression atmosphérique et donner corps à l’hypothèse galiléenne. C’est ainsi que Monique David-Ménard introduit lumineusement son propos : de même, le dispositif de la cure transpose certains facteurs de l’amour en inventant la technique du transfert. Cette transposition permet de faire apparaître et de transformer une logique encore insue. L’auteure place en quelques pages la psychanalyse non comme une science mais comme une théorie et une pratique de l’âge des sciences expérimentales. La logique de la pensée scientifique passe à côté de l’appareil du transfert ; il faudra donc que la pensée psychanalytique puisse dialoguer avec une autre pensée si elle ne veut pas ratiociner.
Dans sa conclusion, Monique David-Ménard revendique le dialogue philosophique avec la psychanalyse après en avoir démontré l’opportunité dans son ouvrage. Sa double formation de psychanalyste et de philosophe est assez fréquente dans notre milieu, mais écrire et penser simultanément dans ces deux champs qui se sont si souvent opposés ou méconnus est rare et comporte un risque qu’elle assume pleinement : celui de ne jamais être lue ou entendue comme psychanalyste et philosophe. Le lecteur devra faire un effort pour l’accompagner dans sa démarche singulière ; il devra parfois lire et relire certains passages obscurs pour ceux qui, comme moi, n’ont pas acquis tous les pré-requis philosophiques. L’auteure cherche les correspondances mais sans affadir les théories philosophiques par des approximations pédagogiques. Sa manière est de mettre sa clinique et la théorie psychanalytique à l’épreuve de la philosophie, même et surtout si les champs de connaissance sont hétérogènes. De livre en livre, elle dialogue avec Kant, Sade, Frege, et Lacan philosophant. Plus récemment avec des philosophes contemporains qui n’ont pas ménagé la psychanalyse : Deleuze, et avec cet ouvrage Foucault. Je laisserai à d’autres chroniqueurs plus avertis la lecture critique du cheminement philosophique de Monique David-Ménard ; je préfère rendre compte de quelques effets de la rencontre entre certains concepts et pratiques de la philosophie avec ceux de la psychanalyse.
Nécessité et contingence, concepts de la logique et non de la psychanalyse sont les jalons de son ouvrage. A la faveur du transfert, elle met les deux termes en tension. L’articulation entre automaton et tuché d’Aristote telle que Lacan l’a reprise dans le séminaire de la «Lettre volée» en est une proche version. C’est par le truchement de facteurs contingents que ce qui relève d’une nécessité peut dévier de son cours, grâce à une analyse, écrit-elle. Elle en donne plusieurs exemples cliniques : j’en retiendrai deux : d’abord, l’interprétation que fait Laurence de ses rêves, dans un moment de transfert négatif avec David-Ménard : elle porte un enfant bleu de la même couleur que celle qu’elle voit chez moi sur le tableau de la salle d’attente, « cet enfant bleu, c’est cet amour dont vous ne voulez pas qu’il vive » lui dit sa patiente.
L’auteure appelle contingence la disproportion entre le poids de la terreur infiniment répétée liée aux figures archaïques qui hantent la vie de Laurence et le choix de cet objet hors-sens prélevé chez l’analyste, créé dans le rêve, l’enfant bleu, qu’elle associe à un amour qui pourrait être réprouvé par l’analyste, un sens est alors donné. Laurence choisit l’enfant bleu à l’extérieur puis le met au service de la répétition intérieure ; ce qui amène David-Ménard à confirmer le lien structurel entre nécessité et contingence : les matériaux d’une transformation sont prélevés sur ce qui est déterminé (..) Le contingent est pétri de la même pâte, des mêmes matériaux pulsionnels que le nécessaire. La place dissymétrique de l’analyste permet de dévier l’habituelle répétition : le presque rien de la couleur bleue, cette contingence, permet à Laurence de transformer une menace mortelle en reproche qu’elle peut affronter. Autre exemple, le rêve de l’enfant mort veillé par son père qui s’assoupit, rapporté par Freud, commenté par Lacan : « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? », reproche le fils dans le rêve du père. Le cierge allumé est tombé sur le lit, une contingence qui fait appel à la nécessité de ce qui s’est tissé silencieusement, sa vie durant : l’échec de leur rencontre à jamais manquée. En se réveillant, le père s’occupe du cierge et occulte la « vive lumière de la vérité ».
Rompant avec l’ontologie aristotélicienne, Lacan, lecteur de Frege, inscrit la contingence, cet élément d’hétérogénéité, dans la logique via le carré de la sexuation, ou dans L’Etourdit quand il écrit : « L’homme n’est pas sans l’avoir, la femme est sans l’avoir ». La philosophe suit sa visée logique mais la psychanalyste s’arrête devant le risque de totalisation. Philosophe, elle ne recule pas d’horreur devant les systèmes philosophiques reposant sur une récusation de soi écrivait-elle déjà il y a quinze ans dans Les Constructions de l’universel ; mais psychanalyste, elle écrit aujourd’hui que lorsque la théorie de la sexuation se fait logique de la sexuation, le transfert n’a plus de statut théorique. C’est probablement la raison qui lui fait convoquer un tenant de la régionalisation des pratiques et des savoirs, du questionnement de la volonté de vérité, en la personne de Foucault.
Deleuze et Foucault s’estimaient, se citaient, mais ne travaillaient pas ensemble. L’auteure les fait dialoguer et tente à notre grand profit de tracer les lignes de convergence dans des champs divergents d’appréhension des évènements. Elle nous propose aussi un usage des concepts deleuziens et foucaldiens en regard de ceux de la psychanalyse. Il y a de nombreux, je n’en évoquerai que deux. Chez Deleuze, elle emprunte dans plusieurs de ses ouvrages, et surtout dans Deleuze et la psychanalyse, Les synthèses disjonctives. Le terme disjonction renvoie à la contingence définie plus haut. Nul doute que l’amour est pour l’un et l’autre des partenaires une vérité disjointe; pour Deleuze, c’est l’hétérogénéité elle-même qui crée la liaison. Dans l’amour de transfert, dire que les synthèses sont disjonctives ou que la raison est contingente, c’est ne pas dissoudre l’évènement de la rencontre dans une contrainte d’unification de la pensée, écrit-elle. Il faut que l’analyste, le supposé savoir, s’expose au non-savoir, celui du patient autant que le sien, à la surprise du non-sens, pour que la création dans la cure, l’enfant bleu par exemple, tienne son rôle contingent de transformation. C’est le patient qui prend le premier le risque de se dépayser selon son mot heureux. Aussi, David-Ménard plaide pour un mi-dire qui ne fermerait pas prématurément à l’accueil du non-sens.
En plaidant pour une « archéologie du transfert », David-Ménard en appelle à l’auteur de l’archéologie du savoir. Pour Foucault la contingence, c’est l’extériorité définissant un énoncé ou un dispositif : l’objet d’un énoncé discursif ne relève pas d’une ontologie ou d’une réalité immanente mais de relations extérieures qui l’organisent. Cette extériorité paradoxale de la pensée, il la nomme d’un oxymore: « pensée du dehors ». Elle ne peut être générale et unificatrice mais hétérogène ; Foucault décrit une régionalisation des pratiques et du savoir en relation contingente entre eux ; en termes deleuziens, on dirait que leurs liaisons sont disjonctives. Monique David-Ménard appréhende ainsi les objets dispersés dans les espaces corrélés de la cure : espace de la réalité, de la vie psychique, du transfert, ou encore espaces de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel… L’idée d’une archéologie du transfert emprunte à Foucault son traitement de l’archive pour l’appliquer au transfert : discontinuité, structure stratifiée, composée d’éléments non déductibles, et dispersion des « objets partiels ».
Psychanalyser, n’est-ce pas aussi se confronter à l’hétérogène, bien loin des velléités unificatrices d’un analyste sachant ? Si l’analysant prend dans le transfert le risque de se dépayser, l’ouvrage de Monique David-Ménard contribue certainement au dépaysement du lecteur psychanalyste, tant il tranche avec nos lectures trop formatées !