« Peut-on tuer pour le seul motif de tuer ? ». À partir d’un tel questionnement ainsi formulé, on comprend d’emblée que cet essai n’interrogera ni les meurtres par accident ou légitime défense, ni ceux commis sous le coup de la, ou sur un coup de « folie », encore moins les suicides ou accompagnements des fins de vie. Non, il sera bien question du fameux meurtre qui plonge dans la perplexité la société et donc la Justice qui, pour autant, se doit de se prononcer. On peut toujours continuer d’opposer un refoulement « entre nous-mêmes et l’acte de donner la mort », force est de constater qu’en la matière, et au fil de la lecture de ce livre, le matériel offert est plutôt riche et divers. Il faut donc bien que la théorie psychanalytique choisisse de s’en saisir et interroge cette clinique si souvent « impensable ».
Sophie de Mijolla-Mellor, dans ce dernier ouvrage donc, instaure un dialogue instructif entre psychanalyse et philosophie et s’interroge sur ce que « nous pouvons « comprendre » de ceux qui éprouvent une jouissance à tuer ». On pense tout de suite, et l’auteur le rappelle, au Mordlust que dénonce Freud : « Nous avons le plaisir du meurtre dans le sang », écrit-il en 1915. Il ne reste donc plus qu’à postuler « un bénéfice recherché » que l’auteur s’attachera à comprendre à travers une réflexion dépliée à la manière d’une Psychopathologie de la vie quotidienne…du crime individuel et collectif. Pour s’y engager, fallait-il encore éviter deux écueils majeurs : déjouer le risque pour la pensée d’inscrire l’acte criminel, ou la « mort donnée », hors humanité, et dans le même temps ne pas rabattre cet acte qui consiste à « prendre délibérément sa vie à un autre » à des catégories diagnostiques psychiatriques.
Poursuivant deux axes – celui de La mort donnée comme acte individuel, le second s’attachant à l’acte collectif – Sophie de Mijolla-Mellor s’attaque, frontalement si j’ose dire, mais subtilement au dualisme pulsionnel, non pour le dénoncer, au contraire, mais pour « rendre compte tant de la rage meurtrière individuelle que de la force destructrice déployée dans l’acte du combattant », ce que ne peut approcher la trop restrictive et inappropriée, en l’espèce, théorie de la pulsion de mort comme déliaison. Si une dynamique pouvait illustrer l’intime intrication entre Éros et Thanatos que nous propose l’auteur, ce ne serait pas celle d’un tressage extrêmement serré des deux pulsions fondamentales mais plutôt celle d’un renversement-retournement qui les constitue et les mobilise (telles ces images virtuelles géométriques de nos fonds d’écran qui s’invaginent à l’infini pour toujours revêtir en apparence la même forme). « La pulsion de mort devenue pulsion de destruction ressemble à s’y méprendre à l’affirmation dionysiaque de la vie. La vie dans son affirmation narcissique se construit ainsi aux dépens de la soumission de l’autre et (…) de sa mort. »
Ce qui fait, donc, le cœur de l’approche et le tranchant de la pensée de Sophie de Mijolla-Mellor mérite d’emblée d’être formulé. Elle se saisit (et du coup saisit le lecteur) du paradoxe, audacieux (voire scandaleux) et donc prometteur, « qui fait de la mort donnée, un mouvement qui va dans le sens de la vie ». On pourrait avancer, et l’auteur devance l’intention prévisible du critique, que l’affaire n’est pas nouvelle. Mais, il convenait d’oser (et en cela réside le scandale) pousser la pensée jusqu’à l’inconfort, celui d’envisager que la destructivité contient la pulsion de vie qui en retour la guide. D’où la promesse qui, en quelque sorte, revêt pour la psyché la forme d’une « solution » quasi métaphysique : s’identifier à la mort pour fantasmatiquement se placer au-dessus de l’inéluctable destin ou maintenir toujours ouverte l’énigme de la fin au service de la poussée sublimatoire.
L’ouvrage est dense et surtout s’appuyant, comme on l’a dit, sur un matériel clinique extrêmement divers aborde des thématiques fondamentales comme par exemple, le basculement dans l’acte, la certitude du « bon droit » ou l’aveu. Aussi, on ne tentera pas d’en proposer une synthèse. On invite surtout le futur lecteur, curieux de conférer un sens à cette « mort donnée », à découvrir les trois figures centrales autour desquelles s’articule l’exploration de cette « pulsion homicide refoulée » : tuer pour une identité, tuer pour survivre, tuer par ivresse. Si ces dernières nous « parlent », c’est bien parce qu’elles sont approchées, non comme des archétypes, mais, à la façon d’Aby Warburg, comme des images particulières en tant qu’elles condensent ce matériau psychique émotionnel qui « lie le meurtrier à sa victime ». Ne plus s’identifier uniquement à la victime, se mettre dans la peau de celui qui donne la mort ! De manière troublante, on consent sans grande difficulté à répondre à une telle invitation puisqu’elle offre, au risque de la démesure mégalomaniaque, à tout un chacun l’illusion (et lui donne un sens), d’échapper à la mort en procédant (avec l’autre mais aussi en soi) de la même manière, c’est-à-dire radicalement à l’instar d’Atropos qui tranche sans pitié et avec froideur le fil de la vie. Un mouvement narcissique qui « se confond alors avec la lutte qui accompagne la vie », qu’il soit individuel ou collectif, qu’il se commette dans la chambre parentale ou celle des enfants, sur le champ de bataille, voire lors des échanges commerciaux et internationaux.
Inévitablement, le risque d’une bascule du Combattre en Massacrer est en permanence présent. Se situer sur cette crête donne le vertige puisque la chute tient, dès l’origine, au « hasard d’une mauvaise rencontre », insupportable pour la psyché qui, dans son premier mouvement, sera tentée « d’en annuler l’existence (…) pour l’assurer qu’entre elle-même et le hors psyché existe une relation d’identité et de spécularisation réciproque. » L’espace de la rencontre, celui de cette complémentarité dans « la recherche d’un plaisir partagé qui va nous rendre présents à autrui », s’ignore voire s’absente. Celui du Mal s’ouvre (ou se redessine) comme « horizon du bonheur, en l’occurrence dans sa forme exclusivement narcissique » ! On trouvera à ce sujet, en toute fin d’essai, une métapsychologie d’un Mal affranchi de tout implicite idéologique ou métaphysique (bien que l’auteur pense avec Spinoza) puisque la destructivité elle-même, comme son intention et ses avatars (faire le mal selon l’expression populaire) sont repensés à l’aune de cette dynamique originelle entre objet (extérieur ou interne) et soi, véritable rencontre avec son lot de ratés et de souffrances haineuses, ou inversement véritable potentialité de construction d’un lieu où le multiple réussit à se maintenir au cœur de l’individuel. Il s’agit là pour la psyché d’un choix qui, pour s’en sortir, soutient la déception fondamentale de l’absence comme solution sublimatoire, justement pour ne pas renoncer… à la vie.