L’ouvrage de la sociologue Dominique Memmi est une lecture essentielle pour celui qui réfléchit à la question de la mort en périnatalité. Au-delà de l’intéres-sante thèse qui y est développée et sur laquelle nous reviendrons, ce texte fait suite à une importante revue de la littérature sur ce thème et apporte des éléments bibliographiques très riches. En effet, l’auteur recueille à la fois des propos et des publications de personnels soignants (sages-femmes, puéri-cultrices, médecins), de parents ayant vécu la perte d’un bébé ou d’un fœtus, des articles issus de recherches internationales sur le deuil périnatal, des références historiques dans l’art et la littérature, des écrits de psycho-logie et de psychanalyse et de nombreux autres témoignages tels que ceux du photographe d’un hôpital qui est en charge des clichés des enfants décédés ou nés sans vie. Une telle variété ne peut que nous apporter un éclairage vaste et réfléchi sur le sujet, au risque de nous y perdre parfois.
Ce livre est centré sur les pratiques hospitalières autour du décès d’un enfant né sans vie et plus précisément questionne les usages actuels qui consistent à montrer le bébé aux parents, à les inciter à le prendre dans les bras pour pouvoir « déclencher » le « travail de deuil ». Il vient interroger « le caractère scientifiquement incertain de ces pratiques », quitte à heurter ceux ayant vécu ce drame, profanes pour qui ces rituels viennent relier l’humanité à des modèles plus éloignés de l’époque moderne et du déni de la mort qui lui est associé, et enfin professionnels y ayant longuement et profon-dément réfléchi. De façon plus large, Dominique Memmi s’inter-roge sur ce que le récent changement des conduites vient dire de la redéfinition contem-poraine des identités : « Que s’est-il donc passé, plus généra-lement, pour que se répande une réflexivité nouvelle sur la trace face à la mort ? Pour que le « reste », matériel et concret, se présente aujourd’hui comme dési-rable pour objectiver la perte ? Pour que le support corporel serve de métonymie infiniment désirable pour penser le « tout » de l’autre et de soi-même ? ». Elle va s’attacher à essayer de comprendre le revirement rapide des pratiques hospitalières : « Entre les années 80 et 90, une page dans l’histoire du rapport à la mort a été tournée ». Elle tente ainsi d’ôter « l’accent d’intemporalité » attribué à ces nouvelles coutumes.
Un premier constat est celui de la contradiction qu’il existe entre les services d’Interruptions Volon-taires de Grossesse (IVG) et d’Interruptions Médicales de Grossesse (IMG). En effet, dans les services où des IMG sont pratiquées, il est courant d’encou-rager les parents à voir et porter leur enfant, tandis que pour les IVG on considère que c’est un fœtus, un « déchet » qu’il ne convient pas de montrer ou de représenter. Le bébé qui est montré est placé dans le monde des vivants, il est lavé, couvert, souvent avec un bonnet et une peluche à côté de lui, comme « endormi et socialisé ». Cela permettrait dans un premier temps de partager des souvenirs avec lui, puis de le penser décédé dans un deuxième temps. « Le fœtus qu’on a « tué » devient une fois expulsé un bébé mort ». Il permet de faire de la femme précédemment enceinte une mère, avec un père, qui reconnaisse socialement leur enfant et de qui donc la souffrance sera reconnue.
Or, il est constaté dans cet ouvrage que le récent changement des pratiques n’est parti ni d’une demande sociale claire, ni des parents. Il apparaît même, dans le discours de ces derniers, une certaine pression, exercée par l’équipe qui les persuade de le voir ou le toucher.
Le mouvement serait donc plutôt parti d’une proposition des professionnels, des sages-femmes en particulier. Seulement, contrai-rement à ce qui apparaît comme argument dans le discours de ces équipes, il est impossible de trouver dans la littérature une preuve scientifique de la nécessité ÏJde voir et toucher le bébé pour pouvoir entamer l’élaboration du deuil. Des enquêtes ont été menées, mais aucune ne fait clairement apparaître des résultats de cet ordre, et la plupart ne sont pas statistiquement pertinentes. L’auteur cherche ensuite l’expli-cation de ces récentes coutumes dans la théorie psychanalytique. Elle ne retrouve pas chez Freud l’idée que l’empêchement du deuil soit dû à l’absence d’opération de matérialisation, de présentation ou de représentation de la mort, mais bien à des conflits intrapsy-chiques complexes et une incapacité à accéder à l’ambivalence dans les sentiments ressentis pour le défunt. Elle constate finalement que cette révolution a été portée par la clinique hospitalière, par des intuitions de soignants, psychistes et somaticiens.
Le point commun entre les praticiens hospitaliers et les chercheurs français ou étrangers est qu’ils s’accordent sur « le caractère insoutenable de la douleur des mères face à un projet d’enfant non abouti » et de la nécessité d’un soutien important, non seulement familial, mais aussi de la part des professionnels de santé. Ce soutien serait le principal facteur de satisfaction des parents et d’évitement du deuil patho-logique. L’auteur se penche alors plus longuement sur les appuis théoriques nouveaux qui sous-tendent le concept de « désir d’enfant » pour comprendre la souffrance attribuée aujourd’hui à son « avortement ». Finalement, il est possible de parler d’une demande parentale de ces nouvelles pratiques, au travers de l’évolution historique du désir d’enfant et du rôle joué par les soignants pour le faire entendre.
Face à une disparition sociale des rituels religieux, des rituels laïques se mettent en place pour penser le mort et la mort. « Le souci des professionnels de rendre la gravitas aux individus dicte différents bricolages, formations défensives qui seraient moins retour au passé qu’invention adaptative visant à freiner, par le poids de chair dont elle leste les sujets, la fragmentation des identités individuelles et collec-tives régulièrement fragilisées ».