Avant de développer le riche contenu de cet ouvrage, quelques mots de son origine : il est issu de deux séminaires (l’un universitaire, l’autre psychanalytique) animé par Albert Ciccone, dispositif qui avait déjà donné naissance à La part bébé du soi. Cela se sent car il s’agit d’un véritable travail collectif, des fils, des liens courant d’un chapitre à l’autre à partir de la première partie programma-tique écrite par le maître d’œuvre. Ensuite, les dix autres auteurs, tous praticiens (psychologues, psychanalystes, psychiatres) creusent cette problématique à partir de leurs terrains de pratique, les uns dans une logique d’accumulation de situations qui mettront le lecteur à l’épreuve, les autres dans une logique au plus près de situations cliniques qui permettent de réintroduire du processus, donc de l’espoir, face aux violences dans le soin. La violence dans le soin fait le choix explicite de ne pas se consacrer aux violences manifestes (maltraitance, sexuelles) mais à la violence évitable dans le soin, en particulier psychique. En effet, ainsi que le soulignent divers auteurs, si le soin a une dimension nécessairement violente, dès lors qu’il s’agit de mettre en travail ce qui fait souffrir psychiquement, il est bien des violences inutiles, anti-thérapeutiques.
Après un rappel des fondements de la position clinique, rappel qui fait ressortir que ces fondements sont, indissociablement, politiques, A. Ciccone décline les trois registres de la violence qu’il a repérés : dans les requêtes sociales, dans les logiques institutionnelles, dans le transfert et le contre-transfert. Il en ressort un positionnement qui, pour n’être pas nouveau, n’en doit pas moins être rappelé : la violence dans le soin se situe dans la tension entre le métacadre (qui actuellement met à mal les professionnels dans leur exercice professionnel), le cadre (insti-tutionnel) et les effets de la pathologie des patients (selon la logique du principe de Bleger). En effet, il n’est pas rare que la question soit rabattue sur un de ces pôles alors qu’ils sont en interaction, inégale bien entendu ! Il en résulte une hypothèse centrale à tout l’ouvrage : la violence dans le soin résulte d’une insuffisante analyse du transfert et du contre-transfert. Ainsi la violence inélaborée par les soignants, qu’elle vienne de leur confrontation au politique, à l’économique ou aux pathologies, rejaillit dans le soin au risque de s’enkyster dans la honte des professionnels. Elle met dès lors à mal ce qu’A. Ciccone nomme la préoccupation soignante primaire, formule déclinée en préoccupation soignante terminale par L. Syp-Sametsky et en parentalité dans la cité par M. Garot. Sans doute le transfert du modèle parental au champ social mériterait-il d’être discuté (voir G. Mendel, La société n’est pas une famille), sans doute serait-il aussi intéressant d’engager le dialogue avec les auteurs du care car il semble y avoir là des points de conver-gences fructueux. Les chapitres qui suivent frappent par le ton et l’implication personnels forts des auteurs en même temps que par une véritable prise de risque d’oser se présenter dans ses difficultés, ses erreurs, ses questionnements profonds qui résonnent de texte en texte.
Ainsi E. Calamote souligne-t-il que ce que l’on croit thérapeu-tique peut empêcher de penser la relation clinique singulière. J-B Desveaux, dans sa Chronique d’un groupe d’analyse de la pratique dans une institution médico-sociale naissante, développe une double violence. Celle d’une institution qui « mélange » des populations (adolescents et adultes déficients et/ou présen-tant des troubles psychotiques et autistiques associés), ce qui met en permanence l’équipe à mal, en particulier parce que le peu d’évolution entraîne des mouvements dépressifs chez l’équipe (ce qui se retrouve dans l’apport d’E. Veyron La Croix). Dès lors, de sa place de superviseur, J-B Desveaux se pose la question des « besoins des soignants », besoin que l’institution a à pourvoir dans la mesure où ils participent à la réalisation de la tâche primaire. Avec un beau sens de la formule, E. Calamote propose que « est violent ce qui ne souffre aucun retard, est dans l’urgence aussi, la part du patient trop soumis au retard des autres. ». Et c’est bien à cette violence qu’il est soumis et qu’il soumet la jeune fille qu’il est appelé à rencontrer suite à un accouchement sous X qui fait suite à un déni de grossesse. Alors qu’il se rend en urgence au chevet d’Eva, qui ne demande ni ne s’oppose, au fil de l’entretien, l’auteur en vient à se questionner sur le bien-fondé de cette intervention, sauf à penser qu’elle est d’abord au service de l’équipe de la maternité à laquelle cette situation fait particulièrement violence, ce qui la rend impensable. Ce chapitre nous vaut aussi une réflexion sur l’infiltration du religieux dans le travail du psychologue, infiltration qui peut aussi être source de violence. Le psychologue est dès lors pris, agi et acteur, dans cette violence de l’urgence impensable sur le coup et même encore, pour partie, après-coup.
Les chapitres suivants, d’E. Veyron La Croix (sur les personnes souffrant de déficiences intel-lectuelles) et d’E. Bonneville-Baruchel (sur « les enfants placés, négligés, oubliés »), sont sans doute les plus éprouvants de l’ouvrage car ils accumulent des brèves situations cliniques qui produisent un profond vécu de malaise et d’impuissance contre lequel elles luttent en optant pour un ton militant afin de pouvoir soutenir des conditions minimales de ce que certains appellent la bientraitance, que nous appel-lerons classiquement bienveil-lance. La première auteure, qui s’appuie fort utilement sur les représentations sociales de la déficience, souligne que la violence des soignants relève en particulier de mouvements de dégagement de ceux-ci vis-à-vis du risque d’être contaminés par la dévalorisation sociale de ceux dont ils s’occupent. Dès lors, ces professionnels ont à élaborer des affects de honte et de culpabilité. Suivant l’hypothèse centrale du livre, la non élaboration de ceux-ci ressurgit comme violence dans le soin, comme s’il s’agissait de se venger sur les patients de leur être assimilés. La seconde auteure montre les terribles répétitions briseuses de liens intersubjectifs autant qu’intrapsychiques chez un certain nombre d’enfants placés de manière incohérente, en particulier du fait du dogme du maintien de la relation au parent.
Après de tels chapitres, celui proposé par V. Rousselon, et alors même qu’il développe une problématique clinique lourde, apporte de la vie. En effet, la créativité relationnelle permet de faire entrer dans le soin ce que les soignants rejettent d’abord : l’alimentation. En effet, la mère d’un enfant gravement autiste apporte de la nourriture maghrébine à l’hôpital de jour ; dans un premier temps l’équipe rejette cette mère trop nourricière avant de reconnaître ses compé-tences dans de bonnes odeurs et une restauration de la sen-sorialité. Mais ce chapitre pose une autre question, celles des modèles des soignants lorsque l’autisme croise « l’altérité culturelle » : si certains excluent le culturel, d’autres en font la clé de voûte de leur pensée, ce qui dans tous les cas revient à un positionnement idéologique qui fait violence aux sujets accueillis dans leur singularité. Or c’est bien la construction d’un cadre thérapeutique hors norme qui permet de penser cette clinique si complexe.
A partir d’une observation très fine de l’investissement des espaces thérapeutiques ouverts ou fermés dans un hôpital de jour pour enfant, C. Lévêque dégage des analyseurs institutionnels particulièrement pertinents qui permettent d’éclairer en parti-culier les violences faites aux soignants, ce qui n’est bien sûr pas sans effet sur la relation et la disponibilité aux patients.
Dans son beau chapitre, avec là encore une forte et touchante implication personnelle, A. Paillard se questionne sur les violences dans le soin telles qu’elles émergent lors d’une demande de deuxième (ou plus) psychothérapie. Tout psychiste ayant un peu d’ancienneté connaît cela et sait la difficulté à le traiter. A Paillard y entend les violences inutiles de certains thérapeutes qui touchent toujours des points inélaborés du contre-transfert, ce qui ressort particulièrement dans certains passages à l’acte des thérapeutes. Mais elle met aussi cette question à l’œuvre à partir de certaines de ses propres difficultés, en particulier dans le suivi de Sylvain, adolescent lourd et lent pour lequel elle inventera des aménagements qu’elle n’aura pas toujours le courage de soutenir, y compris pour des raisons qui croisent des événements personnels.
Avec L. Syp-Sametsky et C. Bonnefoy, nous touchons à la violence dans le soin somatique. Avec finesse chacune de ces deux auteures ne se laissent pas prendre dans le clivage facile somatique-psychique, médecin-psychologue. L’une et l’autre, à leur façon, soulignent tout d’abord la violence de la maladie elle-même (oncologie et fin de vie pour la première, pédiatrie et maladie chronique grave pour la seconde), la violence nécessaire de certains soins, la violence inutile aussi, parfois. L. Syp-Sametsky, à partir d’une clinique de fin de vie particulièrement douloureuse en oncologie, propose une « préoccupation soignante terminale », préoc-cupation qui n’est pas toujours mobilisée, en particulier du fait de la multiplicité des décès dans de tels services. Il y a là, aussi, une violence qui demande à être contenue, voire élaborée. Autour de deux cas, C. Bonnefoy souligne la violence de l’apparition de maladie chronique grave dans l’enfance ou dans l’adolescence, rendant particulièrement difficile la traversée de ces âges de la vie.
L’ouvrage se clôt sur la figure contemporaine par excellence (au moins depuis P. Declerck) : le SDF, le clochard, celui qui vit dans la rue, qui est à la rue. Le texte de M. Garot (le plus long de tous les textes cliniques) est particuliè-rement dense, articulant avec une profonde pertinence, une érudition qui fait dans son raffinement parfois contraste avec la clinique cloacale qu’il décrit. Il propose que les exclus le sont aussi du soin psychique dès lors qu’ils n’entrent pas dans ces catégories modernes (type DSM). Et de raconter ce qu’il a fallu de manœuvres d’approche, puis d’insistance auprès des Urgences, pour qu’un SDF mélancolique et publiquement (très publique-ment) incurique soit hospitalisé : l’hospitalisation dura tout de même six mois, finalement, pour restaurer un tant soit peu l’homme. Si M. Garot souligne largement la dimension d’ex-clusion de notre société, s’il relève bien le paradoxe de la commande sociale (prenez-en soin / débar-rassez-nous en), il ne cède pas non plus au clivage en évoquant par exemple Benny qui « attisait la haine et s’en délectait » : mais sur fond de quelles blessures si profondes qu’elles le des-humanisaient ?
Bref, La violence dans le soin est un livre nécessaire, un livre salutaire. A le lire, il a une sorte d’évidence, le lecteur se dit : j’avais bien perçu, pensé quelque chose comme cela, mais je n’avais pas pris le temps, pas eu le courage psychique de m’y arrêter, d’y réfléchir pour de bon. Et même si cet ouvrage, déjà gros de trois cents pages, ne traite pas de tous les terrains (rien par exemple sur le soin et la violence aux vieux) il parle à tous car bien des réalités sont transversales, de même que les enjeux psychiques et les hypothèses pour les mettre en travail.