C’est à un voyage cinéma-tographique avec en son cœur l’adolescente, que nous convient Sébastien Dupont et Hugues Paris. À travers une oeuvre collective à plusieurs voix (11 auteurs) associant une richesse d’expression filmique (179 films recensés), une mise à nue de l’adoles-cence féminine sous toutes les coutures se devine, avec ses questionne-ments existentiels, ses énigmes et son pouvoir de séduction. Le choix du 7ème art, de cette puissance métaphorique et interprétative des films, pour explorer les multiples facettes de ce « continent noir » (S. Freud), a déjà été fructueux lors de leur ouvrage collectif précédent, Films cultes et culte du film chez les jeunes (73 films recensés), en co-direction également avec Jocelyn Lachance. Ainsi, la per-tinence du film comme « un miroir et un écran de la psychologie adolescente » n’est plus à prouver. Sur cette surface de projection qu’est la toile, un Je subtil se donne à voir et à entendre aux autres et à l’adolescente elle-même, comme le « bruissement d’une langue » (R. Barthes) nouvelle, étrangère, singulière qui par delà l’écran n’est sens que dans la révélation de soi comme une autre. C’est de cette traversée des âges entre l’enfance et l’âge adulte, de ce passage d’une rive à l’autre pour (a)border l’adolescence féminine que nous parlent ces films mis sous le projecteur cette fois de praticiens de l’adolescence.
Ainsi de Lolita à Twilight, mais encore de Juno à Alien, de La Boum à Dirty Dancing, de Halloweenà Teeth, les nombreux films choisis avec pertinence, chevauchent le temps, les époques, mais aussi l’espace et les lieux, lieux du corps féminin. Onze regards croisés entre psychologue, psychiatre, psy-chanalyste, sociologue, anthro- pologue et chercheur en études cinématographiques, déplient sous nos yeux à travers la diversité filmique une richesse d’écritures, invitant le lecteur cinéphile ou néophyte, à visualiser des images, à se souvenir, à revoir un film, à éprouver des séquences d’images avec frissons, mais surtout à regarder l’offre adolescente autre-ment, et cela sur soixante ans de cinéma. Lecture cinématogra-phique à laquelle l’adolescente se prête volontiers dans un jeu de dévoilement et de monstration de soi où le regard (de Lucy dans Beauté Volée) sous la capture de la caméra, regardé par le spectateur, se multiplie à l’infini, tentant de briser le miroir de cette part invisible, intouchable, déclinée au féminin, de ce ravissement innocent qui semble tant fasciner, et pas seulement les cinéastes. Longtemps effacée au côté de son pendant masculin, le « cinéma d’après-guerre » peu à peu la met en lumière. Les auteurs de cet ouvrage y ont été sensibles et contribuent aujourd’hui à en révéler ses éclats. Ainsi, la palette très étendue de films présentés dans cet ouvrage, nous illustre une psychologie de l’adolescente à l’œuvre, avec ses thématiques fondamentales : l’amour et la haine, les mystères de la sexualité, de la jouissance féminine, de l’enfantement, le rapport au corps et à sa virginité, la passion, le plaisir et le désir, la folie et l’horreur, la vie, la mort, les pulsions destructrices.
Dès la préface, Serge Tisseron évoque la particularité des identités adolescentes, parfois multiples et changeantes, « né-cessitant une fonction psychique contenante sans faille ». En effet, tout praticien que nous sommes, est amené à accompagner ce jeu d’identités à l’adolescence, cette traversée des personnalités multiples, successives ou juxtaposées, traversée nécessaire dans la conquête singulière du Je. L’adolescente n’échappe pas à cette quête identitaire complexe, comme nous le font remarquer Sébastien Dupont et Hugues Paris dans leur introduction, soulignant la variété de figures féminines que le cinéma met en relief, telles que les figures de la femme-enfant dans Et Dieu … créa la femme de Roger Vadim (1956), de l’enfant-femme dans Lolita de Stanley Kubrick (1962), de la femme-fatale vengeresse dans L’été meurtrier de Jean Becker (1983) ou dans Kill Bill de Quentin Tarantino (2003-2004), figure encore de la folie féminine dans Répulsion de Roman Polanski (1966), de la prostituée, etc. Le cinéma aurait, nous disent-ils, « le pouvoir de dévoiler l’irreprésentable » ! Est-ce à dire que le cinéma, par sa qualité de figuration, a une capacité à endiguer l’angoisse chez les adolescents et a donc une fonction anxiolytique ?!
Dans le déroulement des titres et des films commentés, cet ouvrage précise alors sa visée de repérage à la fois des objets culturels, des films cultes et des théma-tiques qu’affectionnent tout parti culièrement les adolescentes. Leurs films de prédilection sont davantage du côté de la comédie musicale, de la danse, de la comédie romantique, du drame, du film à texte poétique, comme par exemple Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet (2001).
Le lecteur trouvera après une partie dédiée à La figure de l’adolescente au cinéma, le chapitre le plus conséquent du livre, consacré davantage aux mystères de la sexualité féminine avec ses dérives possibles du côté de la pornographie ou de la prostitution, ses craintes telles que la survenue d’une grossesse, son issue dramatique parfois dans l’acte suicidaire, illustré par Marion Haza à propos de The Virgin Suicides. Selon elle, dans ce film, la mère tyrannique des cinq sœurs adolescentes, « mère virginale, faisant de ses filles un objet phallique narcissique » interdit le regard sur le corps de ses filles, annihilant le réveil pulsionnel. Le suicide apparaît alors comme la seule manière de jouir de leur corps propre, échappant au statut d’objet d’amour de ses parents. Cette auteure rappelle justement les propos de Serge Lesourd (2002) en tant que « la rencontre du féminin » serait une opération adolescente obligée pour les deux sexes, « nécessaire à la rencontre de la jouissance Autre » dans l’accession à une sexualité adulte.
Le chapitre suivant intitulé Le « continent sombre » de l’adolescence féminine : horreur, envoûtement, épouvante, dépression… ne manque pas de nous entraîner, à partir d’un rappel des « étapes de la conception freudienne du masculin et du féminin » par Brice Courty, du côté de l’engouement et de l’attrait pour les films d’horreur chez les adolescentes frôlant l’«inquiétante étrangeté » représentée en la figure du monstrueux. Thierry Jandrok poursuit ensuite cette course-poursuite avec les démons de l’adolescence, l’Alien et la rencontre avec l’étrangeté sexuelle dans une écriture fiévreuse, qui nous donne à éprouver et à nous identifier tantôt au Huitième passager, tantôt à l’adolescente en simulation d’accouchement d’un monstre, « la naissance est imaginarisée comme une irruption de l’intérieur vers l’extérieur, un traumatisme déchirant le voile du fantasme ». Ces deux écritures interrogent tout ce monde de fantasmes dans lequel se réfugie l’adolescente, « la question de la rencontre avec l’étranger du dedans et du dehors », le monstrueux phallique, mais aussi l’enfantement d’un monstre, ce corps étranger, chez la « fille-adolescente-mère », déchirée par la question de ses origines.
Les auteurs ne concluent pas, laissant présager une suite à leur ouvrage collectif. Et il en reste encore du « continent » à fouler, des fouilles archéologiques sur l’adolescence féminine à entreprendre. Je note que la question de son rapport à l’addiction n’a pas été évoquée, par exemple. D’autre part, le réalisateur Laurent Cantet, avec son récent film Foxfire, confessions d’un gang de filles (2012), nous invite encore à faire couler de l’encre sur fond de pellicules, et rassurons le lecteur, des zones de mystère du continent féminin perdurent !
Patrici