Les mystères de l’art

Les mystères de l'art

Chritstophe Paradas

Editions Odile Jacob, 2012

Bloc-notes

Les mystères de l’art

A l’instar du « musée imaginaire » de Malraux, Christophe Paradas nous livre cette généreuse ver- sion privée de sa cosmovision. Collection privée, certes, rendue rapidement publique par l’im-mersion sensorielle et réflexive dans laquelle le lecteur est, dès les premières lignes, sollicité d’entrer. L’auteur et le lecteur sont ainsi engagés dans une même quête, autant que les créateurs que Christophe Paradas a choisi comme compagnons de route : Hemingway, Beethoven, Freud, Proust, Rembrandt, Malraux, Camus, Bizet. Et, avec leur appui, notre auteur tente de rendre visibles, à ses yeux, aux nôtres, leurs objets de création, de faire apparaître l’objet esthétique, pour jeter sur lui un regard critique, moins méfiant que déjà trans-formateur, moins ennuyé (de l’objet ainsi trouvé) que déjà craintif de le faire disparaître par sa prétendue possession. Cette mixion subjectivante et objec-tivante à la fois, ce « jeu » de miroirs transcendé, c’est le plaisir du créateur, l’engagement du chercheur, le drame de l’écrivain, et l’éthique de l’analyste. 

De la première jusqu’à la dernière page, il y a ici la recherche permanente de la vision esthé-tique des choses, des gens, des corps et des âmes. Avec les mots pour le dire. Jusqu’à la gêne, le malaise. Car une fidélité inébran-lable à l’esthétique du monde fatigue, fait mal, nous perturbe autant qu’elle nous fascine. L’attraction du beau est dou-loureuse. Elle est seulement supportable par le destin d’homme d’art que l’oubli de la même douleur forgea en nous. Pour Paradas, ce n’est donc plus une question de choix. Dans ce livre,  il assume sans relâche cette option et en fait son style, c’est-à-dire, son obligation d’être. Son éthique.

Mais ce n’est pas parce que l’âme de l’auteur est dans ce livre, et qu’elle s’épanche en figures d’encre et de papier, en huile et canevas, en notes et portées, ce n’est pas parce que cet engagement subjectif de signa-taire l’y autorise, non plus parce que son intention d’affranchir la dette avec le monde lui transfère l’enthousiasme productif, qu’on assiste pour autant à un geste créateur libéré, inspiré, lequel suivrait le rythme capricieux des goûts préférentiels de l’auteur. 

On s’en aperçoit tout de suite, dès les premières pages, que l’écriture de Christophe Paradas est issue d’un travail de recherche pris à parts égales dans les mailles du plaisir et de la contrainte. Dans son exploration empathique de l’autre- créateur, il assume « d’être analysé par ce que nous pensions contempler », « fouillé en notre for intérieur par les sentiments artistiques et l’archéologie de leurs mémoires ». Ce monde des cultures que Christophe Paradas manipule, de long en large, supporte mieux la métaphore  du laboureur que celle du biologiste avec ses bouillons.  Du laboureur… moins sa répé-tition obstinée, l’entêtement pour la tâche, la droiture à perte de vue du sillon, que son amour rituel autant pour l’outil que pour la terre qu’avec cet outil il manie.    Du laboureur… le respect du silence qui rendra possible le bruit de l’animal caché ; le respect du statisme frémissant de la nature qui contient, il le sait, les prémisses latentes des saisons à venir. Tous ces enjeux, mobilisés par son écriture, font que dans chaque mot, chaque phrase, chaque citation, ainsi posés, il y a cette profondeur verticale qui ralentit, freine, décante, la linéarité de gauche à droite de la syntaxe.

Dans le monde des cultures, Christophe Paradas ne se heurte pas, innocent, à l’Autre. Un Autre énigmatique parce qu’abstrait. Il réussit à transmettre le fait qu’il  « se coltine » plutôt le monde en foules ! L’énigme est dans ce collectif culturel, imaginaire autant que symbolique. Son Moi se retrouve et se dilue dans ce collectif-là. Dans ce carrefour étrange de l’unique et de l’impersonnel. Dans cette œuvre commune-individuelle qu’est l’art. En cela, son livre, qui illustre la pertinence psychique du travail de culture, est tout à fait Freudien. Et il a la force et l’exigence presque naturaliste de ce maniement du collectif en soi et dans le monde. L’Autre n’acquiert pas le statut synthétique, structural, qu’il pos-sède en philosophie. L’autre est un autre esthétique. Esthétique ?

Si les liens entre la psychanalyse et l’art ressemblent aujourd’hui à un vieux couple entêté qui n’arrive pas à sublimer la passion, c’est parce ils furent un jour jeunes et beaux. En brillant tous les deux dans leurs apparentes correspondances et adéquations, l’un disait savoir avec qui il était, tandis que l’autre, s’offrait à cette connivence jouissive. C’était l’époque de la « psychanalyse appliquée » et de « l’art du subjectif ».

Qu’il n’y ait pas de malentendu.  Le livre de notre auteur n’a rien de tout cela. Il est d’une immense actualité dans nos questionne-ments actuels, post-modernes. Du lien entre les arts et la psychanalyse, il rappellera leurs dettes réciproques et respec-tueuses dans son chapitre sur Freud. Quant au reste… il est question d’autre chose. C’est pourquoi le sous-titre de cet ouvrage dit bien « esthétique » et « psychanalyse ». Son objet est l’esthétique plutôt que l’art. Un archer japonais à côté d’une toile de Rembrandt, d’un silence théâtral, d’une pièce de l’art premier. D’un film… Un bric-à-brac qui n’est pas celui du collectionneur lunaire -on l’a compris- ni celui du fier antiquaire. Encore moins celui du commissaire priseur qui exposerait la valeur des œuvres. Sa  « collection imaginaire », ce sont, juste, des fragments choisis d’un regard flâneur. Curieux. Songeur. Vivant. Craintif et téméraire. Plein de l’irreprésentable des énigmes du monde ; du monde interne et externe. Un regard traducteur -comme on peut- et de ce regard qui montre on retient, il l’a voulu ainsi, plus la méthode que le résultat. Son regard apprend à regarder.

Regard de l’enfant ? … l’enfant, « soulevant des questions per-tinentes, impitoyables, parfois inconvenantes, d’une redoutable spontanéité ». Mais surtout, l’enfant de l’infantile, celui qu’il faudrait « sauver » et « dont il faudrait se guérir », et qui permettra d’accéder à « l’enfance de l’art vers laquelle on ne régresserait pas mais en direction de laquelle on ne cesse de progresser au fil de telle ou telle expérience esthétique. ». Cet enfant est « au creux » du travail esthétique, et de la psychanalyse.

Et ce livre, nous le disions, est d’une immense actualité ; parce que l’objet esthétique est « au cœur » d’un courant actuel de la psychanalyse, celui qui privilégie, du côté de l’objet, le choc émotionnel archaïque, son empathie ; du côté de la topique, le pré-conscient et la conscience. La conscience psychanalytique, celle de l’insight plutôt que de la vérité ; celle du détail (La tempête de Giorgione vue par Paradas) et de son efficace. Une conscience désaliénée de la fascination du Moi (Lagache) qui ose observer, modestement et avec admiration, la « cosa mentale ».