La nosographie psychiatrique comme patho-analyse de notre condition, séminaire légendaire de Jacques Schotte prononcé à l’Université de Louvain la Neuve en 1977-1978 est enfin disponible dans une reproduction préparée de façon rigoureuse par Olivier Legré et Elisabeth Naneix. A un moment où notre monde contemporain est soumis à l’essor considérable du DSM, un DSM décérébrant lorsqu’il est utilisé sans pondération psychopathologique, il est vital et salutaire de se pencher sur un morceau d’anthologie de ce géant de la pensée qu’était Jacques Schotte. Au cours de sa longue route intellectuelle, façonnée de mille facettes dont il assurait une synthèse unique, il a su faire émerger une logique nosologique qui s’avère indispensable à toute réflexion sur la psychiatrie et la psychopathologie, à la lumière de la psychanalyse, de la phénoménologie, de la philosophie et de toutes les sciences connexes dont il eut besoin pour mener à bien sa démonstration. Schotte, persuadé que la nosographie, plutôt que de continuer à se déliter dans une succession sydenhammienne hétéroclite -la folie au jardin des espèces-, se devait d’acquérir les bases théoriques d’une logique formelle, redéfinissant les contours d’une anthropopsychiatrie par et pour les humains, entreprit très tôt la réalisation de son
projet par le détour de la tablature pulsionnelle de Léopold Szondi.
Ceci permettait de redonner à la pulsion le rôle que Freud lui destinait, celui d’organisateur psychique du rapport du sujet au monde. Mais à partir de Szondi, Schotte en précise les possibles, en la décrivant dans ses différents atours du contact, du sexuel, du paroxysmal et du schizomorphe (moi). Et non content d’y trouver un modèle à développer de façon linéaire, il y place dans une cohérence retrouvée les éléments d’une nosographie historicisée et intersubjective. C’est donc trop peu dire que Schotte, géant d’une pensée polyphonique de la psychiatrie, va poser là les bases et fondements de son œuvre anthropopsychiatrique.
Quand vous lirez ce séminaire, vous prendrez conscience de tout ce temps perdu par la psychiatrie mondiale actuellement à mettre au point une psychiatrie soi disant scientifique parce qu’elle serait athéorique, et sans doute serez vous séduit par l’effort que constitue la proposition de Schotte qui permet d’en revenir à une clinique de la personne, entre l’histoire et l’anthropologie, entre les forces de l’inconscient et celles des castrations symboligènes, entre les symptômes et leurs structures sous-jacentes. Bref, cet ouvrage vous apparaîtra à la fois comme un miracle d’intelligence directement à la disposition de votre prochaine rencontre avec les patients qui vous attendent au tournant de la durée transférentielle, mais aussi comme une ouverture épistémologique considérable.
Le séminaire est constitué de cinq chapitres qui présentent les grandes pistes de la pensée schottienne, qu’il développera dans les trente années suivantes. Le premier, intitulé « Freud et reposition psychanalytique du problème de la nosographie psychiatrique reprend les recherches de Freud à partir de la question sexuelle telle qu’il la pensait en 1905-1906, et ce, en se démarquant progressivement de la position rencontrée lors de son séjour parisien auprès de Charcot. Ce chapitre met en perspective, en appui sur la fameuse métaphore du cristal, les articulations complexes entre normalité et pathologie(s) et propose le concept de « pathoanalyse ».
Un deuxième chapitre aborde « le complément psychiatrique-clinique au problème nosographique reposé par Freud. En partant du dégagement progressif des deux psychoses endogènes, il précise à l’aide de l’histoire, les différences entre dégénérescence et maladies de l’âme, pour en arriver à une conception renouvelée de l’endogène à partir du pulsionnel, véritable annonce d’une psychiatrie autologique réunifiée.
Le troisième chapitre engage la réflexion sur la nécessité d’un nouveau concept clinico-théorique pour qualifier et définir les troubles de l’humeur. Allant contre les vents dominants, il propose ni plus ni moins de ne plus retenir la mélancolie comme forme paradigmatique de la dépression, mais bien plutôt de ramener les troubles de l’humeur vers la dimension esthétique (esthésique serait plus approprié) de l’existence. On sait qu’il développera cette hypothèse jusqu’à son apogée en introduisant une nouvelle clinique du contact, rassemblant les pathologies addictives, les dépressions et les psychopathies. Je conseille au lecteur intéressé le soin de lire « le contact » paru en 1990 chez de Boeck. Mais les premiers développements sont déjà présents dans ce quatrième chapitre intitulé « Nosographie psychiatrique et mouvement de l’existence, de leurs bases contactuelles à leurs origines personnelles ». Un cinquième chapitre apporte quelques compléments historiques et systématiques pour mieux comprendre l’analyse destinéale de Leopold Szondi. Suivent quelques addendum écrits par ses élèves devenus professeurs à l’Université de Louvain et de Liège, Philippe Lekeuche et Jean Mélon.
La sortie de ce premier séminaire est le début d’une aventure intellectuelle qui peut à nouveau reprendre son cours, interrompu il y a deux ans par la mort de Jacques Schotte, alors que plusieurs de ses élèves allaient organiser avec lui leur édition. Les dons d’orateur de l’auteur ont sans doute joué contre l’écriture de son œuvre. En effet, si les séminaires prononcés dans les quatre langues (français, flamand, anglais et allemands) qu’il parlait couramment pendant plusieurs dizaines d’années vont, je l’espère, pouvoir être enfin disponibles pour les lecteurs, je ne saurais trop recommander aux personnes intéressées par la pensée de Schotte de se procurer les trop rares images disponibles de ses enseignements. Il suffit de l’avoir écouté une fois pour qu’il accompagne la lecture de ses travaux de façon définitive avec son style inimitable et la profondeur de sa réflexion. Gageons que ce séminaire soit rapidement suivi des autres afin de pouvoir redonner à Schotte la place qu’il doit avoir dans la psychiatrie et la psychanalyse d’aujourd’hui et de demain.