Lorsque les étudiants du futur s’interrogeront pour savoir qui était Freud, je pense qu’ils se référeront désormais à la biographie que vient d’écrire Elisabeth Roudinesco, car elle représente une excellente synthèse à mes yeux de la plupart des biographies raisonnées de l’inventeur de la psychanalyse, actualisée depuis l’ouverture de nouvelles archives et la possibilité de se référer à l’essentiel de sa correspondance. L’auteur s’ingénie à nous retracer l’histoire de Freud, héritier des Lumières allemandes et juives, en le resituant dans son temps, celui de la Vienne de la Belle Epoque, capitale de l’Empire Austro-Hongrois, dont les avatars historiques emporteront les avancées dans une puissante tourmente, dans laquelle Freud et ses élèves seront traumatisés par la violence des conflits rencontrés, mais où la psycha-nalyse survivra, consolidée par tant de difficultés surmontées. Et aujourd’hui, il nous est particu-lièrement utile de posséder un tel outil de travail pour défendre la vieille dame «psychanalyse» qui est menacée de toutes parts, quand bien même son créateur ne l’est pas en tant que personne.
Nous découvrons pas à pas l’invention de la psychanalyse, après que Freud soit passé par différentes étapes relatées avec la précision de l’historienne, mettant parfois en valeur des éléments jusqu’alors laissés dans l’ombre par les auteurs antérieurs. C’est ainsi que l’histoire des disciples et des dissidents montre que Freud peut parfois prendre des positions de maître pour protéger le développement politique de son mouvement psychanalytique, quitte à transformer tel impétrant en dissident, à l’exemple d’Adler, de Reich ou de Tausk. Elisabeth Roudinesco nous fait vivre les grandes forces en présence pour nous aider à mieux comprendre comment Freud a pu s’intéresser à « ces choses cachées depuis la fondation du monde », les énigmes du psychisme et leurs effets cliniques sur les humains, et mener une expédition intellec-tuelle et affective pour en découvrir les ressorts, en rassemblant les matériaux présents dans son monde alentour et ce, parfois malgré les forces réactionnaires qui ne supportent pas les changements de paradigmes. A la lire, on comprend mieux comment ce qui se passe sur les scènes du monde dans lequel vit Freud, se reflètent dans sa psyché, et inversement comment à partir de ses désirs et de ses fantasmes, il va construire des hypothèses inédites et ainsi, entreprendre la conquête des sciences humaines en leur imposant quelques-uns de ses concepts centraux, de nature à les révolutionner profondément. Mais si les sciences humaines se laissent pénétrer par les inventions freudiennes, il n’en sera pas de même pour la médecine qui manifeste quelques réticences à se lancer dans l’aventure en compagnie de Freud. La difficulté à faire accepter ses théories sur la névrose par ses collègues viennois, le remplit à la fois de tristesse et d’acrimonie, mais lui inspire un réel désir de vaincre les préjugés.
D’un autre point de vue, c’est aussi l’histoire maintes fois racontée de la rencontre avec les psychiatres du Burghozli, Jung et Bleuler principalement (Abraham qui y séjourne n’entrera pas dans la même problématique avec Freud), spécialisés dans ce qui allait devenir bientôt les schizophrénies, remplaçant les démences précoces d’inspiration kraepelinienne, qui est ici rapportée d’une manière très intéressante puisqu’elle met le doigt sur les résistances de Freud lui-même à la psychose, et sur ses difficultés à franchir le Rubicon de la confrontation à la folie.
Il faudra attendre d’autres grands psychopathologues des psychoses pour disposer d’une extension du concept de transfert, tel qu’il a été défini par Freud et ses élèves pour la névrose, au monde des personnes psychotiques et à leurs institutions. A noter toutefois que l’histoire de la prise en charge par Freud de Carl Liebman nous est ici comptée de façon détaillée, venant authentifier l’idée nouvelle que l’inventeur de la psychanalyse pouvait dans certains cas, contre-transfert positif oblige, prendre sur son divan des patients schizophrènes. Et d’ailleurs, quelques années plus tard, la rupture avec Jung viendra sceller cette chronique d’une mort annoncée, limite que Freud ne traversera jamais complétement, celle de penser l’homme et sa psychose. « Après 1913, date de la rupture entre le dauphin et le maître, et à la veille d’une guerre qui allait changer le destin de la psychanalyse autant que celui de l’Europe et des femmes, plus jamais Freud n’éprouverait le même enthou-siasme pour un disciple et plus jamais Jung ne serait attiré par un père dont il aurait tant voulu être aimé. »
Toujours est-il que, malgré toutes ces résistances internes et externes, il parvient à fonder un mouvement qui va ébranler le monde des idées, transformant profondément les approches médico-mimétiques de la psychologie et de la psychiatrie, en une démarche heuristique, basée sur une nouvelle concep-tion de la psyché humaine. Le récit de la découverte de l’Amérique par Freud permet de comprendre comment il eut le sentiment de rompre enfin son isolement antérieur, et en quelque sorte d’internationaliser vérita-blement la psychanalyse. Mais il savait également que le triomphe serait de courte durée : « S’il conquit le Nouveau Monde, Freud n’en continua pas moins à regarder l’Amérique comme une « machine folle », et plus loin « mon succès sera court, les Américains me traitent comme un enfant qui s’amuse avec sa nouvelle poupée, laquelle sera sous peu remplacée par un nouveau jouet ».
Freud pétri de culture, revisite les grands mythes de l’humanité pour y trouver les confirmations allégoriques de ses hypothèses cliniques, et en inférer une « dan-gereuse méthode » thérapeu-tique qui fera son chemin dans le vingtième siècle. Moïse, Œdipe, Hamlet, et beaucoup d’autres œuvres célèbres viennent démontrer l’enracinement des intuitions de Freud dans l’histoire de l’humanité, et c’est sans doute ce qui explique la diffusion relativement aisée des positions du père de la psychanalyse dans la culture mondiale contem-poraine. Mais si la culture, -Vinci, Jensen, Michel Ange-, est une des sources essentielles de l’œuvre de Freud pour éclairer la psychopa-thologie, la vie quotidienne en est une autre, et Elisabeth Roudinesco nous montre avec un grand talent pédagogique comment se produit le passage de l’une à l’autre. Le chapitre consacré à Freud en sa demeure est à ce titre, très intéressant car il resitue bien l’ordinaire de Herr Professor dans son cadre de vie habituel, et tout particulièrement ses rapports avec les femmes qu’il côtoyait chaque jour.
Un très important chapitre est également consacré à la question d’Hitler où l’auteur nous montre de façon claire la réalité de ce qui s’est passé, en explorant le contexte politique bien au-delà de supposées compromissions. Que ce soit d’ailleurs pour ses liens ambigus avec sa belle sœur et ses filles, pour ses liens avec Hitler et le nazisme, ou pour sa rapacité financière, ses détrac-teurs ont eu beau jeu d’exploiter quelques informations décontex-tualisées en les transformant en ragots odieux au sujet de Freud et de sa réputation surfaite. Elisabeth Roudinesco reprend tous ces éléments et les passe au crible de son métier d’historienne pour les réduire à néant, sinon les tourner en ridicule. Son travail est précis et impeccable, et dans l’état actuel des connaissances, il n’est plus possible de déformer à ce point la réalité historique pour lui faire dire des choses inexactes. Je me réjouis que ces mises au point viennent clore ce chapitre pénible de la désinformation idéologique anti-freudienne récente.
Cet ouvrage non seulement reprend l’essentiel des acquis antérieurs dans une narration digne des meilleurs écrivains, et je salue l’immensité de la bibliographie dépouillée à cette occasion, mais, de plus, s’il aborde le père de la psychanalyse avec une tendresse évidente, cela est conduit sans laisser dans l’ombre le souci éthique de l’auteure de faire œuvre d’historienne.
En bref, Elisabeth Roudinesco aime raconter Freud, mais cela ne l’empêche pas de décrire dans sa vie, son œuvre et son parcours, les aléas de tout homme, aussi illustre fut-il devenu. La grandeur de son génie ne le met pas à l’abri de problèmes divers avec ses congénères, et tout cela est raconté avec la rigueur que l’on attend d’une universitaire spécialisée dans l’histoire de la psychanalyse. Succédant à des biographies hagiographiques ou à des œuvres de déconstruction voire de destruction du maître de Vienne, elle réussit là un pari inestimable pour tous ceux qui souhaitaient se faire une idée authentique de Freud, en intégrant le fruit des auteurs sérieux antérieurs à ses propres écrits, à celui de ses propres recherches récentes dans les archives disponibles. Je ne peux que recommander très vivement la lecture d’un livre qui deviendra une référence incontournable sur l’inventeur de la psychanalyse.