Tiphaine ou le silence du moi

Tiphaine ou le silence du moi

Guillaume Monod

Editions Albin Michel, 2013

Bloc-notes

Tiphaine ou le silence du moi

Placés subtilement par Guillaume Monod dans la peau de Tiphaine, le lecteur vit une hospitalisation en pédopsychiatrie comme s’il y était, porteur sans le savoir encore d’un lourd secret qui ne sera dévoilé qu’à la fin de ces quelques mois passés ensemble. Tiphaine est une petite fille qui vivait jusque là une vie apparemment sans autres difficultés que la vie ordinaire, confiée à sa grande sœur depuis l’abandon par ses parents. Mais un jour elle arrive à l’école avec des marques de sévices graves et le signalement entraîne immédiatement une intervention de la brigade des mineurs qui la confie au pédiatre du service hospitalier le plus proche. Une fois protégée, son état clinique, un mutisme infranchissable, « le silence du moi », la conduit dans le service de pédopsychiatrie voisin où nous allons passer quelque temps avec elle à attendre que la situation évolue et finalement se dévoile. La description d’un service de pédopsychiatrie sectorisé ordinaire est précise et pourrait convenir à la plupart des pédopsychiatres de notre service public français. Elle mêle les soucis du pédopsychiatre pour faire de ces lieux de soins officiels des lieux de soins réels, entourés d’une humanité souvent perdue pour les enfants qui y sont accueillis, avec ceux des autres soignants, qu’ils soient infirmiers, psychologues ou éducateurs, qui tentent chacun avec leurs moyens propres de défendre une pratique laissée à l’abandon par beaucoup trop d’administrations pressées de répondre à la qualité des soins spectaculaires, ceux que l’on voit, ceux dont la presse parle volontiers, loin des souffrances psychiques ordinaires d’enfants. On voit dans cette fiction l’engagement de la plupart des soignants pour apporter à ces enfants laissés pour compte par la société ou par la pathologie qui les touche, des réponses, chacun avec son style, qui soient à la fois humanisantes et professionnelles, souvent au détriment de leur sérénité de base. Des enfants porteurs de différents diagnostics sont mis en scène dans ce huis clos relatif : un enfant autiste avec des troubles du comportement important (isolement affectif, encoprésie, énurésie, retard massif de langage), une enfant avec des troubles de l’adaptation, quelques enfants violents, d’autres tristes et abandonnés et d’autres que je ne saurais tous citer ici. Mais ce qui est intéressant dans la description de ce petit monde hospitalier, c’est que les soignants font avec ces enfants présentant des diagnostics hétérogènes, ce qu’ils peuvent pour les aider chacun à sa mesure et avec les réponses théra-peutiques qui conviennent, aussi bien en groupe qu’en individuel : activités éducatives, pédagogiques et thérapeutiques, psychothé-rapies, sorties à l’extérieur, ateliers cuisine et pâtisserie. La vie institutionnelle semble rythmée par une organisation quotidienne se rapprochant de celles de tous les enfants, à ceci près que les parents ne sont pas présents, soit parce qu’ils sont considérés comme en grandes difficultés et une séparation a été décidée par le juge des enfants, c’est le cas de Tiphaine, soit parce qu’ils sont confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance pour des raisons éducatives et/ou sociales, soit en raison de la gravité de leur psychopathologie qui nécessite d’être accueillis et soignés pour un temps en milieu spécialisé. Toujours est-il que les soignants assurent de fait une fonction parentale, mais justement ce qui est très bien décrit dans ce roman, c’est l’importance d’assurer la fonction sans en avoir le statut. Et ces soignants sont très professionnels sur ce point, revenant sans cesse sur le sens que les comportements de chaque enfant ont dans la conduite de leurs soins institutionnels. Le détail de quelques réunions de synthèse animées par le pédopsychiatre, permet de se faire une idée précise de ce que les expériences de tous les soignants, à condition qu’ils puissent facilement parler de la relation authentique qu’ils nouent et déploient avec les enfants dont ils sont les référents, donnent comme indications sur l’histoire en morceaux de tous ces enfants hospitalisés en pédopsychiatrie. 

Ces constellations transférentielles rassemblent les éléments apportés par chaque soignant et contribuent à redonner du sens à ces histoires qui n’en ont plus tellement. Mais nous voyons également les difficultés institu-tionnelles intérieures au centre hospitalier qui peuvent surgir dans ce travail de dentellière, quand une infirmière ou un éducateur s’appuie sur les espoirs portés par un syndicat, ou le conflit qui oppose tel soignant à l’administration sur la maltrai-tance dont ce service est victime. Nous découvrons également que les rapports avec la justice ne vont pas de soi, que ce soit avec la référente de l’ASE, ou avec le juge des enfants. Le pédopsychiatre, déjà expérimenté sur ces travers classiques, et lui-même déjà victime d’affaires antérieures racontées avec une grande pudeur, avance prudemment mais sans concessions dans ce maquis institutionnel et parvient à montrer avec une grande finesse comment son sens clinique ne résulte pas seulement d’une connaissance parfaite des classifications internationales mais bien plutôt d’une réflexion permanente sur les intuitions cliniques qui le traversent et le poussent à aller jusqu’au bout de leurs logiques affectives et émotionnelles parfois inattendues. 

En effet, Tiphaine ne dit mot, son    « moi » fait silence, mais son comportement est une succession de mots non prononcés et qui mettent le pédopsychiatre sur la trace d’évènements indicibles qui le conduiront à débusquer une part de vérité dans l’histoire de la petite fille, amenant à revisiter sa problématique de façon radicale. 
Ce livre est à la fois d’une simplicité extrême, car il décrit sans fioritures les conditions mêmes de la vie d’une enfant hospitalisée en pédopsychiatrie, les aléas de sa psychopathologie vus de l’intérieur, et les équilibres précaires qui président au fonctionnement de l’équipe soignante qui va s’occuper d’elle. Mais sa simplicité nous inscrit directement au cœur d’un drame humain bouleversant, tel que chaque enfant hospitalisé en pédopsychiatrie porte en lui, et dont chacun aurait pu faire l’objet d’un autre récit. Et pourtant, nous découvrons en filigrane que ce travail souterrain de réflexion sur soi est difficile car c’est la personne de chaque soignant qui accueille en elle la souffrance des enfants présents, et pas seulement le statut professionnel. Et c’est précisément à partir des effets sur chaque soignant de ces relations instaurées par les enfants que les hypothèses psychopathologiques peuvent germer et les propositions thérapeutiques s’organiser. 

Or ces métiers peu considérés livrent ce combat de la subjectivité malgré les oppositions et les résistances du corps social qui n’en a cure, et qui préfère les services de pédiatrie où les enfants présentent des maladies raisonnables, même si beaucoup d’entre elles ne sont pas encore guérissables. Là encore, le sceau de la folie vient marquer d’une entropie incontournable -débrouillez vous avec ce que vous avez- la prise en charge de ces enfants, et l’ensemble des moyens qui sont fournis à ceux qui choisissent de consacrer leur vie professionnelle à leur accueil et à leurs soins. 

Malgré ces difficultés importantes de reconnaissance du travail pédopsychiatrique, les acteurs du terrain peuvent et savent trouver des réponses aux souffrances des enfants concernés, et le mérite d’un tel manuscrit est d’en faire partager les cheminements avec le lecteur d’une façon aussi bien pédagogique qu’émouvante. Je ne peux que vous inciter à lire et à faire lire l’histoire de la « psychothérapie » de Tiphaine qui nous aide à réfléchir sur le « silence du moi » et la fonction du secret dans notre société contemporaine, en appui sur des outils de soins qui mériteraient davantage de moyens pour l’accueil et le soin de la souffrance psychique des enfants. Guillaume Monod est décidément un conteur et j’espère qu’il nous offrira d’autres récits à l’avenir.