Le malade imaginaire ne l’est que pour les autres : raillé, négligé, personne ne le croit ! Mais celui qui souffre d’hypocondrie est convaincu de la réalité d’une affection du corps qui, pense-t-il, le fera mourir. À quels signes se fier ? Et qui croire dans cette confuse rencontre de la douleur de l’âme et du corps ? Comment entendre cette plainte lancinante et pragmatique qui ne laisse jamais rêver le corps ? Prisonnier d’une écoute auto-érotique, l’hypocondriaque-médecin se prend lui-même comme objet d’une étude scientifique délirante où se mêlent topographies corporelles imaginaires et fonctions du corps fantastiques.
Pathologie de la confiance du moi psychique à l’égard du moi somatique ressemblant à une étrange forme de paranoïa internalisée, l’hypocondrie serait-elle une pathologie de l’anticipation, anticipation d’une destruction programmée ? En contrepoint des textes freudiens sur l’hypocondrie, d’œuvres littéraires ou artistiques, les auteurs montrent, chacun à leur manière, comment le tourment hypocondriaque cherche sans cesse paradoxalement à être apaisé sans le vouloir vraiment. Considérée par Freud comme une névrose narcissique à part, que la cure analytique ne pouvait traiter, l’étude de l’hypocondrie, qui, à l’instar du rêve, agrandit les sensations corporelles, témoigne d’une angoisse inhérente à toute organisation psychopathologique. L’hyponcondrie ramènerait l’humain à sa condition mortelle : la mort le hante sans répit, empruntant les chemins les plus inattendus. Comme l’écrit Emmanuel Venet : « l’hypocondriaque surestime tellement la mort qu’il s’entraîne durant toute sa vie à en déjouer la menace, pour découvrir in extremis qu’il lui a consacré le meilleur de lui-même tout en connaissant l’issue du combat. ».
Patrick Autréaux donne à entendre cette atmosphère hypocondriaque pesante et écrasante quasi-palpable qui peut gagner l’écrivain contemporain. Nathalie Barberger, à travers une fine exploration du texte de Marcel Proust, s’intéresse au curieux destin de la tante Léonie dans la traversée de La recherche. Celle qui ne quitte jamais sa chambre et qui meurt assez tôt dans le texte, se retrouve d’associations en associations, de renversements de mémoires en renversements logiques, dans de bien surprenants endroits, telle une extraordinaire surface projective. De sa fortune jusqu’à ses meubles dont le narrateur est l’héritier, on retrouvera dans Du côté de chez Swann, son lit-canapé placé dans un bordel : du lit de la douleur on est passé au nid d’amour. Plus tard, le lecteur retrouve tante Léonie dans une plante d’eau lassive, sorte de nénuphar immobile et neurasthénique, condamné à ne pouvoir se reproduire sinon dans une sorte d’auto-engendrement narcissique. Dans La prisonnière, Léonie se retrouve cachée au fond de la personnalité du narrateur lui-même, comme si cette dernière s’était « transmigrée » en lui. Comme si l’auteur venait finalement dire : tante Léonie c’est moi, c’est le bordel, c’est le nénuphar homosexuel, c’est aussi l’écrivain hypocondriaque qui reste cloué au lit toute une bonne partie de la journée. Enfin, dans Albertine disparue, la présence de Léonie réapparaît à travers le souvenir d’un rêve, survenu après qu’elle ait reçu la visite d’un médecin sceptique face à la réalité de son mal. Dans ce rêve, elle fait appel à un appareil permettant de faire éprouver au médecin ses propres souffrances. Etrange appareil à faire passer les sensations, le « pathomètre » vient donner une mesure valide permettant la reconnaissance par l’autre – après qu’il en a ressenti intérieurement l’intensité sensorielle – de la vérité subjective des sensations de celui qui souffre. Béatrice Braun-Guedel souligne d’ailleurs combien la douleur hypocondriaque met l’accent sur « une recherche éperdue de l’objet sauveur tout-puissant, imago parentale idéalisée, et la déception permanente de ne point le trouver. Une centration sur l’objet hypocondriaque (qui est déjà un objet !), au détriment de tout autre, serait alors trouvé comme solution. ».
Revenant sur les lettres de Freud à Fliess où le premier confie au second le secret de ses douleurs, Josiane Rolland montre habilement comment Freud, au fil de son œuvre, est amené à lier avec esprit et humour, la nudité de ses sensations somatiques pour déjouer cet envahissement hypocondriaque de jeunesse, inextricable de son lien à Fliess. Maladie chronique ou solution transitoire ? Emmanuelle Chervet laisse entrevoir – à travers la présentation d’un cas – la façon dont la solution hypocondriaque peut constituer à l’adolescence un destin possible à l’heure où la libido en mal d’objet, de direction et de choix fantasmatique, trouve dans le symptôme corporel un repli. Mais ce repli narcissique serait-il pensable en dehors du désir inconscient de l’autre aimé ? Rappelant l’énoncé d’un petit garçon accueilli par Winnicott – « S’il te plait Docteur, maman a mal à mon estomac » – Nicole Oury souligne combien certains symptômes somatiques de l’enfant sont susceptibles de devenir l’expression de la maladie dépressive de la mère. L’exposé d’un cas permet de mieux saisir comment lorsque les limites qui différencient la psyché maternelle et le corps somatique de l’enfant sont mal assurées, ce dernier peut devenir pour ainsi dire l’organe hypocondriaque de la mère.
Enfin, revenant sur l’apport des textes de J.-B. Pontalis, dans un article écrit en son hommage, Edmundo Gomez-Mango se penche sur « cette douleur secrète qui ne vient pas seulement du côté de la perte », mais aussi de ce qui reste « inconnu, inaccessible, ingagnable, ce à quoi, il n’est pas possible de renoncer. ». Il nous parle de cette douleur d’écrire ce qui advient du passé présent, de cette douleur proustienne, cherchant à attraper avec les mots le « penser rêver » de l’être endormi. De la Tante Léonie de Marcel Proust à Pascal ou Molière, en passant par Kafka ou Munch ; du comique dérisoire à la fermeture tragique de destins mélancoliques, les auteurs de ce numéro, écrivains, psychanalystes, traversent par des voies différentes l’opacité énigmatique et excitante de cette inquiétude mortelle.