La situation analytique met à la disposition du sujet un espace unique pour raconter ses vécus et, dans un deuxième, voire troisième temps, les représentations conscientes et inconscientes associées. Cette écoute analytique n’a été que peu systématisée, tâche à laquelle ce texte s’attèle. Avec le développement de la méthode analytique -parole libre du patient, attention également suspendue de l’analyste-, Freud avait créé quelque chose de radicalement nouveau : le patient est invité à se laisser aller à ses idées spontanées pour, comme le dit Freud, « palper la surface de sa conscience » (Freud, 1924, OeC, XVI, p. 338). Selon ce procédé, l’analyste, dans un premier temps, se met tout simplement à écouter son patient. Comme le dit le psychanalyste anglais Christopher Bollas : « Commençons par déterminer ce que Freud ne demande pas. Il ne cherche pas à obtenir du patient de sombres secrets enfouis. En effet, c’est au contraire l’inverse qui est vrai (…). Dans le récit qu’il fait du quotidien, l’analysant parle librement, car rien d’apparemment significatif ne se produit. Alors que les analysants hésiteront à aborder des sujets gênants et se défendront contre des contenus mentaux inquiétants, l’ironie est que s’ils devaient se prémunir contre le récit de matériel gênant en parlant éventuellement d’autre chose (et, en particulier, de quelque chose sans le moindre rapport apparent), ils révéleraient, avec le temps, leur pensée inconsciente, et ce du fait de leur propre parole » (Bollas, 2006, EPF Bulletin 60, p 148).
Avec nos patients, nous concluons un contrat : parole libre dans un cadre précis en assurant la discrétion et la neutralité, en espérant qu’il pourra nous raconter ainsi non seulement ce qu’il sait, mais aussi ce qu’il ne sait pas (encore), comme l’écrit Freud (Freud 1938). Pour permettre l’expression libre, il faut un cadre précis. Le cadre analytique favorise chez le patient une régression topique, temporelle, objectale, formelle et libidinale, ce qui lui permettra un retour au passé, plus spécifiquement à des désirs précoces et leurs destins. Dans ce contexte, nous pouvons parler d’une « relance pulsionnelle » et d’une « reprise évolutive » de ce qui a été tenu en lisière. On pourrait dire aussi que le cadre analytique, avec sa proposition transférentielle, remet en branle la « machine désirante » du patient, ce qui amènera des mouvements transférentiels plus spécifiques qui seront à leur tour moteur de changement. L’écoute également suspendue favorise aussi une régression formelle chez l’analyste ce qui lui permet de mettre son activité psychique au service de l’écoute de ce que le patient dit, mais surtout de ce qu’il ne dit pas.
L’écoute retenue favorise l’émergence de « chaînes d’idées » chez le patient. Si l’analyste ne s’engage pas dans une situation d’entretien, le patient exprimera d’abord une chose, en évoquera ensuite une autre ; entre-temps, il se tait peut-être, et passe ainsi d’un sujet à l’autre au cours d’une même séance. De telles chaînes d’idées mènent vers les pensées latentes. L’évocation verbale des pensées latentes leur confère un poids nouveau, une réalité autre, et amène ainsi au changement et à un nouvel aménagement du monde interne et de ses objets.
Je voudrais présenter une vignette clinique pour illustrer le déploiement de chaînes d’idées qui ne peuvent émerger que suite à l’écoute retenue de l’analyste et qui seraient infailliblement interrompues par ses interventions. Il s’agit d’un jeune homme d’une trentaine d’années qui vient me voir car il se sent inhibé dans divers secteurs de sa vie. Dans le premier entretien, il me parle d’un père autoritaire et me décrit sa mère comme victime de ce père hautain, exigeant, parfois carrément sadique. Le début de la cure est marqué par une reviviscence de souvenirs d’enfance, d’où émerge l’image d’une mère déprimée, repliée sur elle-même, qui ne montrait que peu d’empathie pour ses enfants.
Pourtant, au fil des séances et de l’énonciation de ses chaînes d’idées émerge une autre image de sa mère. Il se souvient que celle-ci ne se levait jamais le matin pour préparer le petit déjeuner de ses enfants ; elle préférait faire la grasse matinée, et les enfants ont dû apprendre, dès leur plus jeune âge, à se débrouiller seuls. Il se souvient aussi d’un après-midi passé dans le jardin de la maison familiale au cours duquel sa mère avait jeté une bûche sur deux chats en train de copuler. Par le simple fait de se raconter, les imagos parentales changent et il commence à établir un lien entre ses inhibitions, ses parents et son rapport aux femmes ; il découvre à quel point il a du mal à se sentir homme car l’image du père est tellement négative ; il découvre aussi qu’il a beaucoup de difficulté à aimer son corps et lie cette difficulté au rejet de sa mère par rapport à la sexualité à l’époque où il était petit garçon et adolescent. J’écoute ses descriptions avec une attention également suspendue, sans que j’aie à dire quoi que ce soit. L’écoute retenue, qui n’est pas à confondre avec le seul silence de l’analyste, déploie alors ses effets puisque le patient, se sentant écouté, se voit encouragé ou pressé de continuer à parler. L’écoute de l’analyste, d’une façon structurelle, a un effet déstabilisant, au moins a minima. Ainsi pour l’analysant, le fait de se laisser aller tout simplement à raconter ses idées sans que j’aie à faire des interprétations, amène d’autres aspects de son imago maternelle. Par exemple, quand il se souvient que sa mère ne s’était jamais levée le matin pour préparer le petit déjeuner de ses enfants, il se demande en séance ce qu’elle pouvait bien faire pendant ce temps-là. Il imagine que, sans doute, elle aimait faire la grasse matinée.
Nous voyons ici une première allusion à ses fantasmes encore inconscients quant à la vie interne de sa mère. Et quand lui revient à l’esprit le souvenir de cet après-midi d’été où sa mère jette une bûche sur deux chats en train de copuler dans le jardin, l’analysant se sent quelque peu effrayé de se représenter cette scène en séance et à haute voix, car elle met en danger l’imago de sa mère. Je pense que mon écoute retenue l’a aidé à intégrer et élaborer cette nouvelle représentation. A la représentation d’une mère absente, car dépressive, s’ajoute celle d’une femme habitée par une étrange passion sexuelle. Et à la représentation d’une mère plutôt froide et dévouée au père s’ajoute celle d’une femme ayant une activité autoérotique, une vie bien à elle – au moins le matin dans son lit.
Il ne manquait plus qu’un petit pas pour que le patient établisse une relation entre l’imago maternelle qu’il avait eue jusqu’alors – la mère victime du père – et son inhibition générale, ainsi que celle plus spécifique dans ses rapports aux femmes. Il découvre que ses difficultés à se sentir bien dans sa peau d’homme provenaient d’une scène originaire qu’il avait construite en noir et blanc : le père sadique, maltraitait une mère soumise. Dans ce sens, il avait toujours lié son inhibition à l’image négative de son père. A présent, il prend conscience que le rejet de la mère pour tout ce qui avait trait à la sexualité a contribué à construire la mauvaise image qu’il a de lui comme homme, et de tous les hommes en général. Cette nouvelle perspective lui permet petit à petit de surmonter sa conviction que les femmes sont les victimes des hommes comme sa mère aurait été victime de son père. Ainsi s’est ouverte une première brèche vers un nouveau positionnement dans la scène originaire. J’insiste encore sur le fait qu’aucune interprétation verbale n’a dû être énoncée pour aider ce patient à accéder à un premier changement des imagos parentales. Mon écoute retenue a renvoyé celui-ci au latent en sollicitant des chaînes d’idées, ce qui a permis d’élargir ses représentations.
Dans la théorisation de l’attitude de l’analyste, il me semble important de différencier « silence » et « écoute ». Même si l’attitude de l’analyste semble être la même – il reste plus ou moins silencieux – la différence de l’accent est de taille. « Silence » implique que ce que l’analysant exprime n’est pas (encore) l’essentiel, « écoute » implique plutôt l’idée que pourrait se dire (encore) davantage. « Ecoute » évoque une réceptivité active de l’analyste, « silence » plutôt l’abstinence ou le refus de suivre le patient là où il est.
Christopher Bollas souligne le fait que la logique des chaînes d’idées ne se révèle que dans l’après-coup. Par ailleurs, il rappelle : « les tissus conglutinants des libres associations résidaient dans les liens inconscients entre des contenus manifestes qui étaient apparemment sans suite. Pour atteindre cela, l’écoute de l’analyste doit se faire avec l’esprit ouvert. Si l’écoute de l’analyste est bloquée par un fait sélectif, si l’analyste est à l’affût de la moindre occasion de faire une interprétation de transfert dans l’ici-et-maintenant, par exemple, il ne sera non seulement jamais en mesure d’entendre les associations libres, mais, qui plus est, il les détruira. En empiétant sur ses interprétations, l’analyste brisera la chaîne des associations et empêchera l’analysant de penser librement » (Bollas, 2006, EPF Bulletin 60, p 146). D’après les expériences de Bollas en tant que superviseur, « le problème le plus répandu est que l’analyste trop actif détruit la possibilité de l’association libre, en particulier par des interprétations proposées en début de séance » (op.cit. p 155).
Comment expliquer que la signification centrale de l’écoute pour la détection des représentations inconscientes soit devenue si peu présente dans la théorisation du processus analytique de ces dernières décennies ? « Avec le temps », écrit Bollas, « ce qui s’est passé, c’est que les analystes ont changé les règles du jeu : ils travaillent à présent sur la base de modèles qui présupposent que la conscience de l’analyste peut observer, saisir et interpréter in situ l’inconscient de l’analysant. Je pense que cela n’est psychologiquement possible qu’à condition de débarrasser nos esprits de la théorie de l’inconscient » (op.cit., p 152). C’est surtout l’introduction des hypothèses portant sur les déficits psychiques dans la relation à l’objet précoce qui a contribué, à mon avis, à ce changement. Freud avait compris l’état psychique de l’individu comme résultat d’un processus, d’enjeu de forces psychiques : entre l’inconscient et la conscience, entre le surmoi, le moi et le ça. Selon lui, le patient présente un compromis négocié par la défense : dans le meilleur des cas, une névrose structurée, ou bien une psychose avec la néo réalité auto-créée. Mais si on conçoit la souffrance psychique, au plan métapsychologique, surtout en lien avec un déficit, alors la fonction du Moi comme gérant des résistances et des mécanismes de défense n’est que peu présente, aussi bien pour la névrose que pour les troubles narcissiques. En quoi nous débarrassons-nous de la théorie de l’inconscient si -comme le soutient Bollas- nous croyons pouvoir saisir l’inconscient du patient in situ ?
D’après Freud, dans l’analyse, nous n’avons jamais affaire à l’enfant traumatisé d’autrefois. Nous savons que chaque expérience, qu’elle soit traumatique ou pas, sera reprise en après-coup dans le monde représentatif de l’individu, conférant alors à l’expérience originaire une nouvelle signification. Ainsi, une expérience traumatique peut être sexualisée dans l’après-coup, ce qui semble être une explication majeure de la compulsion à la répétition, si répandue et si souvent de tonalité masochiste. Dans l’analyse, si nous croyons avoir affaire à « l’enfant dans l’adulte », nous sommes alors bien éloignés des conceptions freudiennes des processus inconscients. Selon Freud, le fonctionnement psychique et les représentations que nous présente le patient ne peuvent être que le produit de processus en après-coup du patient adulte.
Dès lors, les émotions exprimées en séance seraient à manier avec prudence, puisqu’elles peuvent cacher des affects et des représentations inconscients. Dans une perspective freudienne, on peut poser la question critique suivante aux analystes qui soulignent la valeur de l’échange émotionnel entre analyste et analysant : comment évaluer la « véracité » de l’émotion consciemment éprouvée puisque, selon Freud, celle-ci -tout comme la représentation inconsciente- est le produit de déformation ? L’émotion accessible et consciente peut voiler un affect inconscient sous-jacent.
Souvent, on avance que l’association libre et l’interprétation de la logique psychique de chaînes d’idées peuvent bel et bien fonctionner avec des patients de structure névrotique ; par contre, avec des patients souffrant de troubles narcissiques, limites ou psychotiques, ce procédé ne serait pas opérationnel car ces derniers ne seraient pas capables d’association libre, c’est-à-dire incapables de constitution de chaînes d’idées sensées. Cet argument équivaut, selon Christopher Bollas, à un diagnostic de mort cérébrale. Chaque schizophrène, ainsi que tout autre patient souffrant de maladies psychiatriques, pense bien évidemment, tout comme le névrosé, en forme de chaînes d’idées. Vue de près, la théorie freudienne de l’association libre est en soi une théorie de la pensée consciente et inconsciente. Une autre question pourtant, importante, se pose quant à la capacité d’utiliser les chaînes d’idées de façon productive dans l’analyse. En effet, nos analysants sont plus ou moins capables de se référer à leurs propres pensées, de leur donner de la place, de leur concéder un droit d’existence, de les observer et, enfin, de les comprendre. La façon d’écouter de l’analyste joue un rôle décisif dans ce contexte. S’il pense que les chaînes d’idées du patient vont révéler ce qui est important et qu’il prend une attitude correspondante, le patient sera plus à même de le concevoir de son côté aussi.
Pour l’illustrer, je voudrais montrer à travers une autre vignette clinique l’effet de l’écoute sur des patients très fragiles.
Il s’agit d’une chanteuse, apparemment très douée, avec un fonctionnement toujours proche de la psychose. Elle vient me voir depuis plus de dix ans, de façon fort irrégulière et toujours à sa demande. Elle souffre beaucoup de ses relations aux hommes qui se soldent le plus souvent par un échec. Sa fille pré-pubère subit depuis de longues années les altercations, parfois violentes, de sa mère avec ses divers partenaires. Dans le grand appartement qu’elle occupait, ma patiente hébergeait des sous-locataires afin de pouvoir payer le loyer. Pour retrouver une certaine intimité, elle devait toujours se retirer dans sa chambre à coucher, voire dans son lit. Après des années de tergiversations, et grâce au soutien financier de son père, elle finit par acheter un plus petit appartement pour elle et sa fille. Toute seule, mais soutenue par des amis et par son père, elle organise la rénovation des lieux et le déménagement. Deux jours avant celui-ci, elle vient me voir, à sa demande, tout à fait épuisée. Elle pleure beaucoup et dit être complètement dépassée et vivre un véritable breakdown. J’attends, je l’écoute, même quand elle se tait brièvement, puisque -à part compatir- je ne vois pas quoi dire pour que le latent voie le jour. « La force active du silence », selon Reik, « laisse paraître le superficiel des paroles et contraint le patient à aller plus loin que ce qu’il avait l’intention de faire » (Reik, S. 141, ma traduction). Dans le décours de la séance, puisque la patiente attend bien sûr une réaction de ma part, elle se sent incitée à continuer à parler et raconte que, contrairement à ses habitudes, elle a accepté des engagements professionnels supplémentaires durant la semaine du déménagement.
Je ne souhaite pas m’attarder sur les mécanismes psychiques spécifiques qui l’ont amenée à ce tour de force, mais souligner que seule mon écoute retenue a permis de révéler la contribution active de ma patiente à sa situation désastreuse. Je n’avais même pas besoin d’interpréter. L’énonciation de ses actes suffisait à ce qu’elle se rende compte de sa responsabilité dans son épuisement extrême et ainsi d’ouvrir la porte vers une exploration de son fonctionnement psychique et les représentations sous-jacentes. Malgré mon silence et l’absence d’expressions empathiques de ma part, l’effet apaisant ressenti peut être compris par le phénomène que Théodor Reik décrit de la façon suivante : « Le plus souvent, le silence a un effet apaisant, bienfaisant. Le patient l’interprète de façon préconsciente comme un signe d’attention silencieuse, d’une attention qui lui apparaît comme un exemple de sympathie » (Reik, op.cit., p. 139, ma traduction). Bleger (1981), dans le même sens, décrit le cadre silencieux dans la thérapie analytique comme un équivalent de la mère primaire. L’interprétation implicite qui était contenue dans mon écoute retenue visait le fonctionnement latent de la dynamique psychique de ma patiente : son omnipotence infantile de tonalité masochiste, sa contribution, sous le sceau de la compulsion de répétition, à son état d’extrême fatigue. Ceci sur l’arrière-fond d’une intégration manquante d’une fonction maternelle apaisante, intégration contre laquelle elle luttait d’une façon quasi chronique. Le bénéfice secondaire était un niveau d’excitation considérable, qui lui servait sans doute dans son travail artistique. C’est l’explication que je me suis donnée de son refus de séances régulières qui auraient pu représenter justement cette fonction apaisante.
Je voudrais souligner six aspects liés à l’écoute, à sa fonction et ses effets :
1 – L’écoute retenue déclenche l’expression de chaînes d’idées – l’association libre
Dans mes vignettes cliniques, j’ai montré comment l’écoute retenue de l’analyste a déclenché des chaînes d’idées et ainsi révélé le latent. Si l’analyste réagit de façon plutôt silencieuse au discours du patient, un vide émergera que dans la plupart des cas et de façon spontanée, le patient tendra à vouloir combler. De ce fait, la chaîne d’idées est déclenchée. Or, la déstabilisation a minima due à l’écoute retenue de l’analyste peut rendre mal à l’aise et l’analyste et le patient. Pourtant une telle déstabilisation est la condition sine qua non pour que l’équilibre trouvé – plus ou moins nuisible – de l’analysant soit ébranlé. Par contre, si, lors des premiers entretiens, on constate que l’écoute retenue a surtout pour effet de déclencher de l’angoisse chez le patient et ne suscite pas l’expression de chaînes d’idées, on dispose d’un élément important pour l’indication à une thérapie adaptée. Enoncer des pensées à voix haute provoque une rétroaction sur le locuteur. « Souvent, le patient est légèrement effrayé de ce qu’il vient de dire, mais soulagé en même temps puisqu’il l’a dit. Ici, le silence de l’analyste a un effet encourageant et a plus d’impact que l’auraient des mots » (Reik, S. 142). En parlant de sa mère qui jetait une bûche sur les chats en train de copuler, mon patient ressentait de l’effroi. Ce souvenir ne s’articulait pas à l’image d’une femme soumise, humiliée, qu’il avait portée si longtemps en lui. Son effroi n’était pas seulement dû à cette nouvelle vision des choses, mais aussi au fait que, d’une façon implicite, il formulait une accusation contre sa mère en raison de sa cruauté. Il s’agissait là d’un premier mouvement de tonalité agressive envers sa mère. Aucune intervention n’aurait eu sa place ici, l’effet silencieux rétroactif des énoncés étant largement suffisant. Nous avons tous probablement déjà pu faire cette expérience qu’une situation change radicalement une fois la chose dite ! Le mot énoncé a un effet rétroactif sur le locuteur. Le silence de l’analyste intensifie cette réaction, fonctionnant comme une caisse de résonance.
2 – L’écoute retenue renvoie le patient à des représentations latentes et à l’agir qui peut les accompagner
Dès l’énonciation de la règle fondamentale : « Dites tout simplement ce qui vous vient », nous signifions à nos patients que nous n’allons pas nous contenter de ce qu’ils évoquent dans un premier temps, mais que nous mettons entre parenthèses le symptôme ou le conflit présenté pour donner toute la place à l’exploration plus générale de leur réalité psychique. Tout au long de la thérapie, notre attente signifie au patient que tout n’est jamais dit, mais qu’il reste toujours du latent et des non-dits derrière les mots énoncés.
Cette position d’attente et d’écoute constitue une garantie pour que l’analyste et le patient ne tombent pas trop vite d’accord sur ce qui serait vraiment le problème du patient, voire ses émotions ; nous savons que tout conflit ou émotion est surdéterminé. Derrière chaque émotion exprimée peuvent se cacher des affects et des images inconscients. C’est la raison pour laquelle une empathie active envers le patient a pour effet de passer bien souvent à côté du conflit inconscient. En soi, le silence revêt un caractère interprétatif puisque les choses restent ouvertes, ce qui déclenche une suite de paroles et la permanence du désir, sans qu’une signification soit arrêtée. Par contre, les interventions de l’analyste ont inévitablement l’inconvénient d’interrompre les associations libres du patient et d’empêcher l’apparition de nouvelles significations.
A ceci s’ajoute que le discours du patient ne s’adresse qu’en apparence au thérapeute. Une retenue quant aux interventions permet un effacement de l’analyste en tant que personne présente ; c’est la condition pour l’émergence d’un espace virtuel au sein duquel une pensée créative et des fantasmes -notamment transférentiels- peuvent s’exprimer. Il s’agit de signifier au patient que l’analyste ne se considère pas comme le destinataire privilégié d’un message, mais qu’il est là pour permettre l’émergence éventuelle de mouvements transférentiels qui s’adressent inconsciemment aux objets primaires. Le discours du patient est de toute façon soutenu par le transfert qui émerge de l’attente de reconnaissance, d’amour, de compréhension, l’ « attente croyante », comme Freud l’a appelée. Par contre, lorsque l’analyste intervient beaucoup, il se propose inévitablement comme objet réel et sort du mouvement transférentiel du patient.
3 – Dans le cadre analytique, l’écoute retenue est inconsciemment équivalente à la fonction maternelle primaire
J’ai déjà démontré en quoi l’écoute retenue de l’analyste met à la disposition du patient un espace silencieux, une caisse de résonance qui, de façon inconsciente, est vécue comme une mère contenante, qui aide à endurer et à tempérer l’excitation interne. Dans le silence, on peut localiser le niveau de la relation préverbale et la fonction structurante, bienfaisante, qui y est liée. Ainsi, le cadre silencieux a donné à ma patiente artiste, comme si souvent au cours de nos séances, l’occasion de faire l’expérience d’un environnement maternel non-excitant, ni surtout surexcitant.
En effet, la position de l’analyste est -entre autres- comparable à celle de la mère de la toute petite enfance : il s’agit d’une position réceptive qui nécessite de la réserve, la capacité de rester silencieux, d’admettre la passivité ; une position d’attente qu’on trouve aussi dans l’attention également suspendue. Une telle réceptivité est le résultat d’une régression psychique qui rend l’analyste sensible au matériel inconscient du patient. Elle est aussi nécessaire pour pouvoir tolérer des séquences incompréhensibles, voire confuses, qu’il convient souvent, dans un premier temps, d’écouter telles quelles. Toutes ces positions correspondent à celles de la mère « suffisamment bonne » décrite par Winnicott. L’analyste et son écoute retenue ont la qualité d’une ombre qui réveille et révèle des fonctionnements psychiques inconnus. A cette représentation de la mère primaire est liée la capacité du patient de se penser seul en présence de l’autre.
4 – L’écoute retenue favorise la capacité d’être seul en présence de la mère
Depuis les travaux de Winnicott, nous savons que la capacité de l’individu à être seul est « un des signes les plus importants de la maturité du développement affectif » (Winnicott, 1965, p. 205). Winnicott écrit : « Le fondement de la capacité à être seul est donc paradoxal puisque c’est l’expérience d’être seul en présence de quelqu’un d’autre » (ibid, p. 206). Nombre de nos patients manifestent une difficulté à « être seuls » et ont besoin de l’autre, de sa présence réelle et de ses valorisations, pour le maintien de leur équilibre narcissique. Nous entendons des phrases comme : « je ne le comprends pas », « je ne le sais pas », « ne pensez-vous pas aussi ? ». Si l’analyste accompagne cette recherche en écoutant de façon bienveillante, le patient se laissera, avec le temps, davantage aller à ses pensées, c’est-à-dire à pouvoir être seul en présence de l’analyste. « Lorsqu’un patient pose une question explicite, ce dont il parle juste après répond presque systématiquement à la question » (Bollas, p. 154). On peut démontrer ceci à l’analysant et l’introduire de cette façon à son propre inconscient et surtout au fait que les réponses émergent de lui-même.
Pour Winnicott, la relation maternelle est matrice de tout transfert. « C’est seulement lorsqu’il est seul (c’est-à-dire en présence de quelqu’un) que le petit enfant peut découvrir sa vie personnelle. L’alternative pathologique est une existence fausse, construite sur des réactions à des excitations externes. Quand il est seul, dans le sens où j’emploie ce mot, et seulement quand il est seul, le petit enfant est capable de faire l’équivalent de ce qui s’appellerait se détendre chez un adulte. Il est alors capable de parvenir à un état de non-intégration, à un état où il n’y a pas d’orientation ; il s’ébat et, pendant un temps, il lui est donné d’exister sans être soit en réaction à une immixtion extérieure, soit une personne active dont l’intérêt et le mouvement sont dirigés. Le terrain est prêt pour une expérience (« pulsionnelle », SW) instinctuelle. Arrive une perception ou une pulsion : dans ce cadre, la perception ou la pulsion sera ressentie comme réelle et constituera vraiment une expérience personnelle » (Winnicott, 1958, p. 210). C’est justement ce fonctionnement qui pourrait être favorisé par l’attente silencieuse dans la séance analytique. Dans ce sens-là, l’écoute retenue permet au patient un processus de subjectivation.
5 – L’écoute retenue permet au patient un processus de subjectivation, c’est-à-dire d’établir un lien entre des événements vécus et la réalité psychique interne
La notion de « subjectivation » ne fait pas partie du vocabulaire freudien, raison pour laquelle je souhaite la définir : transformer, s’approprier des vécus en réalité subjective ; faire un lien entre des événements vécus et la réalité interne ; s’approprier les vécus suite à leur transformation à travers un processus narratif. La subjectivation est donc le résultat de la capacité psychique à pouvoir clarifier les relations entre la réalité externe, le fonctionnement propre, ses mouvements psychiques internes et ses représentations. Seul le discours du patient peut faire émerger une telle symbolisation des vécus et des pensées, des fantasmes et des affects qui y sont liés. Attendre, en écoutant, signifie que les réponses ne pourront pas venir de l’analyste mais émergeront du processus analytique, c’est-à-dire du patient lui-même.
En aucune autre circonstance de la vie, il ne nous est donné la possibilité de parler aussi librement que dans une analyse ou une thérapie analytique où nous nous retrouvons avec quelqu’un à qui nous pouvons tout dire de nous, qui représente une présence silencieuse, retenue, qui n’exprime ni suggestions et ni opinions, qui écoute avec attention et qui ne retiendra rien, directement ou indirectement, contre le locuteur.
Dans cette situation privilégiée et unique, le patient peut laisser derrière lui le combat quotidien, pour se consacrer à une nouvelle liberté de pensée et de représentation, sans plus s’occuper du « qu’en dira-t-on ? ». Il aura amplement l’occasion de revisiter des lieux et des temps de son passé, de laisser émerger des sentiments et des fantasmes d’autrefois et d’aujourd’hui tenus en lisière jusqu’alors. Avec l’aide de l’analyste, qui donnera, bien sûr, lui aussi, une version de ce qu’il croit avoir entendu, mais peut-être même sans cette version, il découvrira de nouveaux liens qui lui permettront d’avoir une autre vision de sa vie, de sa condition humaine, et qui feront apparaître ce qui en était exclu ainsi que la compréhension de la raison pour laquelle cette exclusion avait été si importante.
Paul Ricœur comprend ces processus comme « narratifs » : « Parler de soi, en psychanalyse, c’est alors passer d’un récit inintelligible à un récit intelligible. Si l’analysant vient en psychanalyse, ce n’est pas simplement parce qu’il souffre, mais parce qu’il est troublé par des symptômes, des comportements, des pensées qui n’ont pas de sens pour lui, qu’il ne peut coordonner dans un récit continu et acceptable » (Ricœur 1978, p. 109). Last but not least, le plaisir que l’on acquiert à penser en séance, en présence de l’analyste, peut être vu comme l’équivalent d’un auto-érotisme réussi, qui aura à son tour un effet bienfaisant sur le narcissisme de l’analysant et son autonomie.
6 – L’écoute retenue permet l’écoute de l’écoute côté patient
Nous devons cette expression à Haydée Faimberg, expression tout particulièrement heureuse, à mon avis, pour désigner l’attitude de l’analyste, celle d’être extrêmement attentif aux effets que ses interprétations et ses silences suscitent du côté du patient : de quelle façon les interprétations de l’analyste sont-elles entendues par le patient, les supporte-il ou pas, de quelle manière les déforme-t-il ? Leur cheminement dans l’appareil psychique du patient est ici au cœur de l’attention. Pour écouter cette écoute, nous sommes encore une fois confrontés au pro-cessuel et ainsi à la contrainte de miser sur l’attente, l’attention également suspendue et l’écoute retenue pour, précisément, observer les effets des paroles et des silences sur le monde interne de l’analysant. Cette écoute nous permet non seulement de mûrir une « bonne interprétation » -toujours relative, bien entendu- mais aussi d’en évaluer le timing. La plus juste interprétation, nous le savons, ne suscite que des résistances lorsqu’elle n’est pas donnée au bon moment et surtout lorsqu’elle tombe trop tôt.
Au-delà de la définition de Faimberg, je crois que l’expression de « l’écoute de l’écoute » peut aussi couvrir une partie du travail contre-transférentiel : comme nous le savons, faire travailler le contre-transfert ne se borne nullement à être empathique ou à se rendre compte de ses éprouvés. Les affects sont certes au rendez-vous en séance côté analyste -et parfois de façon massive- ; « l’écoute de l’écoute » peut aussi être l’écoute de l’analyste sur sa façon à lui d’écouter le patient, et ainsi nous serions au cœur du travail contre-transférentiel.
Pour conclure
Pourquoi sommes-nous souvent amenés à trop parler ? Mes expériences en supervision me confrontent souvent au phénomène qui indique à quel point la tentation est grande de se laisser entraîner par le patient dans une situation qui ressemble trop à un entretien, et ce par le simple fait que l’écoute retenue est vécue par l’analyste lui-même comme insuffisante ; aussi souhaite-t-il faire rapidement de nouvelles propositions sur la façon de voir les choses. En intervenant ainsi, le thérapeute fait obstacle à la pensée inconsciente du patient puisqu’il ne lui laisse pas le temps nécessaire pour que les choses puissent émerger et se déployer. De fait, analysant et analyste se retrouvent alors dans une situation de résistance contre l’émergence de l’inconscient.
Bollas pense qu’un grand nombre de psychanalystes ne savent pas écouter « la logique séquentielle, de sorte que c’est la finalité même de la méthode des libres associations qui est perdue. C’est quelque chose que vous pouvez observer vous-mêmes à la simple lecture de textes analytiques : voyez avec quelle fréquence la logique séquentielle est évoquée. Cette dernière était absolument essentielle au mode d’écoute de Freud ainsi qu’à sa théorie de la technique mais il est très rare de la voir mentionnée dans la littérature analytique » (Bollas, p. 159).
Theodor Reik, déjà, avait fait la même expérience. « Mon expérience m’a montré que, après la phase initiale de l’analyse, pendant laquelle nous prenons connaissance de la personnalité du patient, de ses vécus, de ses conflits, symptômes, inhibitions et angoisses, suit souvent un temps de confusion et d’insécurité, une sorte de vide chaotique. Nous pêchons en eau trouble et ne pouvons pas voir où nous allons. Nous ne sommes pas seulement confus et désemparés, mais facilement impatients et peut-être même un peu angoissés, même si nous arrivons à camoufler ces sentiments silencieux. Nous sommes impatients face à l’analysant parce que nous sommes impatients nous-mêmes. Pourquoi se comporte-t-il de façon si irraisonnable ? Pourquoi s’enfuit-il dans ses symptômes névrotiques au lieu de regarder la réalité en face et de surpasser ses difficultés comme un adulte le ferait ? Pourquoi ces idiosyncrasies et bizarreries, ces angoisses superflues, ces pensées torturantes, ces phobies et ces obsessions ? Quel gâchis d’énergie émotionnelle et intellectuelle qui pourrait être bien mieux utilisée ! Nous ne le comprenons pas et devenons impatients. Nous sommes dans l’incertitude et bien loin de connaître les réponses. Notre sympathie initiale pour le patient semble être mise en danger, tellement nous aspirons à le comprendre » ( Reik, p 147, ma traduction). « Le psychanalyste doit apprendre comment l’un parle à l’autre sans mot. Il doit apprendre à écouter avec une « troisième oreille ». Il n’est pas vrai qu’il faut crier pour être entendu. Si on veut être entendu, il faut chuchoter » (ibid p. 165).
Partager sa souffrance ne veut pas seulement dire la communiquer et trouver de la compréhension. Partager veut aussi dire : délimiter ce qui vient de la réalité psychique et ce qui nous est imposé par la réalité humaine et historique. Pour ce travail, il faut du temps, un temps qui sera ouvert par l’attitude d’attente du thérapeute. Le « vouloir aider », le soutien actif, vus de près, ne font que dresser des barrières contre l’émergence de l’inconscient ainsi que des barrières contre le nouveau qui pourrait émerger. En tant qu’analystes, nous pourrions nous en tenir à ce mot de la sagesse chinoise : « Si tu es pressé, fais un détour ».
Bibliographie
Bleger J. (1981), Symbiose et ambiguïté, PUF, Paris.
Bollas, C. (2006), « Travail de l’inconscient, transformation de l’inconscient », in : Fédération Européenne de Psychanalyse, Bulletin 60, 139-168.
Freud, S. (1895), Etudes sur l’hystérie, OeC I., (1912), Conseils au médecin dans le traitement psychanalytique, OeC XI. (1924) Psychanalyse, OeC XVII., (1938) Abrégé de Psychanalyse.
Reik, T. (1948), Hören mit dem dritten Ohr, Hamburg, Hoffmann & Campe, 1976.
Ricœur, P. (1978), « Image et Langage en psychanalyse », in: Ecrits et conférences 1, Autour de la psychanalyse, Paris, Seuil, 2008.
Winnicott, DW. (1958), « La capacité d’être seul », in : De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1989, 205-213.