Les théories internes du psychanalyste : entrave ou facilitation du processus ?
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Les théories internes du psychanalyste : entrave ou facilitation du processus ?

Introduction

Je reçois un jeune homme M. L. au centre Smirnoff pour un premier entretien. Je me surprends à penser, alors que la fin du temps imparti s’annonce, que le restaurant Smirnoff va bientôt fermer. Avec la question qui se pose de prévenir mon patient qu’il nous reste quelques minutes. Se présente à moi également le souvenir d’une scène de psychodrame menée par François Pelletier au thème très proche.

Le restaurant, métaphore utilisée par Antonino Ferro pour rendre compte du travail du psychanalyste : « Non seulement dans la partie restaurant avec nos patients mais aussi dans la partie cuisine avec nos instruments, nos ingrédients, nos ustensiles, qui ont chacun leur histoire. Nous pouvons même nous aventurer plus avant dans des zones encore plus privées que sont les greniers et les souterrains de la vie et de l’histoire de l’analyste qui forcément ne cessent de co-déterminer le champ » (Ferro, 2003, p 144). Il est vrai que l’analyste n’est pas à l’abri de ses tâches aveugles, pour reprendre un terme cher à Florence Guignard (2002). Instruments, ustensiles, ingrédients, Freud évoquait déjà la sorcière métapsychologique, « sorcière à la cuisine avec son chaudron » (Urtebey, 1985, p 1497). Comme nous le rappelle Roger Perron (2010), la théorie est un système organisé d’hypothèses supposant l’usage de concepts.

Trois composantes peuvent être distinguées sous le terme générique de théorie : les théories explicites étymologiquement déployées (publiques), les théories implicites (privées) et les relations qui peuvent exister entre elles, comme par exemple l’usage implicite d’une théorie explicite.

Les théories explicites

Très brièvement nous pouvons dire que les théories explicites sont formées par l’ensemble des grands modèles théoriques psychanalytiques. Par ailleurs, je voulais souligner que depuis quelques mois le centre Smirnoff est entré dans le giron de Sainte-Anne, tout en gardant son cadre spatial dans le centre de Paris hors les murs de l’hôpital. Ceci implique une cohabitation de différentes théories explicites qui étaient déjà présentes dans le centre hospitalier de Sainte-Anne (cognitivo-comportementales et psychanalytiques) qui se poursuit avec notre arrivée (théories psychanalytiques).

La pensée fugitive de la fermeture du restaurant Smirnoff avec mon patient peut être entendue, dans ce contexte institutionnel particulier, comme étant la traduction d’une inquiétude groupale pour notre avenir.

Du côté des théories implicites

Avant de poursuivre, je tiens à souligner que Jorge Canestri (2006) relie le terme d’implicite à son origine latine qui signifie enveloppé, fusionné ensemble. Pour cet auteur, parmi les éléments constitutifs des théories privées figurent « les contenus spécifiques de l’inconscient et du préconscient de l’analyste, son interaction avec le groupe ou école psychanalytique, la qualité de cette interaction et des rapports que l’analyste entretient avec les “autorités” psychanalytiques, ses croyances scientifiques et préscientifiques, son élaboration et sa réélaboration personnelle des concepts disciplinaires, son contre-transfert… » (Canestri, 2006, p 7). Dans ma manière d’écouter les patients et de m’ajuster à eux, je suis attentif à me constituer des modèles qui tiennent compte de l’évolution du processus. Ainsi la compréhension et l’interprétation seront guidées par des théories partielles, ce que Joseph Sandler (1983) décrit comme étant des modèles construits entre autres, à partir de concepts issus de théories différentes intégrées inconsciemment. Celles-ci sont présentes et peuvent s’opposer, de part leur nature inconsciente, tout en constituant un fond dans lequel l’analyste peut puiser. Elles ont aussi pour fonction de rendre plus souples les théories officielles et d’étendre leurs significations.

En outre, chaque analyste s’approprie des éléments théoriques qu’il va transformer à son insu au cours de sa pratique clinique. Je m’appuierai sur un travail de recherche très intéressant, mené au sein de la Fédération Européenne de Psychanalyse. Dans cette perspective, Werner Bohleber (2005) reprend toute une série de travaux dont celui de Michael Parsons (1992). Ce dernier montre que le processus de connaissance se déroule de manière à ce que nous ayons à redécouvrir la théorie à partir du matériel clinique, que nous devions la réinventer bien que nous l’ayons déjà plus ou moins intégrée. Il se produit en même temps une appropriation individuelle de divers éléments théoriques dans le préconscient de l’analyste : « L’une des raisons de cela est que dans la tête de l’analyste, les théories sont beaucoup moins élaborées et disponibles de manière moins fermée, qu’elles ne le sont dans leur version publiée. L’analyste peut alors intégrer des concepts divers de plusieurs auteurs et écoles qu’il affectionne, dans un cadre théorique qui porte la marque de traits personnels » (Parsons, 1992, p108).

Par conséquent, se forme dans le préconscient de l’analyste un alliage d’éléments de théories officielles et privées : « les théories officielles adoptées se transforment en théories individuellement adaptées » (Bohlber, 2005, p 110).

Les théories implicites et le groupe

Un des aspects de la théorie est de rendre compte de ce que l’analyste milanaise Laura Ambrosiano (2006) nomme « le roman professionnel du psychanalyste ». Les théories ne sont pas des options rationnelles mais elles sont en partie implicites. Elles émergent nous dit-elle « du travail avec les patients, mais aussi des vicissitudes avec les enseignants, collègues, groupes institutionnels de référence. Les théories portent la trace des groupes et des sous-groupes avec lesquels chaque analyste partage son expérience professionnelle » (Ambrosiano, 20006, p 185). Elle entend par configuration interne aux personnes, les théories et valeurs qui animent un groupe institutionnel et une communauté psychanalytique et la façon dont elles sont transformées tout au long de leurs carrières professionnelles. Ces configurations agissent comme des références internes pour l’analyste dans son bureau de consultation.

Dans cette perspective, s’invite dans notre restaurant un groupe de collègues et la communauté psychanalytique, sous forme d’expériences, de fantaisies d’appartenance et de séparation, de tradition et de rupture.

L’usage au centre Smirnoff est d’avoir une représentation de sociétés psychanalytiques diversifiées. Il m’est difficile de rendre compte de l’incidence de ce polyglottisme sur l’écoute de mes patients. Il doit y avoir cependant un écho entre « ma boite à outil interne » et cet éclectisme théorique personnifié par mes collègues. Lors de nos échanges cliniques, nous avons l’assurance d’une écoute multi-référencée.

Laura Ambrosiano évoque dans les théories implicites nos liens aux figures significatives. Elle ne le dit pas explicitement mais il y a bien sûr en arrière-plan notre/nos analyste(s) et nos superviseurs. Patrick Casement qui a beaucoup théorisé le concept de superviseur interne fait cette analogie, où comme avec la mère, le holding est d’abord éprouvé comme venant de l’extérieur. Parallèlement et de manière progressive, l’expérience de supervision est habituellement internalisée. Elle doit aboutir à un soutien interne qui soit autonome et séparé du superviseur internalisé, (Casement, 1988).

Le centre de psychanalyse porte aujourd’hui le nom de son fondateur : Victor Smirnoff. Je dois bien avouer qu’au début, l’évocation de cet homme par mes plus anciens collègues qui l’avaient connu, me laissait avec une impression d’extériorité, ce d’autant qu’il appartenait à une autre famille psychanalytique que la mienne. Pour finalement, à la faveur de textes étudiés en groupe qu’il nous a légué, devenir une figure plus présente en moi. Avec cet aïeul que je n’ai jamais rencontré réellement, nous nous sommes découverts des intérêts communs, par exemple pour la psychanalyse de l’enfant, les auteurs anglo-saxons… En effet, Victor Smirnoff a été un des artisans de la diffusion de la pensée de Mélanie Klein en France en traduisant son livre Envie et gratitude.

Théories implicites, aspects protecteurs et/ou limitants

Un certain nombre d’auteurs se sont penchés sur les potentialités protectrices des aspects théoriques. Robert Caper propose qu’une des fonctions de la théorie soit de contenir les projections du patient en évitant à l’analyste d’être en collusion avec certaines parties de son fonctionnement psychique. Selon lui, le psychanalyste pourrait considérer la théorie analytique comme un objet interne aimé, de façon à résister aux pressions transféro contre-transférentielles qui le poussent à agir, par exemple à travers les fantasmes défensifs de fusion narcissique du patient, « (…) de sorte que la théorie serve de fonction différenciatrice dans certaines résistances narcissiques en s’opposant au déni de séparation » (Caper, 1997, p 270).

J’ai trouvé cette façon de considérer les aspects théoriques comme tout à fait éclairante dans ma rencontre avec M. L. Celui-ci est venu en raison de difficultés qui touchent aussi bien ses relations affectives que professionnelles. Il me rapporte lors de nos premières rencontres qu’il a le sentiment douloureux de toujours se demander comment il doit penser et exister. Il agit non pas en fonction de lui, mais en fonction de ce qu’il pense que l’on attend de lui. Sa vie est colorée d’un sentiment de profonde tristesse et me donne à vivre une forte sensibilité à la séparation. Lors du premier entretien avec M. L., j’ai éprouvé une succession de contacts chaleureux et authentiques ainsi que des périodes de retrait. Son monde interne me semble peuplé d’objets qui me donnent le sentiment de fonctionner dans une alternance de présence et d’absence teintée d’inaccessibilité. Je me demande comment reprendre contact avec lui tant il semble perdu et lointain.

Dans ces moments d’éloignement, j’éprouve au premier abord une sensation corporelle de froid, puis des images d’ilots gelés se forment à distance les uns des autres. Ceux-ci peuvent être entendus comme des aspects clivés et non encore transformés de sa personnalité. Lors de notre deuxième rencontre, je suis surpris que M. L utilise le terme de patchwork pour me faire part que sa vie se résume à des contenus sans liens entre eux.

Par ailleurs, il me fait ressentir un fort vacillement des limites entre lui et moi. L’identification projective fait son œuvre et l’image que je me forme de la fermeture du restaurant vient probablement introduire une différenciation entre nous. L’évocation interne du psychodrame sur laquelle je m’appuie joue son rôle de tiers, ce d’autant que le thème de cette scène est le paiement de l’addition réclamée par le restaurateur… Enfin, j’ai estimé que la tiercéïsation que représente le centre permet pour ce patient de s’engager dans un possible traitement.

Lors du deuxième et du troisième entretien, il est devenu plus difficile pour M. L. de commencer les séances. Après un silence assez long, il me communique qu’il ne sait pas ce qu’il doit me dire. J’attire son attention sur le fait qu’il s’inquiète de devoir toujours s’adapter à l’autre et qu’ici aussi il se demande comment être un « bon » patient. M. L. me confie une fois le traitement engagé qu’enfant il s’est senti invisible, sa présence ou son absence ne paraissant avoir aucune incidence sur le monde extérieur… Lorsqu’il évoque ce qu’il vit comme une trop grande exigence de conformité, il me met aussi en garde. Je prête attention à ne pas entrer en collusion avec le fonctionnement psychique de mon patient. Ceci reviendrait par exemple à n’utiliser que des théories, ou un style interprétatif que j’imaginerais être attendu par le centre Smirnoff, la S.P.P…

Ronald Britton (1998) a décrit le rôle de la théorie dans le maintien de ce qu’il appelle l’espace triangulaire, dont l’absence fonctionnelle est patente dans certaines formes de pathologies. La théorie permet à l’analyste de sauvegarder sa capacité de penser diminuant ainsi le risque d’un passage à l’acte contre-transférentiel. À l’inverse, nos théories peuvent devenir des obstacles à l’expérience psychanalytique lors de la rencontre avec nos patients. Déjà Sigmund Freud décrivait la tendance au dogmatisme dans son ouvrage L’avenir d’une illusion. « Et ainsi une réserve d’idées se crée, née du besoin de l’homme de rendre son impuissance tolérable » (Freud, 1927, p 32).

Le risque serait de ne perpétuer que ce qui nous est familier. « Chacun des modèles introjectés peut avoir un caractère idéalisé qui maintient une forme d’appartenance, sans transformation, sans aucun travail de participation personnelle. Il est ainsi nécessaire à chacun d’expérimenter le deuil des modèles et des théories idéalisés » (Di Chiara, 199). De même, si les théories privées prennent une signification trop fortement idiosyncratique, elles ne sont plus une ressource créative. « Se renforce alors le danger que nos convictions personnelles passent au premier plan et qu’elles ne soient plus défendables ni transmissibles d’un point de vue scientifique » (Fonagy, 2003, p 28). De plus, si les liens de loyauté à nos institutions psychanalytiques permettent de garantir la transmission de la pensée clinique, ils peuvent tout aussi bien l’entraver. Yehoyakim Stein cité par Werner Bohleber (2005) a remarqué que bon nombre de développements conceptuels sont maintenus trop longtemps dans le domaine privé implicite des analystes. Cet auteur fait allusion à la tension qui existe entre les théories officielles et les théories privées. « Plus la tension est grande, plus l’analyste a peur de la critique quand il expose ses théories à la discussion, ce qui a pour conséquence que maintes réflexions théoriques créatives ne soient jamais formulées (Stein, 2005, p 48). Je terminerais mon propos par l’évocation de ce moment particulier où nos théories internes sont si largement sollicitées, à savoir les entretiens préliminaires.

Ce temps de la première rencontre est emprunt d’une scène de transfert contre-transfert puissante et énigmatique, porteuse de souhaits, d’attentes, de peurs, de réactions de défenses de part et d’autre du champ de la rencontre. Nous sommes proches de ce que W.R. Bion nomme sous le terme de turbulence, de tempête émotionnelle (Bion, 1974).

Stefano Bolognini parle d’un obscur frisson souterrain qui s’apparente à un défi : « avoir accepté de rencontrer une personne inconnue qui peut nous mettre en difficulté, potentiellement nous confronter à des équivalents d’objets « difficiles » de notre propre passé et qui pourrait aussi nous rendre des parties imprévues et inacceptables de nous-mêmes » (Bolognini, 2007, p12). Nos théories internes permettent ainsi de faire face, de préserver notre capacité à contenir et à transformer cette expérience. En effet, il nous revient de tolérer l’angoisse inhérente à la situation d’une première rencontre et de s’en servir comme une opportunité pour « ouvrir un espace de sens » et in fine « changer de niveau » au lieu de battre en retraite ou de passer à l’acte (Reith, 2012 p105).

Bion a été très explicite au sujet de la nécessité de l’ouverture à l’inconnu et de l’angoisse à laquelle les analystes peuvent réagir quand ils y sont authentiquement confrontés. « Dans tout cabinet de consultation il devrait y avoir deux personnes passablement apeurées, le patient et le psychanalyste. S’ils ne le sont pas, on se demande pourquoi ils se donnent tant de mal à chercher ce que tout le monde sait » (Bion, 1974, p188). En pratique, l’analysant doit pouvoir être écouté sans savoir préalable, sans a priori théorique, sinon « … l’analyste n’est plus en mesure d’être dans l’état de « théorisation flottante » qui accompagne la suspension de la théorie » (Roussillon, 2007, p7). Cette formulation pourrait se rapprocher de ce que proposait Bion d’une écoute sans mémoire ni désir. En somme, il semble souhaitable de ne pas nous laisser trop éblouir par nos théories officielles ou privées. Ce faisant, nous restons alors plus disponibles pour l’accueil de l’inattendu, de l’inconnu, au sein du processus psychanalytique.