Phobies d’impulsion en périnatalité : entre ligature et sacrifice
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Phobies d’impulsion en périnatalité : entre ligature et sacrifice

« C’est que la chose n’est pas banale ! Où va-t-on si, sous prétexte que des paons ont été tués, on se met à rechercher les gens qui aiment les paons ! Vous pensez vraiment que tous les gens qui aiment les chats tuent les chats, que tous les gens qui aiment les enfants tuent les enfants ? »
Yukio Mishima (1965), « Les paons », dans Anthologie de nouvelles japonaises, III, Arles, Picquier Poche, 1998, p.19-58.

 

Mme B. et Dino

Tout a commencé par un coup de fil : « Allô, bonjour, j’ai accouché il y a une semaine. Est-ce que je peux vous rencontrer rapidement ? C’est le docteur T., mon généraliste, qui m’a donné votre numéro pour que je vous contacte. »

Moi : « Oui, vous pouvez m’en dire un peu plus ? »

Elle : « […] c’est difficile à raconter au téléphone mais j’ai du mal à rester seule avec mon fils Dino […] Mon mari travaille toute la journée maintenant, son congé paternité est terminé, c’est dur de rester toute seule avec lui à la maison. »

Il y a dans la voix de Mme B. une tragique urgence, une radicalité. Je lui demande dans quelle maternité elle a accouché. Elle me répond avec impatience, comme pour couper court à tout engagement dans un échange : « Oui, la grossesse et la naissance, tout ça s’est bien passé mais c’est maintenant, je peux pas rester seule avec Dino. »

À la troisième évocation de sa difficulté à rester seule avec son fils, la récurrence insistante du même me convainc de l’ampleur de la détresse de mon interlocutrice et j’engage la procédure « rendez-vous au plus vite de mes possibilités » en tirant un joker.

Une de ses amies peut la conduire avec Dino au rendez-vous que je lui ai fixé deux jours plus tard. Alors que je m’enquiers de ses possibilités de bénéficier d’une présence, elle me répond qu’elle peut aller voir la concierge dans la journée si besoin ou aller à la pmi proche et que, en cas d’urgence absolue, son mari peut quitter son travail.

Deux jours plus tard, je reçois Mme B. et Dino. Elle est venue en compagnie de son amie qui reste dans la salle d’attente. Mme B. est une petite bonne femme très vive, aux gestes rapides et à la mine affûtée. Je n’arrive pas à croiser son regard lors du premier contact tant elle est mobilisée par l’intendance de Dino posé au tréfonds d’un super Maxi-Cosi dernier cri. Ce Cosi me frappe d’abord parce qu’il semble d’un volume et d’un poids démesurés pour Mme B. et a fortiori pour Dino, quasi invisible. L’épaisseur de la coque m’évoque de volumineux pare-chocs.

Mme B. pose précautionneusement le Cosi orienté vers elle et moi, et s’assoit à côté. Elle regarde Dino qui, les yeux grands ouverts, est calmement attentif. Sur un ton tranchant et fataliste, elle s’exclame : « Si j’avais imaginé ça une minute ! »

Je reformule en écho interrogatif : « Ça ? »

Elle enchaîne : « Eh bien, le fait que quand je me retrouve seule avec Dino, je peux pas, quoi. » Mme B. se malaxe les mains dans tous les sens.

Je risque un : « Depuis quand ? »

Elle me rétorque que ça a démarré la première nuit à la maternité quand elle s’est retrouvée seule avec Dino et qu’elle n’entendait plus personne dans les couloirs. « Là, je me suis dit que s’il y avait un problème, je devais assurer seule. »

Je reformule : « Un problème ? »

Elle poursuit : « Oui, si j’avais vraiment besoin de quelqu’un, quoi. »

Mme B. m’explique alors que, de son point de vue, Dino endormi avait du mal à respirer régulièrement et qu’elle ne le quittait pas des yeux : « J’étais très très inquiète. »

Le lendemain, elle s’en était ouverte au pédiatre qui lui avait promptement dit que tout allait bien, ce qui l’avait profondément énervée.

La nuit suivante, elle avait eu le sentiment que la respiration irrégulière, difficile de Dino recommençait. Elle était restée sur le qui-vive pratiquement toute la nuit. Au matin, elle en avait fait part à une puéricultrice qui, cette fois, l’avait rassurée avec gentillesse après avoir accordé une attention réelle à ses craintes qui s’étaient alors un peu apaisées.

Pourtant, le jour suivant, le tableau s’était rapidement assombri. « J’étais fatiguée, mes beaux-parents sont venus. Tout le monde était très excité. J’ai perdu le moral. Le soir, après le départ de mon mari, quand je me suis retrouvée toute seule, j’ai eu l’impression que j’étais incapable de m’occuper de Dino qui pleurait sans interruption. Au bout d’un moment je n’en pouvais plus, j’ai appelé de nombreuses fois sans que personne ne vienne, et là j’ai vraiment flippé ! Je suis sortie dans le couloir et j’ai appelé. Une sage-femme est finalement venue et Dino s’est calmé assez vite dans ses bras puis s’est endormi. Ça m’a humiliée, je me suis dit que je n’y arriverais jamais, que je ne faisais pas les bons gestes et que Dino préférerait avoir une autre mère que moi. […] Je suis restée à ruminer ça une bonne partie de la nuit. […] Le lendemain, j’ai retrouvé la puéricultrice sympa qui a réussi à me convaincre que c’était normal, ces passages à vide. Elle a dit : “C’est le post-partum blues, une majorité de femme l’ont.” Ça m’a fait du bien mais le soir, quand mon mari est venu, j’ai constaté que Dino était beaucoup mieux avec lui qu’avec moi parce qu’il est gai, il dansait avec lui en lui chantant des chansons.  Pour couronner le tout, poursuit-elle, la troisième et dernière nuit à la maternité, j’ai eu l’impression que les troubles du rythme respiratoire de Dino revenaient quand il dormait. Ça m’a torturée jusqu’à ce que je vois récemment mon généraliste qui m’a certifié qu’il n’y avait rien d’anormal et qui m’a demandé de venir vous voir. »

À l’issue de ce récit trépidant, Mme B. s’interrompt et me regarde enfin furtivement. Il y a dans son regard une immense détresse, une incompréhension de ce qui lui arrive. Pour desserrer l’étau de cette pression anaclitique, je m’entends dire : « Et votre mari, qu’est-ce qu’il pense de tout ça ? »

« Pendant la grossesse et son congé paternité, mon compagnon m’a beaucoup rassurée. […] Depuis qu’il a dû reprendre le boulot, c’est beaucoup plus difficile. » Soudain, elle se tourne prestement vers Dino, lui attrape la main et formule : « Et puis, c’est bizarre mais j’ai l’impression que ce petit coquin-là, quand son père est là, ça va, alors qu’avec moi, il a tous ces problèmes. »

Le ton de cette adresse à Dino me surprend car il contraste nettement avec ses propos tout en retenue avec moi. Je sens une opportunité, pour glisser un « Et quand vous êtes seule maintenant ? ».

Mme B. me regarde à nouveau, puis, comme un enfant sur un plongeoir à la piscine, elle semble esquisser un départ, et finalement se rétracte. Elle regarde, perplexe, Dino, sans broncher, et de nouveau, elle se malaxe les mains en ravalant ses paroles. Je perçois nettement que la zone est trop brûlante pour être abordée. Dino s’endort sur ces entrefaites. Suivront ensuite quelques échanges plus légers sur son compagnon rencontré pendant des études communes, sur leur choix de trouver d’abord du travail avant d’avoir un premier enfant que son homme, d’ailleurs, attendait plus qu’elle, précise-t-elle. En fin de consultation, alors que je doutais intérieurement qu’elle accepte un autre rendez-vous, elle acquiesce avec un air d’évidence que, « bien sûr », il faut continuer.

Le lendemain de ce premier rendez-vous, je reçois un coup de fil du généraliste qui a orienté Mme B. vers moi. Je l’ai repéré pour sa sensibilité à la périnatalité car nous faisons partie d’un même réseau et l’ai croisé lors de formations. Il tient à me confier son inquiétude pour cette femme, car il la connaît comme patiente sans histoire depuis quelques années et il a été surpris par le caractère irrationnel de ses craintes au sujet de la respiration de Dino. « Elle n’est pas comme d’habitude, insiste-t-il, elle est dans un bizarre état d’exaltation. »

Au deuxième rendez-vous, Mme B. me paraît pourtant très sombre. Elle m’explique que son mari n’a pas pu venir à cause de son travail mais qu’il viendra la prochaine fois. Dino est dans son super Cosi, bien réveillé, l’œil vif mais comme condamné à être distant, engoncé au fin fond de cet habitacle postmoderne. De fait, deux ceintures se croisent devant lui avec une boucle centrale démesurée ; il me donne l’impression d’être comme un pilote de chasse sanglé de toute part pour affronter le mur du son. Je le perçois surtout comme prisonnier et un ressenti corporel contre-transférentiel d’empiétement étouffant me traverse corporellement.

Mme B. reste silencieuse. Elle est courbée, le visage tendu vers Dino qui la dévore du regard et s’agite. Je suis frappé par le teint blafard et les grands cernes de Mme B. Du haut de ses 3 semaines, Dino fait des efforts considérables avec les yeux et des petits mouvements de bras tendus pour mobiliser sa mère… mais sans succès. Mme B. a le visage figé et le temps me paraît pour elle comme suspendu.

Je lui demande comment ça se passe depuis notre dernière rencontre. Elle me regarde un instant, semble osciller entre me répondre ou se taire, et trouve finalement un compromis dans un « Oui, c’est toujours très dur, mais Dino va bien. »

Elle regarde ensuite sa montre et me demande si cela pose un problème de donner son biberon à son fils. Pendant qu’elle le prépare sans un mot, Dino accentue sa mobilisation. Vient enfin le moment où Mme B. enlève les larges ceintures à Dino et le prend dans ses bras. Il tète bien et Mme B. orchestre avec une bonne rythmicité les moments de pause. Le contact visuel entre eux est manifeste, mais le contraste entre l’entrain jovial de Dino et le visage maternel neutre s’accompagne chez moi d’un ressenti angoissant, que signe mon identification à un bébé confronté à une mère présente pour l’intendance mais affectivement paralysée.

C’est ce moment que choisit Mme B. pour me dire que pendant la grossesse, elle voulait allaiter mais que ça n’avait pas du tout marché à la maternité. Elle n’avait pas eu une montée de lait suffisante, ou bien elle ne s’y était pas bien pris, toujours est-il que Dino ne grossissait pas et qu’on lui avait conseillé le biberon. Elle avait eu la désagréable impression que Dino préférait les biberons à son sein.

Tout en me faisant ce récit, Mme B. commence à installer Dino au fin fond de son Maxi Cosi derrière sa double ceinture. Traversé par un élan identificatoire libertaire envers Dino, je précise à Mme B. qu’elle peut le déposer si elle le souhaite sur le tapis proche et, pour être convaincant, je me surprends à m’y asseoir moi-même. Mme B., d’abord étonnée, rétorque qu’il va être perdu en dehors de son Cosi. Je lui réponds que si elle est là, cela suffira certainement à sécuriser Dino. Elle me regarde avec une moue mi-incompréhensive, mi-interrogative et, sceptique, dépose Dino sur le dos. Tranquille, il explore l’espace au pied de sa mère qui est restée assise sur son fauteuil. Il a de petits mouvements de bras tendus et gratifie tour à tour sa mère puis moi d’un regard franc et confiant. La consultation se terminera sur cinq véritables minutes d’observation mutuelle. Dino, allié thérapeutique que je pressens alors comme de plus en plus fiable, est resté calme en cherchant sa bouche avec son poing et en y réussissant ponctuellement. Est palpable l’inquiétude incrédule de Mme B. face à Dino en dehors de sa carapace, et je perçois nettement son soulagement quand elle remet Dino dans son armure de plastique pour partir.

Au troisième rendez-vous, M. et Mme B. sont présents en compagnie de Dino. M. B. exprime d’emblée « l’importance de ces séances ». Il dit que ce sera très difficile pour lui de s’absenter de son travail pour d’autres rendez-vous mais qu’il voulait absolument venir une fois pour « partager avec moi son souci pour les inquiétudes de sa femme » au sujet de ses compétences à bien s’occuper de Dino. Il me précise « qu’il fait tout pour la rassurer car il est certain qu’elle a tout ce qui faut pour être une bonne mère…, mais qu’il sent bien que ce n’est pas efficace, surtout quand elle est seule ». Enfin, il affirme que, connaissant ses beaux-parents, il considère que « sa femme s’en sort plutôt bien ».

Dino est toujours dans son Maxi Cosi mais cette fois il dort. « Il s’est endormi dans la salle d’attente », me dit Mme B., de plus en plus livide et cernée. Elle m’apprend que depuis notre dernière rencontre, elle a dû aller deux fois chez la concierge car, « trop stressée » dit-elle, elle n’a pas réussi à rester seule chez elle avec Dino. Elle formule cela avec une honte océanique qui l’accable.

En m’appuyant sur l’ouverture faite par M. B. à l’égard des parents de sa femme, je lui demande ce qu’elle en pense, et elle acquiesce en formulant un « il y a beaucoup à dire, en effet ». J’apprends alors qu’elle est fille unique et que ses parents ont divorcé alors qu’elle avait 2 ans. Son père est un bon vivant qui « brûle la vie par les deux bouts », coureur de jupons maladif et totalement absorbé par son travail de journaliste. Sa mère est une « victime » « engrossée » très jeune, à 19 ans, par cet homme plus âgé qui l’avait séduite puis rapidement délaissée au profit d’autres conquêtes. Et M. B. de compléter en précisant que son beau-père est en effet « un Don Juan totalement infantile, et sa belle-mère une araignée qui ne supporte pas qu’on ne soit pas prisonnière de sa toile ». Il précise sur un ton qui tente d’être humoristique qu’il fait beaucoup pour « désenvoûter » sa femme de ces deux-là. Mme B., avec une tendresse infantile et une admiration non dissimulée, acquiesce à ses propos. Elle précise sur un ton sans joie mais convaincant qu’elle doit beaucoup à ses beaux-parents et qu’elle découvre, sans trop y croire, à travers son mari, ce que peut avoir d’agréable la vie familiale.

Une semaine plus tard, au rendez-vous suivant, Mme B. me paraît dès le départ vouloir pousser plus loin la dynamique d’ouverture inaugurée la dernière fois. De fait, à ma grande surprise, après avoir extirpé Dino des profondeurs de son Maxi Cosi, elle le dépose d’emblée au milieu du tapis et s’y installe. Je fais de même. Dino, sur le dos mais esquissant maintenant des demi-tours, initie une tranquille exploration visuelle de ses poings. Mme B. prend un air grave et déclare d’une voix traversée par l’épuisement : « Je ne vais pas tenir longtemps ainsi. » Elle marque un temps d’arrêt, prend son élan et tout en baissant les yeux, cette fois, réussit à s’élancer avec une sombre exaltation : « Quand je suis seule avec Dino, surtout s’il dort, je pense à lui faire du mal et ça m’envahit. […] J’ai vraiment honte de vous le dire mais j’ai décidé de vous en parler parce que je deviens folle. […] C’est apparu dès la maternité quand je me suis retrouvée seule avec lui. J’ai réalisé le pouvoir incroyable que j’avais sur lui, simplement en restant avec lui ou en m’éloignant. Ça me terrifie. »

Mme B. s’interrompt un moment et courageusement poursuit : « Le plus dur, c’est quand à chaque biberon je suis obligée d’aller dans la cuisine et que je vois un couteau. »

Je lui demande si elle a repéré un élément déclencheur. Elle réfléchit, regarde Dino et me dit avec gravité : « À chaque biberon, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il n’aimait pas mon lait à la mater… et ça me met en rage. »

Mme B. se met alors à sangloter un bon moment, avec des spasmes qui traduisent tout à la fois la tension et l’inauguration de la décharge.

Rarement, j’ai senti comme analyste, avec une telle intensité, la mise à l’épreuve du transfert qui vient tester si l’objet investi est en mesure de rester en vie face à l’évocation de projections de haine. Maintenir une continuité d’être dans l’écoute est sans doute la première confirmation attendue, et c’est un regard furtif à mon endroit puis celui de Dino qui authentifia cette permanence. En dépit de ma propre émotion oppressante, j’étais soulagé de constater que le registre tragique – que je pressentais depuis le début – pouvait enfin advenir. Il avait gagné un premier droit de cité dans ce trio où Dino et moi étions là, prêts à écouter la suite.

Des consultations thérapeutiques qui suivirent pendant environ six mois, je voudrais extraire deux axes majeurs pour initier ensuite la discussion.

« Ça » et l’araignée

C’est le huis clos avec sa mère qui occupa d’abord beaucoup l’espace de ces consultations. Depuis le plus profond de sa mémoire, Mme B. avait vécu dans un univers symbiotique avec sa mère ; il lui avait fallu attendre dix-huit ans pour passer des vacances sans elle et ailleurs que chez ses grands-parents maternels, omniprésents. Toutes les séparations mère/fille les terrifiaient l’une comme l’autre. Mme B. insista beaucoup sur le dévouement sacrificiel de sa mère qui avait dû travailler dur dans des emplois peu gratifiants pour l’élever, alors que son père payait la pension très irrégulièrement. Mme B. avait un lourd passé de bébé puis d’enfant asthmatique. Ma remémoration de l’araignée monumentale Maman de Louise Bourgeois, accompagna ces propos, traduisant en écho ce mélange si serré de protection tisserande et de liens aliénants.

Je cite Joyce McDougall : « Quand la Mère-Univers dans la reconstruction du passé infantile émerge comme celle qui a voulu posséder son enfant corps et âme, qui a voulu respirer et digérer pour deux, bien qu’une partie de l’enfant trouve gratification dans cet amour narcissique et fusionnel, une autre partie de lui vit l’emprise maternelle dans la haine, l’interprétant comme un refus radical qu’il existe en tant qu’individu1. » À mesure que Mme B. réalisait les contraintes du sacrifice maternel sur son propre parcours de vie et son autonomie subjective, la fulgurance d’abord, la récurrence ensuite des fantasmes d’infanticide allèrent decrescendo. Ce n’est qu’au bout de plusieurs mois de thérapie hebdomadaire que cette exploration inédite de la réalité psychique du continent maternel, où séparation et individuation étaient proscrites, que la haine de sa mère à son égard a pu apparaître et les fantasmes de meurtre de Dino s’éloigner.

Sa mère avait eu de bonnes raisons de considérer comme une catastrophe l’acceptation de la grossesse puis sa naissance : elle n’avait pas pu faire les études désirées, elle avait dû travailler très tôt et sacrifier sa jeunesse. Mme B. ressentait avec une acuité croissante combien sa mère avait eu de bonnes raisons de la haïr et, en retour, combien elle avait, elle aussi, de bonnes raisons de désirer la détruire. Plus Mme B. découvrait dans ses associations ce passif muselé avec sa mère, plus Dino perdait son statut actuel d’objet persécuteur. En lieu et place d’identifications projectives destructrices à l’égard de Dino, sa désidéalisation de sa propre mère gagnait du terrain.

La diagonale générationnelle du fantasme infanticide maternel pouvait s’esquisser. Ce que décrivait Mme B. de sa détresse d’infans face à sa mère, à la fois désespérément dévouée et débordée par une violence intérieure, lui permettait d’envisager sa propre rage destructrice à l’égard de Dino et la démesure envahissante de ses stratégies pour la contrer. Les couteaux perdirent leur statut d’objet phobogène récurrent lié au passage dans la cuisine au profit de l’espace du dehors, beaucoup moins fréquent : quand elle sortait avec Dino, elle empruntait une cage d’escalier dans son immeuble et elle se représentait en un éclair le lâcher dans le vide. Cette matière psychique se révéla plus propice à la symbolisation que l’effroi de l’arme blanche. Mme B. associa en effet sur des rêves qu’elle faisait très souvent, enfant, et encore parfois aujourd’hui, où elle tombait sans fin dans le vide et se réveillait épouvantée. Alors que Dino commençait à bien prendre ses aises sur le tapis en explorant les objets que je déposais en début de séance à son intention, l’évocation de ce rêve de chute permit à Mme B.de construire une théorie descriptive très concrète sur ce qu’elle appelait « ses mauvaises pensées » et que nous, professionnels, nommons « phobie d’impulsion ». Cela se joue en quatre temps : 1) quand elle voit Dino explorer librement l’environnement ou dormir tranquillement, surtout si elle est seule ; 2) elle se souvient de son échec humiliant de l’allaitement au sein, ou encore s’inquiète de la respiration de Dino ; 3) les mauvaises pensées surviennent dans ce terreau de préoccupation inquiète ; 4) Mme B. est alors condamnée à construire un bouclier hyper-protecteur : elle a envie de le mettre dans son Maxi Cosi, elle a la nostalgie de sa grossesse où il était dedans, à l’abri de tout conflit de séparation.

Nous avons intitulé cette théorie, la théorie du « maxi-Maxi Cosi ». La séance où j’ai pu redoubler en souriant le « maxi », Mme B. a ri, pour la première fois, et ce fut à l’évidence un tournant dans notre travail car il était désormais possible de nommer à l’économie l’empreinte générationnelle de ses « mauvaises pensées » et la proportionnalité entre leur charge « maxi » agressive et le zèle défensif « maxi » de Mme B. pour tenter sans succès de les contrer.

« Ça » et la scène originaire

De ces consultations thérapeutiques, un deuxième axe mérite d’être évoqué pour tenter d’amorcer la déconstruction des phobies d’impulsion de Mme B. Il concerne la préhistoire de ces phobies où l’attaque destructrice ne visait pas la chair de sa chair – his Majesty the Baby – mais la chair de Soi. C’est au bout de cinq mois de consultations que Mme B. jugea bon de me raconter qu’elle avait fait une tentative de suicide à 15 ans. À ce moment-là de la thérapie, les phobies d’impulsion explosives avaient pratiquement disparu et l’atmosphère des consultations devenait bien plus légère. Mme B. me raconte qu’elle avait avalé à cette occasion toute une boîte d’anxiolytiques que prenait sa mère. Dans son souvenir, c’était suite à une déception sentimentale. Enfin…, plus précisément, un garçon dont elle était secrètement amoureuse était sorti avec sa meilleure amie qui était dans la confidence, et elle avait été ravagée par la trahison de sa copine. Après avoir avalé les médicaments, elle avait rapidement demandé secours à sa mère qui l’avait amenée aux urgences.

Du récit de son hospitalisation en pédiatrie, compte tenu de son jeune âge, Mme B. me dit avec une grande satisfaction, teintée d’une pointe d’inhabituelle exaltation, que sur ce coup-là elle avait au moins réussi à réunir ses parents autour d’elle. Elle me décrit avec de nombreux détails sa satisfaction de l’époque à voir les « psys » explorer la discontinuité paternelle et préconiser une thérapie familiale. Mais la déception fut à la mesure de ses espérances, car son père refusa tout net cette proposition.

Mme B. mit beaucoup de gravité pour me décrire sa désillusion, en constatant qu’elle n’avait le pouvoir de réunir ses parents autour d’elle qu’à la condition de menacer de se tuer. « J’en veux terriblement à mon père parce que j’ai compris ce jour-là que depuis le début, il n’aimait ni ma mère ni moi et qu’il n’aimait que lui. Je suis un accident. »

Joyce McDougall, encore, écrit : « Quand l’archaïque du sexuel est pleinement intégré dans la jouissance amoureuse, et que les parents y ont droit, à son tour l’enfant aura la potentialité d’y accéder2. » Mais à l’inverse, c’est d’une scène originaire redoutable, où destructivité et exaltation de la séduction sont inexorablement confondues et commémorées, que Mme B. témoigne après coup avec rage. De longues séances seront dédiées à l’évocation de ce que Mme B. nomme le « poison » de cette malédiction.

La préoccupation maternelle primaire revisitée

À l’issue de ce récit clinique, je reviendrai en point d’orgue sur la célèbre notion de Winnicott de « préoccupation maternelle primaire3 ». En tentant d’en complexifier un peu la partition classique, je l’envisagerai comme une référence éclairante permettant d’émettre l’hypothèse suivante : il existe des phobies d’impulsion « normales », qui s’inscrivent dans le registre de la « préoccupation maternelle primaire », et d’autres qui relèvent de scénarios psychopathologiques diversifiés en deçà ou au-delà de cette préoccupation.

La préoccupation maternelle primaire est définie par Winnicott comme un état transitoire de dévouement maternel extrême, proche, dit-il, de la « maladie », d’un « état psychiatrique », qui s’installe progressivement pendant la grossesse et culmine avant la naissance et dans les semaines qui suivent.

Cet état maternel est jugé « pathologique » car il repose sur une confusion entre la mère et le bébé. Winnicott écrit en parlant de la mère : « elle est le bébé et le bébé est en elle ». C’est précisément cette « confusion » temporaire qui permet l’acuité exceptionnelle de cette hypersensibilité identificatoire aux attentes du bébé. La fonction de cette préoccupation maternelle primaire est d’offrir au bébé un cadre permettant l’amorce de l’actualisation de ses virtualités.

Winnicott insiste beaucoup sur le fait que la santé physique et psychique du bébé dépend de la bonne entrée puis de la bonne sortie de sa mère de cet état. La mère « normalement dévouée », « suffisamment bonne », sort de cette préoccupation maternelle primaire et permet alors au bébé de « se former l’idée que sa mère est une personne ». Winnicott insiste : c’est bien dans l’expérience de la reconnaissance de la mère que se fait chez le bébé cette émergence, et non à travers l’expérience de la frustration. Ce que nous suggère le récit clinique de Mme B., c’est que cette préoccupation maternelle primaire est indissociable de la confrontation de la mère et, plus largement de « l’être humain proche », du Nebenmensch4, au désarroi de l’impuissance originelle de l’infans néotène. Au plus près de la formulation de Mme B., c’est en étant confrontée à l’expérience effrayante du pouvoir de vie et de mort dont elle dispose face à Dino dans une dépendance absolue, que s’inaugure leur relation.

Dans ce contexte, la préoccupation maternelle primaire ne peut décidément pas être réduite à une acmé attachementiste biologisante favorisant l’empreinte. Non, c’est dans le creuset tragiquement aigu d’une réalité psychique vertigineuse qu’elle émerge, car elle confronte dans une troublante proximité/labilité/réversibilité l’option du meurtre et celle de la préoccupation maternelle primaire. Ici, la phobie d’impulsion est une scène représentationnelle de l’économie psychique confrontée violemment au contraste des options destructrice et créatrice. Dans le cadre transitoire du laboratoire de la préoccupation maternelle primaire normale, ces phobies offrent l’opportunité d’une symbolisation de la violence contenue dans la « situation anthropologique fondamentale5 ». Ainsi, l’hypersensibilité inhérente à la préoccupation maternelle primaire s’impose in fine comme le négatif du fantasme meurtrier.

C’est la souplesse de la dialectisation de ces deux polarités qui soutiendra l’issue favorable de l’ambivalence du « suffisamment bon », à l’abri des extrémismes aliénants du trop parfait et du trop chaotique. A contrario, si nous quittons les variations psychiquement organisatrices de la préoccupation maternelle primaire qui a un début et une fin, nous entrons alors dans le domaine des phobies d’impulsion, d’une grande diversité psychopathologique, qui méritent une réponse psychothérapeutique et institutionnelle ajustée. Schématiquement, en continuité avec des gradients variés décrits dans la littérature6, elles peuvent se répartir en deux grandes catégories :

  • celles qui se caractérisent par une impossibilité pour la mère de s’immerger dans cette préoccupation maternelle primaire ;
  • celles qui ne réussissent pas à en sortir.

Avec la mère de Mme B., nous avons l’illustration d’une impossibilité de quitter une préoccupation maternelle primaire qui menace de se chroniciser dans l’illusoire déni de toute séparation. Avec Mme B., prisonnière de ce piège et privée d’une scène originaire dynamique, nous avons le témoignage d’une devenant mère qui ne peut pas entrer dans le laboratoire symboligène de la préoccupation maternelle primaire car c’est un espace miné de déplacement phobique. Le fantasme infanticide est si démesuré et monopolistique qu’il ne tolère que des formations réactionnelles tout aussi extrémistes, dont le « maxi-Maxi Cosi » est une illustration matérielle.

« Dieu y pourvoira »

En guise de conclusion, je partirai d’une citation de la Genèse : « Dieu dit à Abraham : prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t’en au pays de Morija, et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai » (Genèse, 22, 2). Au regard de mon propos, cette évocation me paraît avoir au moins deux vertus. La première est qu’elle permet d’affirmer que ce serait passer à côté d’une part de l’essentiel que de réserver les phobies d’impulsion périnatales aux seules mères, et d’en dénier l’existence chez les pères et, plus largement encore, chez les soignants. Seconde vertu de cette citation : elle permet de mettre l’accent sur le fait que chez les spécialistes de l’exégèse biblique, cette scène fameuse est bien connue sous l’intitulé de « Sacrifice d’Isaac » mais aussi sous celui de « Ligature d’Isaac » ce qui se révèle précieux dans notre contexte. Rappelons l’intrigue : Dieu demande à Abraham de sacrifier son fils. Abraham lui est soumis, il ne bronche pas et s’exécute. Il lie son fils, il lui attache les poignets puis l’étend sur l’autel. Dans la tradition juive, cette séquence est interprétée comme une mise à l’épreuve de la foi d’Abraham. D’ailleurs, une fois vérifiée son absolue fidélité, Dieu fait apparaître sur la scène un bélier qui se substitue à son fils pour le sacrifice, ou encore, selon les versions, un ange qui arrête son geste. Isaac est alors délié7.

Finalement, ce que j’ai tenté d’envisager ici en compagnie de M. et Mme B. et de Dino, c’est que les liens de filiation humaine s’instaurent bien dans cette séquentialité d’une première ligature virtuellement destructrice qui, dans le meilleur des cas, débouchera secondairement sur une éventuelle libération créatrice.

Bref, un lien humain qui tire sa fiabilité de l’épreuve psychique fantasmatique de sa possible destruction. « L’objet naît dans la haine8 », écrit Freud dans Pulsions et destin des pulsions. Aussi, vouloir éradiquer les phobies d’impulsion de la préoccupation maternelle primaire serait une mesure moraliste relevant de la police des mœurs. Dans la mesure expresse où elles sont transitoires, ces phobies d’impulsion commémorent la nature tragique de l’humain, chez qui la créativité s’enracine dans sa précarité ontologique originaire. L’amour au prix de la haine, en somme. Sous cet angle, c’est un ingrédient psycho(patho)logique essentiel de la nature et du devenir du fameux post-partum blues.

Et, pour le psychanalyste en périnatalité, relever le défi d’en accueillir les partitions souffrantes constitue une expérience éprouvante mais riche d’enseignements cliniques.

Notes

  1. J. McDougall, « Scènes de la vie primitive », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 46, 1992, p. 139-150.
  2. Ibid.
  3. D.W. Winnicott (1956), « La préoccupation maternelle primaire », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1989.
  4. S. Freud (1895), « Projet d’une psychologie », dans Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Paris, Puf, 2006, p. 595-664.
  5. J. Laplanche, « À partir de la situation anthropologique fondamentale », dans C. Botella (sous la direction de), Penser les limites. Écrits en l’honneur d’André Green, Paris, Delachaux et Niestlé, coll. « Champs psychanalytiques », 2002, p. 280-287.
  6. A. Le Nestour, B. Guettier, « Phobies d’impulsion en post-partum : syndrome d’alarme ou processus défensif dynamique ? », Enfances&psy, n° 44, 2009, p. 92-106.
  7. Une autre exégèse a été proposée. Des maîtres hassidiques ont considéré qu’Abraham avait maltraité son fils aîné Ismaël, expulsé du foyer à la demande de sa femme Sarah. L’invitation divine à sacrifier son fils Isaac viendrait alors sanctionner cette injustice en maltraitant à son tour Abraham. Dans la tradition chrétienne, la foi d’Abraham est telle qu’il considère que même s’il tue son fils, Dieu le ressuscitera. Selon cette logique, cette scène préfigurerait le plan divin de voir son fils Jésus mourir sur la croix pour l’humanité.
  8. S. Freud (1915), « Pulsion et destin des pulsions », dans Méta-psychologie, Paris, Gallimard, 1968.
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Destructivité et exaltation