« Pour moi le corps n’existe pas »
Entretien

« Pour moi le corps n’existe pas »

Notre rencontre d’aujourd’hui a lieu à distance, par écrans interposés. Que vous inspire le recours à zoom, vous qui êtes un anthropologue du corps, des émotions et de la sensibilité ?

C’est une expérience extrêmement ingrate. Le paradoxe d’ailleurs étant d’avoir à évoquer la question du corps, de la sensorialité ou des émotions alors que nous sommes dans une position qu’on pourrait quasiment qualifier d’autisme social, nous sommes isolés devant nos écrans, même si nous parlons ensemble. Nous sommes ensemble mais seuls. Pour ma part, je sais que je ne suis pas la même personne quand je parle devant un auditoire dans une salle, car j’ajuste alors mes propos en fonction de leur résonance sur les visages que je regarde. À distance, nous n’avons aucun retour sur nos paroles, nous n’avons pas la même voix, ni les mêmes attitudes, ni la même présence aux autres. C’est une expérience désagréable même si elle est nécessaire, évidemment, dans la période actuelle.

À partir de votre regard d’anthropologue, est-ce que vous pourriez nous proposer votre définition de ce qu’est un corps ? Est-ce que c’est une sensorialité ? Un vécu ? Une image de soi ? 

Alors pour moi le corps n’existe pas ! Quand je vous vois, je vois votre visage sur l’écran, je devine votre personne, si je disais qu’en vous regardant je voyais un corps, j’opérerais une réduction sur vous. Parler de corps ou d’esprit, c’est entrer dans des formes de dualisme qui renvoient à une longue histoire métaphysique de nos sociétés. Dans Anthropologie du corps et modernité, j’ai essayé de retracer l’histoire de cette séparation entre corps et esprit. Cette formulation à connotation dualiste ne se rencontre pas dans toutes les sociétés humaines, certaines ne distinguent pas l’homme de sa chair. Le mot « corps » lui-même n’existe pas. Au plan social et historique, le « corps » est plutôt une question qu’une réponse, une évidence trompeuse qui dévoile une multitude de représentations différentes qui lui assignent une position déterminée au sein du symbolisme général de la société. Ces images sont tributaires d’un état social, d’une vision du monde, et à l’intérieur de cette dernière d’une définition de la personne. Certaines sociétés ignorent la notion de « corps », comme séparée de la personne. En atteste une anecdote de M. Leenhardt. Chez les Kanak la chair de l’homme n’est pas détachée de leur représentation de l’environnement. Les mêmes matières travaillent le monde et alimentent la chair. La notion de personne structurée autour du « moi » comme dans nos sociétés est sans consistance. Chacun n’existe que dans ses relations aux autres, il participe à un ensemble social où tout s’enchevêtre. L’existence Kanak est celle d’un foyer d’échange au sein d’une communauté où nul ne peut être caractérisé comme individu, au sens contemporain du terme. Un jour Leenhardt interroge un vieillard sur l’apport de la société française en Nouvelle-Calédonie, et celui-ci lui répond, à son immense étonnement : « Ce que vous nous avez apporté, c’est le corps ». Les Mélanésiens colonisés, acquis plus ou moins à ces valeurs nouvelles alliées à leur évangélisation, ou déstabilisés dans leurs manières traditionnelles, se détachent en partie du tissu de sens qui baignait leur existence, ils découvrent leur corps comme conséquence d’une individualisation qui reproduit sous une forme atténuée celle de nos sociétés Pour moi, la définition moderne du corps telle qu’elle émerge peu à peu à partir de la Renaissance implique un triple retrait : L’homme est séparé des autres (le corps comme lieu de démarcation de l’individu dans la progression de l’individualisme), soustrait de la nature (la nature est autre que l’homme, elle n’est plus cosmos mais simple environnement), et coupé de lui-même (le dualisme entre l’âme ou l’esprit et le corps, ou aujourd’hui entre l’homme d’une part et son corps de l’autre).

À quoi tient la construction de notre représentation du corps occidental ?

Durkheim pointe que le corps est un facteur d’individuation. Plus une société s’individualise et plus le souci du corps s’accroit. C’est ce qui se passe évidemment au moment de la Renaissance dans nos sociétés avec l’apparition des premiers portraits par exemple, dans le souci de la singularité de l’individu. Et puis il y a la connaissance anatomique évidemment qui à mes yeux cristallise un jalon majeur de l’invention du corps. C’est ce que j’ai développé dans la Chair à vif. À un moment de L’Œuvre au Noir, Marguerite Yourcenar raconte le périple de trois humanistes au XVIe siècle : un père et son fils, accompagnés d’un ami. Ils arrivent dans une auberge. Le plus jeune meurt. À l’époque les dissections sont encore rares et l’opportunité d’une telle aubaine abolit tout sentiment. Margueritte Yourcenar écrit : « Les deux hommes se penchèrent sur ce jeune homme qui n’était plus ni le fils, ni l’ami mais un bel exemple de la machine humaine ». Programme dont nous sommes les héritiers sous des versions plus contemporaines. Le corps est détaché du sujet, décrit dans son universalité. En outre, à travers l’héritage de la philosophie mécaniste, il est assimilé à une machine sophistiquée composant l’individu, il est désormais un avoir, et non l’expérience ontologique du monde. Les recherches anatomiques et la philosophie mécaniste sont les deux matrices de l’invention du corps dans nos sociétés comme instance séparée du sujet, du cosmos, et de la communauté sociale.

En matière de corps, la psychologie clinique et la psychanalyse s’est beaucoup intéressée à la peau ces dernières décennies, notamment avec les travaux de Anzieu. Que pourriez-vous nous en dire ?

La peau enveloppe le corps, dessine les limites individuelles, elle est la zone frontière entre soi et l’autre, l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors, mais de manière vivante, poreuse, car elle est aussi ouverture au monde, même s’il lui arrive de se refermer. Elle dissimule ou dévoile. Si elle n’est qu’une surface, elle est la profondeur figurée de soi. Les marques corporelles sont en ce sens des butées identitaires, des manières d’inscrire des limites à même la peau. Il s’agit de faire peau neuve. Volonté de chercher ses « marques » avec le monde sous une forme ludique, au plus proche de soi, avec son corps, en expérimentant différentes solutions. Pour le jeune, la quête de soi passe par l’appropriation de son corps perçu d’abord comme un autre que soi où il ne se reconnaît guère. Dans nos sociétés contemporaines où prime le look, l’image donnée à voir aux autres prend une importance croissante, la peau se transforme en écran social, en signe d’une identité affichée en quête de reconnaissance et donc de « like ». En revanche, d’autres jeunes se sentent enfermés en elle, prisonniers de leur personne. Les attaques au corps sont une attaque contre les significations qui s’y attachent. Elles sont des tentatives de se dépouiller d’une peau qui colle à la peau d’un sentiment de soi insupportable. Manière symbolique de la détruire, de se dépouiller pour faire peau neuve. La relation à la blessure s’instaure alors comme une instance de régulation de la qualité des échanges avec les autres et avec les contenus psychiques qui taraudent le jeune. Ces attaques au corps donnent un contenant aux blessures intérieures, elles colmatent une brèche, absorbent le chaos en lui donnant un point d’imputation, elles remettent de l’ordre en soi. Mises en œuvre de manière volontaire et répétée, elles cristallisent des hiéroglyphes de souffrance d’existence, et simultanément elles en allègent le poids. Le corps est un théâtre, une autre scène où le jeune règle ses comptes, décharge ses tensions et accroche simultanément par effraction le sentiment de son existence. Le choc du réel qu’elle induit, la douleur consentie, le sang qui coule, renouent les fragments épars de soi. Elle rétablit le sentiment d’existence de soi. C’est une technique paradoxale de survie.

Quant à la peau…

La peau est à la fois matériellement et métaphoriquement le centre de gravité de notre rapport aux autres, de notre rapport au monde, et l’on comprend effectivement que les problèmes de peau – par exemple les pathologies dermatologiques – sont en même temps souvent des problèmes de relations. Les dermatologues observent souvent combien la peau est en résonnance avec des failles intérieures. D’innombrables métaphores de la langue française y insistent : « il me hérisse le poil », « j’ai des réactions épidermiques quand je le vois », « untel a un mauvais contact », « il est mal dans sa peau » etc. il y a une sorte d’inconscient de la langue, une dimension anthropologique dans le vocabulaire qu’on emploie sans se rendre compte qui en dit long sur notre rapport au corps.

Pour un anthropologue comme moi, Didier Anzieu, qui a beaucoup travaillé sur les enveloppes psychiques, est l’un des auteurs qui éclaire le mieux cette question. Son analyse déborde le champ psychanalytique… Ce qui explique d’ailleurs l’utilisation de ses travaux dans l’ensemble des sciences humaines et sociales.

Justement, en ce qui vous concerne, vous avez une formation en psychologie et en sociologie et vous vous définissez plutôt comme anthropologue. Comment expliqueriez-vous la différence entre ces champs, disciplines, savoirs ?

J’étais un jeune homme extrêmement mal dans sa peau, justement. J’ai grandi au Mans, dans une ville ouvrière, dans un milieu populaire. Il me fallait comprendre pourquoi j’étais à ce point mal dans ma peau alors que ma famille était aimante et disponible… Après le bac, je me suis inscrit à l’Université de Tours simultanément en psychologie, en sociologie et en linguistique. J’avais intuitivement compris ce que Margaret Mead formule de façon très simple en disant : « Quand un jeune se sent mal dans sa vie, il devient psychologue. S’il se sent mal dans sa société, il devient sociologue. S’il se sent mal à la fois dans sa vie et dans la société, alors il devient anthropologue ». Mais, j’ai été extrêmement déçu par les enseignements de psychologie, j’avais l’impression de ne jamais rien apprendre. De son côté, la sociologie était alors cantonnée à Marx et Bourdieu, il était impossible de discuter avec les profs chacun était convaincu d’incarner la vérité, le monde me semblait tellement plus complexe…

Et puis est arrivé un personnage un peu à part : Jean Duvignaud, formidable intellectuel, écrivain, homme de théâtre. Dans ses séminaires à la faculté, il témoignait de sa passion à comprendre, de son amour des livres, de l’écriture, du voyage. C’est ce que j’attendais depuis tant d’années. J’ai fait ma thèse de sociologie avec lui, déjà autour de l’anthropologie du corps.

Je ne fais pas de différence entre sociologie et anthropologie. Regardez Durkheim, il a une œuvre à la fois de sociologue devenue classique, sur le suicide par exemple, mais en même temps il travaille sur le religieux, la famille, il pense la pluralité du monde. Marcel Mauss n’a quasiment pas écrit de sociologie au sens académique, il est l’un des fondateurs de l’anthropologie, il écrit sur le don, les techniques du corps, les émotions, etc. Je dirai la même chose de Weber, de Simmel, ou des sociologues de l’École de Chicago au début du Xxe siècle, tous font plutôt une anthropologie des mondes contemporains.

Quels sont les thèmes qui vous intéressaient alors ?

Dans ma thèse, il y avait, disons, trois thèmes. D’abord, la question du handicap. On est à la fin des années 1970 à une époque où les sociologues ne s’y intéressent guère. La question de la psychiatrie ensuite. A l’époque, elle était énormément dénoncée, et pas seulement après les travaux de Michel Foucault. Je suis resté marqué par cette critique de la violence psychiatrique et par l’antipsychiatrie britannique. D’autant plus que Guattari et Oury travaillaient à la clinique de La Borde, à quelques dizaines de kilomètres de Tours et que nous y faisions souvent des stages. Et puis l’autre thème, c’était le corps des femmes, dans le sillage notamment de Simone de Beauvoir, mais aussi l’émergence d’une écriture « féminine » qui me touchait profondément : Annie Leclerc, Emma Santos, Hélène Cixous, etc. Après ma thèse, je me suis retrouvé « chômeur de luxe » en quelque sorte. J’avais fait une thèse très en marge de l’Université puisque pour les sciences sociales de l’époque, le corps n’était absolument pas un domaine valable de recherche. J’ai donc commencé à donner des cours dans les écoles d’infirmières, les écoles de cadres infirmiers, les écoles de travail social, j’ai fait beaucoup de formation continue. Je devais préparer en permanence des interventions sur mille sujets à la fois. Mais cela me convenait merveilleusement, j’étais assoiffé de connaissance, et ce souci est toujours en moi aujourd’hui. Bien plus tard, j’ai été nommé en 1989 à Strasbourg comme Maître de conférences, puis Professeur à Nanterre deux ans après, avant de revenir à Strasbourg dans le département de sociologie que je n’ai plus jamais quitté.

En ce qui vous concerne, vous vous définissez comme un anthropologue sensible du monde ? Quelle place occupe la phénoménologie dans votre travail ?

Toutes mes recherches, et donc tous mes livres, sont parties d’une nécessité intérieure, souvent d’une blessure intime, d’une volonté de comprendre des choses qui m’échappaient et donc d’aller au plus proche de là où l’on vit, avec le projet de toucher le cœur battant des choses. Si j’avais été un jeune homme bien dans sa peau, je n’aurais jamais travaillé sur le corps, sur les conduites à risque que j’avais traversé moi-même, je n’aurais pas travaillé non plus sur le silence par exemple, sur la voix. Si j’ai écrit sur le silence, c’est que je suis un grand silencieux même si ça ne vous apparait pas trop… En écrivant Anthropologie de la douleur, je voulais montrer que l’anthropologie pouvait aborder de front des sujets qui étaient plutôt le monopole de la médecine, et rejoindre l’expérience intime des patients. Et mon dialogue constant avec les médecins et les infirmières, les patients m’a amené ensuite à mener deux autres recherches sur la douleur.

Mon travail est fondé sur cette sensibilité à l’autre, l’étonnement d’exister, le désir de comprendre’ J’ai travaillé sans état d’âme sur les scarifications à la fin des années 1990. Quand j’en parlais, tout le monde était choqué, horrifié. On se demandait, comme autrefois pour les conduites à risque quand j’ai commencé à écrire à leur sujet, en quoi un sociologue pouvait avoir quelque chose à dire. Pour moi ces comportements n’étaient pas les plus périlleux des conduites à risque. Les scarifications sont plutôt des techniques de survie. Je me sentais extrêmement proche de ces jeunes. Un moment, je me suis même demandé pourquoi je n’avais pas fait pareil quand j’étais jeune… Finalement dans mon travail j’essaie de développer une anthropologie sensible, en prise sur ce que vivent nombre de contemporains.

À ce propos, le fait de travailler sur des sujets difficiles – les scarifications, la douleur etc. – cela s’inscrit-il dans une optique de comprendre quelque chose, d’être utile ? Est-ce qu’il y a aussi une volonté d’aider qui serait plus proche d’un objectif presque thérapeutique ?

C’est une très belle question et je crois que j’ai deux manières d’y répondre.

Avant de soutenir ma thèse, j’ai fait un voyage de « rupture » en quelque sorte au Brésil en pensant que je ne reviendrais plus jamais et que je me perdrais là-bas, en Amazonie…Une série d’épisodes m’ont décidé à rentrer et à soutenir ma thèse. À ce moment-là, je me suis dit, finalement que si je faisais un travail de sociologue, il devait avoir un impact. Je ne voulais pas être un militant, car j’avais trop souffert de ça à l’Université, avec tous ces donneurs de leçon trotskistes, maoïstes, marxistes, lacaniens, bourdieusiens qui répétaient les paroles de maitres divers. Je voyais au contraire l’anthropologie, la sociologie, la psychologie comme des formes d’ouverture au monde, des manières « d’illimiter le monde ». Plutôt qu’être un militant, c’est-à-dire, en jouant avec les mots quelqu’un qui « limite le monde », je voulais être un illimitant et montrer que le monde est toujours devant nous, que nous ne sommes jamais prisonniers d’un symptôme, d’une tragédie personnelle ou d’une situation. Nous ne cessons de nous inventer, le monde est entre nos mains en permanence. C’est pour ça que vous ne trouverez jamais ou très peu de jugements de valeur dans mes livres. Par exemple sur les scarifications, j’ai reçu d’innombrables mails et lettres de gens qui me disaient leur reconnaissance d’avoir analysé les attaques au corps sans les juger et en donnant la parole à des jeunes qui s’entaillaient. Beaucoup me disaient leur souffrance d’avoir été jugés, stigmatisés par des professionnels de la santé.


Justement, pourriez-vous développer ici vos idées sur les conduites à risques. Comment les comprendre ? Par rapport au thème de ce numéro de Carnet Psy, est ce que le fait de se confronter à la mort ou en tout cas à un risque important, est-ce une tentative de disparaître, d’aller vers l’effacement, ou au contraire de s’en éloigner et de rester en vie ?

Dans mon travail sur les conduites à risques, c’est ce que je développe surtout dans le livre En souffrance : adolescence et entrée dans la vie, je distingue plusieurs figures anthropologiques qui sont enchevêtrées.

Tout d’abord, vous avez la dimension de l’ordalie. L’ordalie c’est solliciter un tiers, la mort, pour savoir si la vie vaut la peine d’être vécue. C’est l’ancien jugement de Dieu ou des dieux. Ce sont des jeunes ou des moins jeunes qui n’ont pas reçu une reconnaissance de la part du lien social, qui se sentent toujours en porte à faux, ont l’impression qu’ils sont nuls, que leur vie n’a aucun sens. Ils interrogent une sorte de signifiant anthropologique majeur, un grand Autre, qui est un inter-dit évidemment de nos sociétés.  L’ordalie joue le tout pour le tout et implique de se livrer à une épreuve personnelle pour tester une légitimité à vivre que le jeune n’éprouve pas car le lien social a été impuissant à la lui donner, ou bien qu’il a perdu et que les efforts des autres n’ont pas rétabli.  Elle tranche dans le vif. Pour échapper à l’incertitude, le jeune cherche une réponse radicale, sans faux fuyant. En se mettant en danger, il interroge symboliquement la mort pour garantir son existence. Toutes les conduites à risque des jeunes ont une tonalité ordalique. 

Une autre figure, à mes yeux, est celle du sacrifice, abandonner la partie pour sauver le tout, payer le prix pour continuer à vivre. Le jeune élimine une part de soi pour sauver l’essentiel. Ainsi des attaques au corps ou des addictions comme la toxicomanie, l’anorexie ou l´alcoolisation. Étymologiquement sacrifice signifie sacra-facere, acte de rendre des actes ou des choses sacrées. Le sacrifice expulse hors de la vie ordinaire, le jeune bénéficie d’une transformation intérieure à proportion de la signification de ce qui est sacrifié. Il se fait mal pour avoir moins mal, s’inflige une blessure pour apaiser une souffrance.

La blancheur est une autre figure. Dans mon livre Disparaitre de soi, j’ai nommé ainsi ce désir d’effacement de soi dans la disparition des contraintes d’identité. Ne plus être le fils ou la fille, l’élève ou l’étudiant, échapper à soi, à son histoire, à son nom, à son milieu affectif. Elle traverse l’errance, l’adhésion à une secte, la « défonce » à travers l’alcool, la drogue ou d’autres produits. Recherche du coma et non plus de sensations. L’enjeu est de ne plus être soi pour ne plus être meurtri par les aspérités de son environnement. Elle est souvent un refuge, un sas pour se protéger. Volonté de devenir diaphane, de se défaire du fardeau d’être soi. On pense bien entendu aux jeunes hikikomoris japonais, mais on les rencontre désormais partout. À mes yeux, toutes les conduites à risque de nos jeunes relèvent aussi de la blancheur d’une manière ou d’une autre.

La dépendance est une autre figure anthropologique. À l’incertitude des relations, le jeune oppose le rapport régulier à un objet qui oriente totalement son existence, mais qu’il a le sentiment de maîtriser à volonté et éternellement : drogue, alcool, nourriture, scarifications, etc., grâce auxquels il décide à sa guise des états de son corps. À l’insaisissable de soi et du monde, il oppose le concret du corps. Les relations de dépendance sont une forme de contrôle exercé sur la vie quotidienne face au sentiment de ne pas avoir sa place dans le monde. Ce sont des pathologies de la liberté, le fait de ne pas supporter de devoir choisir en permanence son chemin sans orientation. Les personnes qui sont dans la dépendance ont une espèce de ligne directrice dans leur vie quotidienne qui fait que rien ne déborde. Le toxicomane consacre tout son temps à chercher où est son dealer, comment le payer, quelle sera la qualité de son produit ce jour-là ? De même, les anorexiques pensent en permanence à leur faim mais elles la jugulent avec une volonté de fer.

Dans les conduites à risque, le jeune s’agrippe à s’agrippe à son corps pour ne pas mourir, mais c’est un corps qu’il meurtrit, maltraite. Les scarifications sont exemplaires à ce propos. La douleur qu’il s’inflige est une sorte court-circuit qui le ramène au réel. La douleur consentie (« bonne ») s’oppose justement à la souffrance de vie (« mauvaise »), à un événement traumatique fondateur, inéluctablement inscrit dans l’histoire. La butée de la douleur physique délibérément infligée chasse provisoirement le chaos et donne le sentiment de toujours le contrôler. C’est notamment ce qui explique pourquoi tant d’adolescents disent que leurs incisions ne leur font pas mal. La chape de souffrance est crevée par une agression tournée contre soi, car là seulement elle est maîtrisable. La blessure établit un lien entre le passé et le présent pour affronter des événements anciens qui ne passent pas. Elle reconstitue le lien intérieur-extérieur à travers une manipulation des limites de soi. L’atteinte psychique se résorbe sur une peau ni tout à fait sienne, car le corps n’est pas accepté en ce qu’il enracine en une existence désavouée, ni tout à fait autre car il est le lieu obligé de la présence au monde. L’acte donne le sentiment de reprendre pied, de rompre avec le vertige.

Comment expliquer d’après vous que le fait qu’un adolescent porte atteinte à son corps ou parfois exprime même simplement le désir de le modifier provoque des réactions aussi fortes de la part de la société, quel que soit la modification ? C’est-à-dire pourquoi est-ce que c’est aussi insupportable ?

Alors une réponse sociologique d’abord. À partir du milieu des années 1980, nos sociétés entrent dans un contexte d’individualisation grandissante. On se sent de plus en plus des individus détachés de l’ensemble social, c’est-à-dire libres de ses choix sans tutelles pour dire : » Tu es de tel milieu social, de tel région, tu dois maintenant vivre en fonction des valeurs, des significations qui sont celles de ton groupe ». Certes les pesanteurs sociologiques existent toujours, mais le sentiment de soi se modifie à l’intérieur de la trame sociale, on se sent un parmi les autres et non plus immergé comme auparavant dans une culture de classe, régionale, locale, etc. L’individualisation du sens lié à la croissance de l’individualisme libéral aboutit couramment à une volonté d’individualiser son corps, de le singulariser, parfois de façon radicale, en allant au plus proche de son désir : se construire un corps à soi, pour soi, « unique » dans sa forme, son apparence, ses performances. Une formidable marchandisation du corps accompagne ce processus. Nos sociétés connaissent aujourd’hui une inflation des pratiques et des discours autour d’un corps devenu matière première de la fabrique de soi. La mondialisation ajoute sa dimension propre en multipliant les modèles et en alimentant le métissage des représentations ou des pratiques, ou leur développement hors de leurs lieux d’origine. Une intelligence du corps et de ses représentations implique de penser la pluralité des mondes contemporains, leur coexistence, leurs affrontements, leurs différences. Le corps est aujourd’hui plus que jamais écrit au pluriel, il est morcelé en une myriade d’images qui appellent l’énumération de modèles souvent provisoires qui s’apparient ou se distinguent, dans un mouvement sans fin. Volonté d’autogénération qui alimente souvent dans le langage ordinaire le cliché de l’individu affirmant avec fierté qu’il s’est « réapproprié » son corps, grâce à un piercing ou un tatouage, à un régime alimentaire ou une opération de chirurgie esthétique. Sans un travail sur soi le corps est indigne, il ne porte pas encore le sceau de son individualisation.

Les conduites à risque commencent à exploser sociologiquement à cette période où il faut se mettre au monde soi-même dans un contexte de désinstitutionalisation de la famille et des anciens modèles d’appartenance. Les souffrances adolescentes sont les symptômes d’une transformation profonde du lien social, et notamment d’une crise majeure de la transmission. Elles troublent profondément car elles sont aussi perçues comme des critiques sur la valeur du lien social. Ce sont également des jeunes dont le fantasme social est qu’ils ont tout l’avenir devant eux et qui pourtant s’abiment ainsi et hypothèquent leur vie à venir. Le comble est sans doute ce qui se joue dans les scarifications où l’on pressent une métaphore de la mort, avec le sang qui coule. Or, dans les représentations sociales une femme ne doit jamais « déborder ». Autant l’homme le fait avec ses grands éclats de rire, non seulement au plan sexuel mais dans ses attitudes, autant une femme doit veiller à ses frontières, ne pas s’ouvrir. Double transgression : porter la main sur soi en faisant couler le sang, blesser un corps de femme. Les attaques au corps sont nettement plus féminines que masculines.

DISPARAITRE DE SOI

De même, pourriez-vous revenir sur cette tendance de société à la disparition de soi, comment comprendre son émergence ?

Ce thème de « La disparition de soi » est plutôt inhérent à l’individualisation du lien social. Un certain nombre d’hommes ou de femmes ne se reconnaissent pas dans leur condition, leur famille, leur milieu et ils rêvent d’un autre monde. Dans la littérature, c’est un thème qui apparaît surtout au début du XXe siècle, à un moment où l’individualisation se cristallise. Il y a un exode rural considérable, une urbanisation qui commence et ce thème de l’aspiration à l’absence surgit chez de grands écrivains comme Pirandello, Pessoa, Simenon, dont le livre La fuite de Monsieur Monde est révélateur de cette lassitude d’être soi. Simenon décrit la fuite d’un industriel qui ne se reconnait pas dans sa famille, son épouse et son fils ne cessent de le décevoir, et il découvre que malgré sa réussite sociale sa vie n’est pas à la hauteur des attentes qu’il en avait eu. Il va dans une gare et prend le premier train qui passe. Une des littératures les plus puissantes d’aujourd’hui est centrée autour de cette volonté d’absence. Regardez Henry Michaux, Beckett, plus récemment P. Auster, C. McCarthy, Murakami, tellement d’autres, et le cinéma prolonge cette tentation de se défaire de soi. J’en parle plus en profondeur dans Disparaitre de soi. Tous ses écrivains ou cinéastes décrivent des hommes ou des femmes qui avancent sans trop savoir où aller ou qui veulent changer d’identité, partir sans laisser d’adresse. Par procuration, nous nous retrouvons dans ces personnages de fiction, ce sont nos doubles rêvés. Plus on avance vers le monde d’aujourd’hui et plus s’étend en effet cette espèce d’Océan de la disparition de soi, plus ses formes se diversifient, et cela touche profondément nos adolescents. L’ampleur sociale du phénomène des hikikomoris l’atteste, cette sorte de grève de l’existence, cette mise à distance d’un monde qui meurtrit.

La tendance à disparaitre de soi renvoie-t-elle à un mouvement dépressif, celui qui exprime une forme de lassitude ou de « fatigue d’être soi » ou contient-elle plutôt une forme de créativité, de bienfaits du retrait ?

Votre question est immense parce qu’il y a d’innombrables manières de disparaitre de soi. Regardez les personnes âgées qui entrent dans Alzheimer, à un moment donné, il y a comme un épuisement de vivre, on a tout donné, il n’y a plus d’horizon de sens devant soi. Plutôt que de se tuer, on lâche prise. On néglige sa mémoire, et donc son ancrage au monde. Les situations décrites sous le terme vague d’Alzheimer doivent être abordées du côté des sciences sociales et de la psychologie. Des médecins comme Jean Maisondieu ou Louis Ploton par exemple en ont été des pionniers. Il est important de ne pas laisser ces troubles entre les mains d’une médecine fondée uniquement sur l’organisme, pour considérer à l’inverse la singularité de chaque sujet. C’est ce que j’ai essayé de faire aussi à propos de la douleur à une époque où il y avait quasiment aucun discours des sciences humaines et sociale à son sujet comme si c’était uniquement un phénomène organique. Non c’est notre histoire de vie qui est mise à mal dans ces moments-là et c’est ça qu’il faut interroger avec les outils des sciences humaines.

Mais la disparition de soi concerne aussi des gens qui ont une vie sociale ordinaire et qui, du jour au lendemain, ne rentrent plus chez eux, dont on n’entend plus jamais parler. Ils ont envie de rompre avec leur existence passée, ils cèdent au désir de relancer les dés, de se reconstruire ailleurs. Ils sont moins dans une quête d’absence que dans une volonté de supprimer toutes leurs anciennes responsabilités sociales, familiales, amicales, etc.

En revanche dans beaucoup d’autres comportements de disparition de soi, il y a une quête de disparition de soi. Parfois c’est un mélange où à la fois, on est dans l’absence tout en restant là. J’en donne des exemples dans Disparaitre de soi, je pense que bien des familles connaissent ce genre de situation. Ils continuent à exister plus ou moins avec les autres, mais a minima.    Disparaître de soi, c’est une manière de lâcher prise, de ne plus s’accrocher à un monde qui nous balaye dans tous les sens ou en qui on ne se reconnait plus. Certes, il s’agit parfois de moments où la personne se reconstruit, une sorte de pause, avant de revenir affronter le monde qui l’entoure. Je pense que les conduites à risque de nos jeunes dans l’immense majorité des cas y ressemblent : il y a bien une disparition de soi, souvent d’ailleurs très brève, mais ce n’est pas pour ne jamais revenir, c’est plutôt un détour pour être de nouveau présent au monde.

Sur ce sujet comme d’autres, je crois qu’il y a beaucoup d’ambivalence. Toute généralisation est une violence opérée sur le réel. Il faut faire l’éloge des nuances, des multiples exceptions, rappelez inlassablement l’infinie complexité du monde, et gardez en tête qu’aucune formule psychologique ou sociologique ou anthropologique n’arrive jamais à bout de la totalité des significations des comportements. Il faut savoir cheminer avec les questions et se méfier toujours des réponses.

Propos recueillis par Adrien Cascarino et Kevin Hiridjee