Il y a quelques mois, le Bulletin de l’Ordre des médecins 1 a illustré un dossier intitulé « Maltraitance en établissement : les personnes âgées requièrent votre affection » par une photo montrant une soignante radieuse, le bras passé au cou d’une vieille femme esquissant un sourire en direction de l’objectif. Il l’a reproduite le mois suivant dans un encadré intitulé Erratum avec le commentaire suivant : « Cette photo montre une femme âgée visiblement bien accompagnée et bien prise en charge par une aide-soignante. Nous avons ainsi voulu prendre le contre-pied de cette problématique douloureuse en publiant une image emblématique d’une situation de bientraitance, dans le respect des personnes photographiées. Toutefois, ce parti-pris n’était pas explicite et n’a pas été compris par nos lecteurs. Toutes nos excuses aux personnes intéressées pour cette utilisation erronée de leur photographie. » 2.
Comment ne pas penser que des soignants n’ont pas supporté ce rapprochement de la bientraitance et de la maltraitance ? Alors que l’usage est de les renvoyer dos à dos, la juxtaposition d’un mot et d’une image aussi contradictoires laisse en effet deviner l’existence possible d’un lien entre l’une et l’autre. La maltraitance se définit comme l’ensemble des comportements et des attitudes portant atteinte à l’intégrité physique et psychique, aux droits fondamentaux et à la dignité de la personne. Nous traiterons ici des maltraitances en établissement. Estimant cette question déjà largement documentée, nous voulons attirer ici l’attention sur les limites d’une prévention de la maltraitance qui se bornerait à diagnostiquer et proscrire une série de conduites ou d’omissions, sans essayer de comprendre les mécanismes psychologiques sous-jacents à la maltraitance soignante, entendue comme la violence pas seulement exercée mais aussi subie par les soignants.
Trois situations en E.H.P.A.D.
Ne pas brosser quotidiennement les dents ou les dentiers des résidents est sans conteste une faute assimilable à une maltraitance. Quelle aide-soignante manquerait-elle de le faire pour ses enfants ? Mais ce qui est plaisant avec un tout petit rebute lorsqu’il s’agit des dents d’une personne susceptible de vous mordre. Le fait qu’un résident ne se soit jamais livré à ce genre de violence et que les morsures surviennent rarement dans cette circonstance n’y change rien, à partir du moment où pénétrer dans la bouche de quelqu’un rappelle les morsures subies par des collègues. Voilà une prescription qui respecte la personne mais peut s’assimiler à une violence faite au résident et à soi-même, a fortiori s’il s’y ajoute une relation infantilisante.
Une aide-soignante surprise à tutoyer un résident pendant sa toilette, s’explique ainsi : elle sait fort bien que le service le défend mais Monsieur T. est toujours difficile au lever et c’est le seul moyen de s’assurer qu’il soit docile. Un souci que l’on comprend lorsqu’on connaît le nombre des résidents posant ce type de problème. Compris comme une manœuvre de séduction, ce comportement tombe évidemment sous le coup d’un des interdits majeurs des soins, sans qu’il soit nécessaire ni souhaitable d’expliciter les tabous qu’il transgresse. Mais dans la mesure où cette interprétation dans le registre sexuel ignore la violence du soin, le rappel de l’interdit risque de ne pas apaiser l’angoisse de l’aide-soignante et de fragiliser encore davantage ses assises narcissiques professionnelles.
En dépit des nombreuses recherches-actions conduites depuis vingt ans dans les établissements gériatriques, la contention s’y pratique toujours. Or la loi et pas seulement l’éthique considèrent la liberté individuelle d’aller et venir comme un droit imprescriptible. L’application de la contention, sous quelque forme que ce soit, est un des motifs les plus fréquents de dissension au sein d’une équipe, au point qu’il lui faut investir une grande quantité d’énergie pour restaurer, au cas par cas, son unité perdue autour d’une attitude commune. Le fait qu’en dépit de la diffusion des bonnes pratiques et des règles de la bientraitance, une équipe se divise encore sur la valeur d’une contention, montre que ses membres n’ont pas le même rapport à la violence, à la haine et à l’agressivité s’exprimant dans les soins.
La violence envers le soignant
R. Deplanque 3 répartit les sources de la violence des soins gériatriques entre des facteurs individuels (notamment la peur des soignants devant la mort inéluctable, les conduisant à l’indifférence ou au rejet), des facteurs structurels (défaut de valorisation et de reconnaissance du métier, surcharge de travail, incompétence professionnelle) et les effets de la relation de dépendance (soumission des patients aux soignants, loi du silence s’appliquant à tous les échelons de l’équipe, des stagiaires aux cadres). Elle conclut : « Tendre à l’acceptation inconditionnelle d’autrui uniquement parce qu’il est un être humain est sans aucun doute une tâche difficile ».
Ce constat tellement plus authentique que certains rejetons angéliques de l’empathie, rappelle qu’une certaine violence fait partie du soin. Si la violence envers autrui est évidemment condamnable, il faut en distinguer celle que Bergeret 4 a nommée fondamentale, en l’assimilant à un dynamisme auto-conservateur et auto-protecteur présent d’un bout à l’autre de l’existence et activé par toutes les situations de dépendance vitale. Pré-génitale et pré-ambivalente, placée en deçà de la conflictualité oedipienne et non soumise à l’intrication pulsionnelle liant l’amour et la haine dans l’agressivité, elle n’est ni bonne ni mauvaise mais simplement nécessaire à la vie et à la survie.
La vie en collectivité gériatrique illustre bien « la loi élémentaire et vitale du lui ou moi » énoncée par Bergeret. Mais chez le sujet dément, l’instinct de conservation s’exprime aussi sous la forme de l’identité adhésive que Bick, citée par Haag 5 définit ainsi : « C’est combattre et survivre, et le seul moyen pour survivre à ce premier niveau est de coller, d’adhérer, et c’est là que vous acquérez une identité, si vous collez (…) Vous devez être la sangsue, vous devez être le genre d’animal qui ne peut pas être par lui-même, vous devez coller… » Non seulement cet agrippement, faisant du toucher une nécessité vitale, brise les tabous mais le soignant qui n’y est pas préparé le ressent comme une violence envers son identité professionnelle et personnelle, redoutant que le résident reste collé à sa peau ou s’effondre s’il l’en décolle.
Le risque est qu’il se bloque dans une attitude auto-conservatrice incompatible avec l’existence de l’autre et, par conséquent, avec le soin. L’impossibilité d’intégrer cette violence de survie à la libido et à l’agressivité crée des situations d’insécurité dramatiques, dont l’équipe ne peut sortir qu’en surinvestissant tout ce qui garantit sa bientraitance. C’est alors qu’au fond, la division entre maltraitance et bientraitance fait le plus violence au soignant, parce qu’elle lui demande cette tâche impossible de soigner en se séparant d’une partie de soi qui est justement celle qui assure son auto-conservation. Dans la perspective winnicottienne de la paradoxalité des soins maternels, ce déni est symptomatique de l’impossibilité d’établir ou de maintenir l’aire d’illusion dans laquelle la qualité bien ou mal traitante d’un soin reste indécidable. Ce que nous disons, à cet égard, du collage s’applique également à la régression et de manière plus générale, à la dépendance caractérisant la vie en E.H.P.A.D.
Le traitement collectif de la violence
Nous aborderons la dimension collective de l’antagoniste matraitance-bientraitance sur la base des prescriptions, interdits et défenses qu’il fait peser sur les équipes. Leur encadrement par des qualiticiens ne les empêche pas de fonctionner encore à bien des niveaux dans l’irrationnel. C. Sellenet 6 a montré comment, dans le domaine familial, la bientraitance reste « une illusion nécessaire » poussant vers l’amélioration de pratiques mais soumise aux idéologies concernant la famille et l’enfant. Sa question « Peut-on être bientraitant contre la volonté de l’autre ? » s’applique parfaitement aux soins gériatrique. N’oublions pas que les recommandations, même validées par les instances scientifiques les plus hautes, restent des initiatives humaines, ce qui ne retire rien à leur valeur mais légitime qu’on puisse les soumettre à l’analyse.
Depuis Totem et Tabou (Freud, 1964) nous savons que lorsqu’un groupe impose à ses membres des interdits, ces derniers reposent toujours sur un désir. Le fait que l’équipe soignante respecte des restrictions, des limitations, ne renvoie pas seulement à la bientraitance mais aussi à l’interdit : celui du contact que transgresse la toilette ou celui du vieillard sacré et impur, tel Œdipe arrivant dans le bois de Colone. Or les soignants sont en permanence exposés au risque de transgressions qui, pour être d’un autre ordre que l’instinct individuel de survie, n’en sont pas moins déterminantes sur le plan individuel et collectif. D’où ce paradoxe, d’une autre nature que le précédent, qu’une équipe garde le silence sur une maltraitance mais sacrifie au rituel collectif de l’auto-évaluation, c’est-à-dire de l’auto-contrôle. La bientraitance est censée souder le groupe mais en réalité, il suffit qu’un soignant ait chez lui un parent âgé dépendant pour qu’il se sente étranger à l’équipe.
En groupe de paroles ou d’analyse de la pratique, le psychanalyste est à l’écoute de l’ensemble des dynamiques intervenant dans la maltraitance et la violence des soins. Il doit littéralement tout prendre sans rien écarter, au lieu de se focaliser sur le sens d’un geste ou d’une parole, comme l’équipe peut l’induire à le faire. Apprécier la part revenant dans une situation donnée à la violence fondamentale et à l’agressivité revient à pratiquer la double écoute d’une part du narcissisme et des fantasmes d’omnipotence des soignants et d’autre part de leur rapport aux interdits organisant la réalité extérieure qu’ils partagent.
Références
1. « Maltraitance en établissement : les personnes âgées requièrent votre attention », Médecins, n° 28, 2013, 22-27.
2. Erratum, Médecins, n°29, 2013, 31.
3. Deplanque R, « Management et bienveillance dans les soins : quelle stratégie ? » Gestion Hospitalière, 1999, 179-185.
4. Bergeret J, La violence fondamentale, Dunod, 1984.
5. Haag G., « Adhésivité, identité adhésive, identification adhésive », Gruppo, n° 2, 1986 : 110-116.
6. Sellenet C., « La bientraitance des familles. Une question de droits et de devoirs ? » Le Journal des psychologues, n° 203, 2002-2003, 9-13.