Pouvoir débattre de la psychanalyse et de ses limites en matière de système psychopathologique et/ou de réussite thérapeutique est une des possibilités offerte par le débat démocratique. A condition de le faire de façon informée et rigoureuse. Mais profiter de son aura médiatique pour en abuser et transformer le toujours nécessaire débat en caricature est une lâcheté. Et la démocratie actuelle, ravagée par sa dérive médiatique simplificatrice n’a pas besoin de ce coup de pied de l’âne.
Si je me permets de prendre part au débat, c’est parce que certains oublient avec une désinvolture étrange, les progrès que la psychanalyse freudienne a permis de réaliser dans un monde étrange lui aussi, celui de la maladie mentale. Alors que les avancées de la réflexion de Pinel et Pussin avaient abouti à la création d’asiles départementaux à une époque de sinistre mémoire au cours de laquelle les fous étaient enchaînés dans les culs de basse fosse des prisons, les limites du grand renfermement avaient été vite trouvées dans ces lieux dédiés aux malades mentaux. En effet, rassembler des patients dans des services psychiatriques fermés pour les aider à retrouver le sens de leur existence en appui sur le soutien du « traitement moral » tel qu’il avait été envisagé par Pinel, sauf à bénéficier de « soignants » disposant de grandes qualités relationnelles, aboutit de façon quasi mécanique à organiser ce que Tosquelles appellera le « contre-transfert institutionnel » sur le mode de l’évitement et plus avant de la répression.
Et toute l’évolution du XIXème siècle n’y aurait rien fait si Freud, avec sa métaphore du cristal n’avait permis d’en changer le vertex pour examiner les conditions présidant à la psychopathologie dès le début du XXème siècle, engageant dès lors la psychiatrie sur une voie radicalement différente, celle qui consiste à considérer le malade mental comme un frère en déshérence, capable de s’appuyer sur ses propres ressources et sur celles de sa communauté d’appartenance pour changer de trajectoire destinéale. La relation thérapeutique avec les patients, conceptualisée par Freud sous le terme de « relation transférentielle », leur offrait dès lors une possibilité de modifier en profondeur leur existence tragique. Mais si Freud théorise ces points de vue éminemment dignes d’intérêts pour les personnes névrosées dès le début du vingtième siècle, il va falloir attendre la fin de la deuxième guerre mondiale pour que des psychiatres, Tosquelles, Daumézon, Bonnafé et d’autres, ayant intériorisé de telles notions, puissent les proposer au pouvoir d’Etat pour les mettre en pratique, et notamment au service des personnes psychotiques.
Une nouvelle métapsychologie originée dans les analyses psychopathologiques effectuées avec les personnes psychotiques allait modifier en profondeur les dispositifs susceptibles de rendre possible leurs prises en charge, et cela à deux niveaux complémentaires : rendre vivables pour des humains les espaces dévolus aux patients dans les services de psychiatrie et changer radicalement le mode de rencontre entre le patient souffrant psychiquement et l’équipe chargée de l’accueillir et éventuellement de le soigner. Le premier niveau a consisté à amener les soignants et les patients à participer à l’organisation d’une vie collective pour sortir de leur inactivité légendaire, et ainsi se mettre en chemin vers une sortie des processus d’aliénation-dépendance consubstantiels à l’asile d’avant Freud.
Ce travail psychiatrique spécifique engagé par Tosquelles et ses collègues de Saint-Alban, que les historiens de la psychiatrie appellent depuis 1952, à la suite de Daumézon et Koechlin, la psychothérapie institutionnelle, a permis de créer un nouveau fonctionnement dans les services de psychiatrie, basé sur d’autres rapports humains que les seuls rapports hiérarchiques, de fonder des clubs thérapeutiques, de développer des activités culturelles, et finalement d’amener les équipes soignantes à penser les conditions de la psychothérapie des personnes psychotiques autour des constellations transférentielles, structures institutionnelles pouvant rendre compte de transferts dissociés et les traiter en conséquence. Des formations à la psychopathologie étaient entreprises pour les membres de l’équipe soignante, quels que soient leurs statuts professionnels, des groupes de supervision étaient mis en place, des fonctionnements d’équipes, notamment le concept et la pratique de réunion, étaient introduits et ce qui paraît aujourd’hui une évidence pour les psychistes contemporains était expérimenté dans le monde de la psychiatrie asilaire comme autant d’opérateurs de révolutions à venir. Cette acculturation des équipes soignantes a permis au second niveau de voir le jour en appui sur des textes réglementaires issus de pratiques entamées dès avant la fin de la deuxième guerre mondiale.
La psychiatrie de secteur (circulaire du 15 Mars 1960), vraie révolution de la psychiatrie du siècle dernier, n’est que la condition de possibilité de la transposition sous le terme de « continuité des soins » de la relation transférentielle freudienne dans un dispositif permettant d’accompagner tout au long de leur vie, si nécessaire, les patients présentant des troubles psychiques graves. Mais pour que la doctrine du secteur psychiatrique puisse rendre les services que l’on attendait de sa mise en place, il semblait nécessaire de « l’habiter » de telle sorte que les conditions de vie quotidienne proposées aux patients soient acceptables. Or, on oublie souvent que c’est cette théoricopratique qui a permis de transformer radicalement les asiles en soignant les patients dans la cité, quitte à, dans certains cas, proposer une hospitalisation en psychiatrie.
Je prétends que c’est Freud et ses successeurs au rang desquels je place les fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, qui ont, ensemble et à distance dans le temps, permis cette évolution formidable, en modifiant profondément les esprits des soignants.
Si aujourd’hui ces avancées sont ridiculisées à grands traits par certains « intellectuels » comme Michel Onfray, qui se pare à vil prix des atours de la vérité post-nietzschéenne- ainsi parlait Onfray-, ils contribuent à rendre le retour de la psychiatrie sécuritaire plus prégnant que jamais. En effet, c’est par la casse de cette psychiatrie à visage humain telle que la psychiatrie de secteur l’a promue, que la psychiatrie du XIXème siècle revient pour enfermer les fous qui ne peuvent être que dangereux, alors qu’ils sont moins dangereux que la moyenne des citoyens et, oh combien ! plus vulnérables aux prédateurs délinquants. Or c’est précisément Freud qui avait grandement contribué à changer cette idée de la folie pour en faire un drame humain parmi d’autres, et à redonner espoir à ceux qu’elle concerne soit directement dans leur chair, soit en tant que professionnel de la psychiatrie.
Parce que je suis pédopsychiatre, j’ajoute que la pensée freudienne, approfondie par ses élèves, Melanie Klein, Anna Freud, et beaucoup d’autres en ce qui concerne les enfants, est ce qui permet de faire face aux seules prescriptions médicamenteuses et autres pratiques éducativo-comportementales qui sont aujourd’hui devenues la tendance dominante des pratiques pédopsychiatriques. Une prescription médicamenteuse ne doit se faire, quand elle est nécessaire, ce qui est rarement le cas en pédopsychiatrie, que dans un cadre adjuvant par rapport à la psychothérapie, voire la facilitant. Et les psychothérapies d’inspiration freudiennes sont, à ma connaissance, celles qui sont suivies d’effets lorsqu’elles sont pratiquées dans de bonnes conditions, c’est-à-dire par des gens formés et ouverts aux autres dimensions de la souffrance psychique des enfants, aussi bien aux aspects anthropologiques que socioéconomiques.
Tirer sur le pianiste freudien par provocation et pour le seul plaisir de l’esthète mélancolique est une ânerie, en provenance du même âne que celui qui donne des coups de pied. Mais le faire en oubliant que les livres de Freud ont été brûlés par les nazis, est non seulement de la désinformation de bas étage, elle est un effort de plus en faveur de la déconstruction de la pensée complexe. Et là nous avons à faire à un champion.