Bernard Duplan, doctorant Lyon 2
Dans le contexte de ce colloque aux intervenants si polyglottes, j’ai souhaité intituler cet hommage « Gesell und Meister », signifiant en allemand « maître et compagnon ». Vous me donnez l’immense honneur de venir évoquer ici devant cette assemblée si reconnaissante à votre égard une facette peut être moins connue de vos activités universitaires, et pourtant non des moindres : votre séminaire de recherche, que vous animez depuis maintenant plus de vingt-cinq ans, pendant lesquels vous avez accueilli des dizaines de psychologues dans le cadre de leur Master puis de leur Doctorat en psychopathologie clinique, et avec qui vous avez partagé le même désir de recherche.
Mais en quoi votre séminaire fonctionne t-il comme un attracteur, pour reprendre l’une de vos expressions favorites ? Je ne reviendrai pas ici à l’essence même de l’originalité et à la richesse de vos travaux que vous nous avez transmises dans ce cadre de recherche. Je souhaiterais plutôt témoigner, dans ce lieu et ce moment privilégié, de vos modalités de transmission de cette originalité et de cette richesse. Témoigner des conditions de compagnonnage auprès de vous, en mon nom propre, mais aussi au nom de mes compagnons de recherche de votre séminaire.
Pour paraphraser Georges Perec, évoquant son analyse avec Pontalis, il me serait possible de dire : il n’y a pas eu un avant et un après ; il y a un présent de votre séminaire, un ici et maintenant qui a commencé, qui a duré, qui est en train de s’achever pour chacun de vos doctorants successifs. Je pourrais tout aussi bien dire un temps de fréquentation de votre séminaire qui a mis des années à commencer, ou qui s’est achevé pendant des années. Il n’y a eu ni début ni fin. Bien avant la première séance, ce séminaire avait déjà commencé pour chacun d’entre nous, ne serait-ce que par la maturation de la décision de venir penser et travailler avec vous, chez vous. Car il s’agit bien de venir travailler chez vous. Participer à votre séminaire, c’est tout d’abord une invitation à être admis une fois par mois dans votre intérieur, dans l’intérieur de votre cabinet de psychanalyste, dans la bibliothèque attenante à la pièce où vous accueillez au quotidien sur votre divan d’autres souffrances que celles de ces psychologues en mal de sublimation, aux prises avec leur clinique ou bien avec leurs pulsions épistémophiliques ? Cet accueil dans votre propre cabinet durant des années s’est poursuivi dans des lieux institutionnels aussi symboliques que l’ORSPERE à l’hôpital du Vinatier ou à l’ITTAC de Villeurbanne, lieux de pratique et de soins où sont accueillies pendant la journée des personnes en situation de grande souffrance et de précarité. Comment comprendre cette proximité entre lieu de recherche et lieux de préoccupation de la souffrance humaine ? Je retrouve ici votre préoccupation de ne pouvoir penser, de ne théoriser qu’à partir de la réalité clinique actuelle. Celle-ci est ancrée pour chacun de vos doctorants dans une pratique éprouvée et souvent éprouvante, institutionnelle ou libérale, auprès de sujets souffrant des innombrables modalités de la vulnérabilité physique, psychique, sociale que la vie leur a réservée. Ce thème vous est cher. Il mérite d’être souligné, car il est transversal dans tous les travaux que vous avez accepté d’accompagner. Mais quand je parle d’une invitation à être admis dans votre intérieur, il s’agit en même temps d’une invitation à être accueilli dans l’intérieur de votre pensée, dans un intérêt, un plaisir et une assiduité partagés. Les liens entre séminaire et sacerdoce ne seraient-ils pas loin ? J’ai plutôt en tête à ce propos un soir d’hiver où, ne pouvant sans doute me défaire de mes préoccupations de médecin, je m’inquiétais de votre état grippal : « Il en faudrait bien plus pour m’empêcher de venir penser avec vous », m’aviez vous répondu d’un ton ferme. J’étais rassuré, votre pensée n’était pas grippée ! !
Chacun de vos séminaires débute par un accueil toujours bien tempéré, avec quelques informations sur la vie universitaire du moment, les congrès et colloques à venir. Le travail est alors lancé pour trois heures que l’on ne voit pas passer. Votre écoute reste un long moment silencieuse, aussi préoccupée que bienveillante à l’égard du doctorant qui présente à ce dispositif groupal l’avancement de sa recherche, à des stades variables de son élaboration, à des degrés divers de sa perplexité, avant que vous ne l’interrompiez par : « un petit détail si vous le voulez bien ». Cette césure marque alors le début de vos remarques, reprises et relances épistémologiques, dans une incitation à ouvrir le jeu du savoir, du oser savoir, du oser penser ce savoir, dans une ouverture épistémologique apparemment infinie, au delà des enfermements conceptuels taxonomiques et en vous démarquant des querelles entre chapelles psychanalytiques. Je souhaite vous dire à présent que, venant du monde médical, je vous ai toujours considéré durant ces années de recherche avec les patients douloureux chroniques, à la fois comme un psychanalyste généraliste, tel que vous vous définissez, mais aussi comme un analyste préoccupé par la question du corps, du corps en mouvement, dans une préoccupation de sa dynamique à la fois interne et externe et dans ses interactions sociales. Je vous exprime ici ma profonde gratitude de m’avoir guidé dans ces régions pour moi inconnues de la pensée, mais aussi au nom des nombreux patients dont vous m’avez aidé à penser la souffrance.
Claudia Infurchia, docteur Lyon 2
C’est la pensée winnicottienne qui me guide pour vous dire comment j’ai ressenti votre direction doctorale. A mon sens votre manière d’accompagner vos doctorants est liée à une attention importante accordée aux processus de pensée de chacun d’entre eux. Toute forme de pensée est accueillie par vous qu’elle se présente au travers d’un maniement aisé de la parole ou qu’elle se présente sous des modalités plus infiltrées d’observation et d’impressions non nécessairement portées par un langage très élaboré. Ainsi m’est-il revenu en mémoire ce propos de Winnicott concernant ses propres modalités d’écoute. Il écrit en substance qu’un thérapeute ne doit pas se hâter de donner un sens à ce qui de l’autre se présente de manière inorganisée, car ce procédé viendrait interrompre une élaboration en cours et n’aboutirait qu’à une construction défensive. Pour lui, accueillir l’expressivité d’un patient relevait d’un soutien à l’organisation de sa pensée dans le respect de sa temporalité propre1. Cette modalité est au cœur de votre direction. Une capacité en certaines situations, à reprendre avec nous, nos embryons de pensées, et vous de réfléchir à partir de votre cadre interne psychanalytique, sur la base de nos matériaux, à comment construire un objet qui soit bien le reflet de notre propre production.
Sans nul doute ma thèse a été dirigée par un psychanalyste. Point de forçage, mais des propositions, un accompagnement vers des chemins, où, en certaines étapes, un champ indéfini s’ouvre, mettant le doctorant et le directeur de thèse dans une situation où le savoir n’est plus un objet préexistant procurant des certitudes et de l’assurance, mais un objet qui se forme et se transforme au fil d’avancées mouvantes et éprouvantes. Ainsi, concernant l’exposé clinique de mes situations, et face à mon désarroi occasionné par ces enfants si particuliers que sont les enfants IMC, vous avez renoncé à vos interprétations psychanalytiques. Vous aviez compris avant moi que je me heurtais à une limite épistémologique provoquant un arrêt dans mon désir de recherche concernant les apprentissages chez ces enfants. Vous avez accepté, vous le psychiste, qu’une doctorante de votre séminaire mette momentanément la psychanalyse entre parenthèses pour se tourner vers un objet aussi étranger à la psychanalyse qu’est le fonctionnement cérébral. Le Sapere aude (Ose savoir) d’Horace, illustration du siècle des Lumières selon Kant, nous réunit ce jour, B. Duplan, A. Pichon, J. Jung et moi-même, pour témoigner comment votre audace de pensée a suscité la nôtre en retour. Ce fut pour moi, celle de créer des correspondances entre neuro-sciences et psychanalyse. L’une des plus attractives de ces correspondances est celle issue de l’expérience clinique de Freud, l’appareil psychique fonctionne sur2. Cette activité est opérante « avant même le langage » et « peut susciter (…) des capacités “prémétaphoriques” », c’est-à-dire des aptitudes analogiques reposant sur l’associativité. Ces aptitudes sont ensuite, par le fait du développement, traduites dans le langage. Le « sélectionnisme », système opérant duquel procède l’associativité, est pour G. Edelman la base même de la créativité. La logique viendrait modérer les produits issus de cette dynamique3. Je ne peux que saluer au passage, le dynamisme de votre créativité, suscitant en retour celle de vos doctorants, et en tant que clinicienne, aller bien sûr dans le sens de la mise en place de tout dispositif venant favoriser et soutenir les systèmes propres au fonctionnement de l’existence humaine, c’est-à-dire, permettant au sujet de mettre en représentation, de symboliser, par œuvre créatrice, son histoire, afin que cette histoire puisse continuer de s’éprouver, se parler et se partager avec un autre, des autres. Mon travail de thèse mettant en perspective un jeu possible de correspondances entre neuro-sciences et psychanalyse, m’a permis de découvrir que fonctionnement cérébral et fonctionnement psychique peuvent se décliner l’un et l’autre au travers de l’étude de la formation de la conscience dont l’origine est la perception au contact de l’environnement. Il n’y a pas, à proprement parler, de théorie de l’objet dans les neurosciences, mais il suffit d’apprécier la teneur de certains propos dans cette épistémologie, pour se rendre compte de l’importance qui lui est accordée. Ainsi, A. Prochiantz, écrit que de fait, l’homme situé dans le creuset des interactions, échappe à la nature, échappe au déterminisme génétique, il est « anature »4. Des processus épigénétiques sont en cours tout au long de l’existence, certains « gènes de développement » ne produisent pas une fixité irrémédiable des conduites humaines, mais au contraire, une transformation, une expression autres dans le jeu des interactions entre cerveau et environnement.
Cher M. Roussillon, la qualité de votre réflexivité m’a soutenue dans ce travail associatif entre neuro-sciences et psychanalyse, je vous adresse mes remerciements pour m’avoir entendue mais aussi pour m’avoir donné de m’entendre.
La mémoire entre neurosciences et psychanalyse, Erès, 2014.
Johann Jung, docteur Lyon 2
Il est toujours très difficile d’expliciter comment la pensée se construit, comment une thèse prend forme, et comment elle s’édifie. Il y a là un point aveugle, une énigme à l’œuvre qui anime en même temps la démarche de tout travail de recherche et qui renvoie à la scène de sa propre conception. Comme vous l’avez souvent dit, on ne peut pas sauter par-dessus son ombre. Le processus de recherche produit ses propres limites, il ne peut être transparent à lui-même, son origine est indécidable. Pour autant, parmi les nombreux axes sur lesquels une recherche s’appuie, il en est un autour duquel il s’organise : l’expérience du séminaire de recherche. Vous rappelez à cet égard qu’une recherche est toujours une recherche entre deux recherches, que celle-ci s’enracine dans le terreau fertile de celles qui l’ont précédée, dans la filiation des auteurs qui ont apporté leur pierre à l’édifice psychanalytique et métapsychologique, et qu’elle ne prend sens véritablement que dans les prolongements qu’elle rend possible.
Mais dans le cas du séminaire de recherche de René Roussillon, il y a un autre aspect qui m’apparaît fondamental. L’idée que chaque recherche réinvente les fondements sur lesquels elle s’appuie, s’approprie les enjeux qui la déterminent au cœur de son processus. Non pas pour s’en affranchir et s’en libérer, mais pour les transformer et en produire quelque chose de nouveau. Je me souviens à ce propos de cette phrase que vous avez prononcée au cours d’un séminaire : « Ne vous contentez pas d’être des chercheurs, soyez des explorateurs ! » En ce sens, le titre de notre intervention : « Ose savoir ou ose penser ! », me paraît évoquer avec force la philosophie du séminaire. Cette expérience de la pensée, je la qualifierais volontiers comme la capacité à se déprendre de ses présupposés comme de ses attentes, mais aussi à opérer dans son mouvement même, un pas de côté, un mouvement de recul, un mouvement réflexif. J’ai eu la chance de participer pendant des années à ce séminaire, et j’en garde aujourd’hui le souvenir vivace d’une aventure de pensée confrontée à l’altérité parfois radicale des terrains cliniques les plus arides. Le séminaire prend ici tout son sens dans l’idée même de semer des pensées, de baliser des pistes, de tracer des chemins pour penser l’impensable, pour arracher quelque chose à l’obscurité. Ce fut alors l’occasion de suivre pas à pas le déploiement de votre pensée. Au fond, c’est comme si le cadre même du séminaire disait : « Ici tout est bon à penser, de la même manière que tout est bon à symboliser ». Ce qui semblait a priori impossible à penser est remis sur le métier, constituant alors un enjeu essentiel de la recherche. Car c’est là, me semble-t-il, un des enseignements majeurs du séminaire et probablement de toute recherche en clinique : là où l’on pense être perdu, confronté à un obstacle ou une impasse, il y a en réalité matière à penser quelque chose d’essentiel qui en même temps nous échappe. On retrouve le même cas de figure lorsque Freud découvre le transfert : ce qui se présente au premier abord comme un obstacle à l’analyse devient ensuite la pierre angulaire de son processus, le moteur de sa démarche.
Nous sommes ici au plus près d’un mouvement auto-méta, lequel consiste à se penser soi-même en même temps que l’on pense l’objet, à se penser soi-même dans l’objet que l’on cherche à penser. Ce processus n’est pas sans évoquer l’épisode de Persée face à la Gorgone méduse. On sait que Persée n’affronte pas directement le regard pétrifiant de la Gorgone, il le découvre dans le reflet de son bouclier. On peut ajouter qu’il se découvre lui-même en train de le découvrir. L’altérité est ici pondérée par le double, par l’image de soi dans le bouclier-miroir.
Aussi, ce que développe René Roussillon autour de la notion de réflexivité me semble particulièrement illustrer la façon dont il parvient à rendre appropriable ses pensées, à les transmettre en s’ajustant au plus près des situations rapportées par les étudiants. Je n’ai jamais entendu des remarques du type : « Vous faites fausse route, ce n’est pas une bonne piste ! » Je n’ai pas non plus le souvenir que l’un d’entre nous soit reparti bredouille du séminaire, même si vous jouiez parfois les prolongations.
En travaillant sur le double, j’ai pu faire l’expérience après d’autres combien le propre de cette problématique est précisément d’échapper encore et toujours. Il y a là un point de résistance énigmatique qui n’a cessé de nourrir ma pensée et que l’axe de la transitionnalité m’a permis d’approcher. De fait, un des enjeux de la trajectoire de ma recherche, fut alors de m’approprier vos travaux comme un objet-double détruit/trouvé.
A ce propos, il m’arrive régulièrement, comme probablement à beaucoup d’entre vous dans cette assemblée, de dialoguer et de débattre intérieurement avec René Roussillon. On pourrait proposer ici le concept de « Roussillon interne » ! Objet dont je dois reconnaître qu’il a fonctionné pour moi comme un double, un double dont les vertus transitionnelles, m’ont permis de construire ma propre identité de chercheur. J’associerais volontiers cet objet à ce que l’on peut désigner avec Guy Lavallée, comme un interlocuteur transitionnel de la pensée. Il est alors cet autre à qui je me parle et qui stimule en retour sa propre créativité, ou encore cette voix intérieure qui murmure dans le silence de la pensée : « Ose y aller, ose penser ! »
Le sujet et son double. La construction transitionnelle, éditions Dunod, à paraître en mai 2015.
Adrien Pichon, doctorant Lyon 2
Nous avons placé notre témoignage sous le signe de l’audace, sapere aude. Je voulais pour ma part évoquer l’importance de la direction de recherche et du séminaire du Pr. Roussillon sur la dimension clinique de ma pratique de chercheur. Ose savoir, donc. Mais aussi ose y aller pour savoir. Depuis plusieurs années, vous avez orienté une partie de vos travaux sur les cliniques de l’extrême, toutes ces situations cliniques limites, aux limites de la clinique et qui confrontent souvent à des paradoxes théoriques et pratiques : cliniques des sujets sans chez-soi, cliniques à domicile auprès de personnes en situation d’incurie dans le logement ou présentant un syndrome de Diogène dans le cas de notre collaboration. Sans audace, tous ces terrains d’aventure clinique ne seraient que terra incognita. Mais cette audace ne se soutient que d’une solide élaboration théorique, sinon elle n’est au mieux qu’un acting clinique, ou pire, une transgression. Vos travaux, depuis leur origine, ont théorisé les évolutions du cadre psychanalytique classique en lien avec l’histoire des relations objectales des sujets non-névrotiques, de l’impact de ces relations sur leur mode de symbolisation et donc des nécessités audacieuses d’adaptation du cadre à ces modes particuliers de symbolisation. Nourries des avancées d’illustres prédécesseurs (Didier Anzieu, André Green, René Kaës, Jean Guillaumin entre autres), vos recherches se sont intriqués avec les travaux des autres membres du CRPPC fondant ce qu’on peut appeler depuis maintenant plusieurs décennies, l’école lyonnaise. C’est votre énergie créative, innovatrice, contre les conservatismes paralysants et l’absence d’audace, qui nous rassemble ici, il me semble. Je me souviens de plusieurs phrases que vous avez énoncées lors de vos séminaires. Des phrases qui m’ont marqué et me servent depuis cette dizaine d’année de collaboration de repères théorico-cliniques de base : « La théorie, c’est ce qui aide à rester bienveillant », « la réaction thérapeutique n’est négative qu’en fonction de votre théorie du soin implicite ». Je suis toujours reparti de vos séminaires avec l’écho de ces phrases, avec une nouvelle disposition, une nouvelle écoute, comme si vous aviez contribué à relancer ma générativité associative nouée par un paradoxe. En cela, je crois que vous avez su porter le modèle du squiggle de Winnicot à son plus haut degré de généralisation : une métaphore de la rencontre humaine, et plus particulièrement de la rencontre clinique conçue sur le modèle du jeu. Ou comment tenter d’établir une communication, de faire apparaître un message à partir de ce qui ne ressemble au premier abord qu’à un gribouillis psychique incompréhensible. Mais aussi comment se proposer comme matière à symboliser, comme Winnicott pouvait offrir une spatule brillante ou une feuille et un crayon à ses patients, avec son incroyable faculté clinique d’animation de ces objets banals. La présence aujourd’hui de nombreux praticiens et chercheurs engagés sur le front de ces cliniques dites extrêmes témoigne de l’importance de ces travaux. Non seulement pour leur rigueur et leur qualité théorique, mais aussi, et peut-être au premier chef, pour leur effet de relance du jeu clinique dans des situations caractérisées par l’impasse, ou ce que l’on pourrait trop vite qualifier de réaction thérapeutique négative, de destructivité ou d’effet d’une pulsion de mort.
J’ai souvent associé la métaphore du jazz à votre séminaire : un orchestre s’exerçant à développer ses improvisations autour d’un thème, chacun des membres écoutant attentivement les autres pour se répondre, prolonger une piste mélodique ou associative. Et vous en avez toujours été le chef d’orchestre, avec la fonction de synthèse et d’harmonie comme seule préoccupation, ramenant toujours au thème central pour mieux le déployer, rappelant les sources, les origines de nos intuitions et tentatives d’élaborations, pour ne jamais oublier que tout vient toujours de quelque part et que nous ne faisons que des variations, parfois innovantes, sur un thème principal. Et ce thème, vous nous l’avez toujours rappelé avec constance, c’est le patient qui l’initie. Vous nous avez enseigné l’art de faire avec ce qui se présente dans la relation clinique, mais aussi le souci de toujours intégrer notre travail dans le corpus existant, quitte à l’enrichir par des apports d’autres disciplines (et cela a beaucoup contribué à mon intérêt pour votre approche). Un bon musicien de jazz connaît ses gammes, ses standards, pour pouvoir les réinventer, les faire évoluer. Il en va de même pour un clinicien engagé sur des chemins non balisés : il doit y aller avec toute sa théorisation pour ne pas perdre sa route. Il doit se tenir prêt à être prêt : the readiness is all, nous avez-vous aussi appris, citant Hamlet (repris et transformé par Freud en son temps).
Je voulais vous faire part de cette phrase de John Coltrane, qui résume pour moi votre démarche et qui éclaire le plaisir qui m’anime depuis les débuts de mon travail sous votre direction : « je pars d’un point et je vais le plus loin possible ». Ose y aller, ose aller le plus loin possible. Voilà ce qui résonnera toujours en moi, comme l’écho muet d’une phrase que vous n’aurez jamais eu besoin de prononcer mais que j’ai clairement entendue dans votre travail de direction de recherche.
Notes
- Winnicott D.W. (1971), Jeu et réalité.
- Edelman G. (1992), Biologie de la conscience.
- Edelman G. (2004), Plus vaste que le ciel.
- Prochiantz A. (2001), Machine-esprit.