Scarifications à l’adolescence : l’aide de la psychologie projective
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Scarifications à l’adolescence : l’aide de la psychologie projective

L’inflation des conduites de scarification à l’adolescence ces dernières décennies justifie l’intérêt qu’il y a à y porter attention. Ces conduites agies constituent une forme de réponse auto-agressive aux situations conflictuelles ravivées à une période de réaménagement narcissique et objectal où les enjeux de perte sont centraux.

Chez ces adolescents l’expression du mal-être est importante et ils manifestent l’empêchement à pouvoir trouver un étayage objectal. La démarche de consultation est souvent générée par la découverte des blessures par un tiers (parents, médecin, adultes du milieu scolaire). La question récurrente « pourquoi je me fais du mal ? » camoufle alors l’enjeu objectal : « pourquoi me fait-on souffrir ? » ; forme projective de la question existentielle « pourquoi je souffre ? ». L’appropriation subjective peine à s’effectuer : plutôt se blesser que d’accepter d’être affecté (Dargent & Matha, 2011). Dès lors, l’intérêt de la proposition de passation d’épreuves projectives se révèle double pour ces adolescents :

  • le premier intérêt est relatif à la dimension médiatrice du matériel qui offre une possibilité de triangulation de la rencontre, ce qui peut constituer la source d’une réassurance par rapport à un « face à face » vécu comme menaçant. La proposition d’épreuves projectives s’effectue en ce cas dans une perspective médiatrice de rencontre, soit parce que les entretiens restent pauvres, très défensifs, ou bien très centrés sur les préoccupations symptomatiques, ou encore conflictuelles, dans un registre très projectif dont l’adolescent ne parvient pas à se dégager. La visée essentielle de cette proposition est alors d’offrir des espaces de dégagement par rapport à leurs préoccupations « persévérantes », de relancer chez ces adolescents une curiosité pour leur vie intrapsychique, afin de pouvoir mieux élaborer avec eux les éventualités de propositions thérapeutiques. Il est remarquable que si certains adolescents accueillent la proposition avec scepticisme, le plus souvent celle-ci trouve un accueil favorable, dans un élan de curiosité clairement exprimé.
  • le deuxième intérêt est que cette passation offre des possibilités exploratoires privilégiées du fonctionnement psychique et conduit à la mise au jour de conduites repérables et analysables (Chabert, 1994). Le Rorschach comme le TAT permettent, par la mobilisation d’une rêverie imageante (Lagache, 1957), la mise en place d’une situation propice à une fine investigation psychopathologique.

Ce double apport potentiel des épreuves projectives pour des adolescents (Emmanuelli, Azoulay, 2009) qui se scarifient s’enrichit de la mobilisation différentielle des deux épreuves. L’École de Paris insiste sur l’importance de la passation des deux épreuves, complémentaires, seule à même de pouvoir asseoir une analyse sérieuse. Le recours aux deux épreuves projectives nous permet d’approfondir tant la perspective narcissique (dont le Rorschach se fait l’ambassadeur privilégié) autour de l’engagement très spécifique du corps dans ces conduites, que la perspective objectale (particulièrement éclairée par le TAT), autour des processus identificatoires et des enjeux de perte liés à leurs remaniements et à la problématique de séparation.

Je propose de livrer quelques éléments d’observation recueillis à partir de l’analyse d’une vingtaine de protocoles d’adolescents (Rorschach et TAT), de 14 à 17 ans.

  • L’étude des fonctionnements psychiques de chacun des adolescents atteste de la diversité de leur organisation, ce qui contredit l’idée de l’appartenance du comportement de scarification à une organisation psychopathologique limite. L’analyse des protocoles révèle des problématiques tant névrotiques que limites, narcissiques, voire de décompensation psychotique, les productions restant néanmoins très marquées par les préoccupations de l’adolescence. Singularités de fonctionnement qui permettent de réaffirmer le risque qu’il y a à inférer un fonctionnement psychopathologique à partir d’une manifestation symptomatique et l’intérêt de considérer un symptôme comme porteur d’un sens potentiel mais non encore advenu et à construire avec chacun des sujets. Cependant, la diversité des fonctionnements psychiques s’articule autour de problématiques qui trouvent certaines communautés de préoccupations, référées à des enjeux limites. Ce constat doit s’accompagner d’un rappel : la force des manifestations dites « limites » au temps de la puberté. Le statut du corps comme celui de l’acte relèvent d’une logique spécifique, l’écart différenciateur entre les fantasmes et la réalité, entre le monde interne et le monde externe, se trouvant particulièrement abrasé. Chez les adolescents qui se scarifient, la fragilité des défenses face à l’irruption d’affects de haine, de violence, accompagnés de honte de soi, la place dévolue à la sensorialité, la fragilité du refoulement, illustrent donc l’existence de phénomènes limites pathognomoniques du processus d’adolescence, mais dont l’expression se trouve amplifiée.
  • Une autre observation d’importance concerne le constat global d’une différence de production entre les protocoles de Rorschach et de TAT. Les adolescents se montrent majoritairement plus à l’aise avec le Rorschach, celui-ci présentant la spécificité d’être caractérisé par l’intensité de la projection, témoin d’une épaisseur fantasmatique certaine, et pouvant être contenue de manière satisfaisante dans la plupart des cas. En contraste, l’activité de scénarisation sollicitée spécifiquement par le TAT (qui implique le jeu avec la temporalité) est marquée par la prépondérance des procédés d’inhibition ou d’investissement narcissique des limites. Les représentations relationnelles sont sources d’excitation et de menace, de mouvements de déliaison, et concourent à un investissement défensif excessif dû à la recherche de contention. Les capacités de liaison et d’élaboration du système préconscient se trouvent débordées à la fois par l’altération de sa fonction de filtre et son manque de « malléabilité », de souplesse, qui ne lui permet pas de gérer des charges pulsionnelles trop fortes qui le débordent alors. Le travail de liaison paraît plus opérationnel au Rorschach du fait même qu’il autorise une meilleure expression pulsionnelle, témoin de la vivacité d’un monde interne non asséché, mais qui peine toutefois à s’inscrire dans l’altérité.

Cette constatation autorise à penser que le Rorschach permet à ces adolescents un traitement plus aisé des motions pulsionnelles et fantasmatiques du fait de l’étayage ou du repli narcissique sécurisant possible, voire restaurateur, favorisé par un matériel construit de manière analogique avec les représentations corporelles. Le recours au corps, dans un mouvement de régression narcissique, de retour sur soi, traduit la recherche d’étayage corporel face à la difficulté de la confrontation objectale et de la surcharge excitante que celle-ci comprend.

  • D’autres éléments significatifs vont dans ce sens, révélant un investissement marqué de la surface, en réponse aux difficultés du processus d’intériorisation. Cet investissement se manifeste par une centration importante sur les limites, les enveloppes, repérable d’ailleurs dans les deux épreuves projectives. Investissement du visible qui permet de circonscrire ce qui ne se voit pas, de servir l’illusion d’un contrôle de la réalité externe en compensation d’un monde interne menaçant incontrôlable. Ceci se traduit au TAT par l’utilisation renforcée des procédés caractéristiques de l’investissement de la qualité de l’enveloppe corporelle : soit dans une dynamique de renforcement de la frontière entre le dedans et le dehors, par l’accent porté sur les qualités sensorielles ; soit par la mise en évidence d’un défaut de différenciation des limites, de la confusion entre les registres interne/externe, concret/abstrait, perceptif/symbolique, la présence d’une certaine porosité, qui induit fréquemment la nécessité du recours aux données perceptives. Au Rorschach, le premier élément significatif est le constat d’un investissement faible des limites quand il n’est pas porté par les données pulsionnelles et sensorielles. Celles-ci accompagnent la centration sur les limites et favorisent les possibilités d’expression des problématiques et la préservation des capacités d’adaptation. Constat non sans écho avec ce que mobilise l’acte de se scarifier, pour lequel les adolescents explicitent souvent l’importance de la sensorialité mobilisée1. L’investissement privilégié des enveloppes corporelles et de la sensorialité, via l’étayage perceptif, relève d’une recherche de liaison compensatoire aux difficultés de scénarisation des fantasmes dont la massivité bouscule les possibilités de reprise dans une dynamique temporelle.
  • Lié à cet investissement particulier des limites, les protocoles se caractérisent par une importante intégration du blanc dans les réponses2, opération relevant de la fusion entre la forme de la tache et le fond. La délimitation entre l’interne et l’externe devient dès lors indécidable, évoquant une dynamique projective spécifique, comme si l’épaisseur de l’espace était ramenée à une surface. Les réponses offertes par les adolescents qui intègrent le blanc renvoient fréquemment à l’intériorisation d’expériences primaires de portée traumatique qui font écho à une qualité adhésive de l’enveloppe maternelle primitive. Ceci n’est pas sans évoquer le fantasme originaire du masochisme décrit par D. Anzieu (1985), constitué par la représentation qu’une même peau appartient à l’enfant et à sa mère. C’est le processus de défusion et d’accès à l’autonomie qui entraîne une rupture et une déchirure de cette peau commune. Or, on sait la force des enjeux d’individuation inhérents au travail de subjectivation de l’adolescent. La reviviscence des enjeux primaires au moment de l’adolescence révèlerait chez les adolescents qui se scarifient une « défusion » psychique mal accomplie, mal élaborée. Leur figuration, via la coupure de scarification sur un « espace non séparé », en porte témoignage dans une tentative de mise au travail et appel à transformation de cette problématique. Car la coupure traduit l’atteinte de la fonction contenante et unifiante de l’enveloppe comme barrière protectrice du psychisme, mais elle constitue aussi une mise à l’épreuve de sa fonction de communication, soit de « filtre des échanges et d’inscription des premières traces » (Anzieu, 1985).
  • Ceci nous conduit à un nouvel élément d’observation concernant la question de la réceptivité, c’est-à-dire la capacité à recevoir des impressions (notamment sensorielles), donc à être affecté. Soit les adolescents sont en lutte importante contre toute réceptivité (c’est le cas pour un tiers d’entre eux), soit une relative réceptivité est possible mais elle s’opère dans une certaine conflictualité que révèlent au Rorschach les réactions différentielles aux couleurs chromatiques (rouge ou pastel) ou aux nuances de gris-noir. Les couleurs chromatiques renvoient quasi systématiquement à une dimension d’effraction pulsionnelle des enveloppes, en particulier pour ce qui est de la couleur rouge. La réactivité à celle-ci est importante et suscite des représentations qui soulignent l’atteinte de soi, par le retournement sur le corps propre de la pulsion sadique3. Les planches pastel reflètent une importante excitation psychique et un vécu de dangerosité face à la régression (particulièrement explicite à la planche IX), qui pourraient s’expliquer comme une mobilisation défensive au regard du vécu de passivation face à l’effraction pulsionnelle. Quant à la sensibilité aux couleurs gris-noir, elle occupe une place importante dans ces protocoles. Leur meilleure intégration au sein des représentations met également l’accent sur l’investissement des enveloppes qui semble comporter une dimension trophique, car elle favorise une expression plus nuancée des problématiques pouvant même parfois prendre une valeur « restauratrice » par rapport aux effets intrusifs des données sensorielles pulsionnelles plus « brutes ». Ainsi, la réceptivité est davantage possible et moins dommageable quand elle concerne les enveloppes. Associée à une composante plus régressive qui mobilise davantage l’intériorité, elle devient menace d’effraction et d’intrusion. Il semble que le combat mené sur l’espace des enveloppes permet paradoxalement la préservation de l’intériorité.

Le dernier point sur lequel il me semble important de s’arrêter renvoie à la souffrance psychique, chaque fois reconnue, même si elle peut être très fortement combattue dans certaines situations et peine à s’intérioriser sous forme d’affects. Les mécanismes de déni dépressif ne tiennent pas et la sensibilité dépressive finit toujours par se manifester d’une façon ou l’autre. Ici encore, c’est fréquemment le corps qui se fait porte-parole des éprouvés à travers l’expression de vécus sensoriels subjectifs, de la représentation d’un retentissement corporel de la détresse reconnue, de postures signifiantes d’affect4. Le corps, dans son expression manifeste, objectivable grâce à l’étayage perceptif qu’il offre, autorise la reconnaissance d’une sensibilité dépressive. Si celle-ci a du mal à s’intérioriser, du fait même de sa force qui met en défaut les capacités de contenance sur la scène psychique, le corps se fait lieu de son expression, médiateur de liaison psychique.

Ce constat fait lien avec les remarques précédentes : il souligne la difficulté dans l’activité de représentations scénarisées et le recours compensatoire à des voies d’expression corporelle, notamment l’utilisation de la perception corporelle. Celle-ci confère une place toute particulière aux enveloppes, espaces de contact entre le dedans et le dehors, qui permettent une mise en figurabilité du ressenti dépressif. L’expression d’une sensibilité dépressive est donc manifeste, mais elle ne trouve pas toujours de traduction affective. Quand celle-ci est possible, elle se heurte à l’impossible accès à l’ambivalence du fait d’un traitement problématique des motions haineuses. Ainsi, la mise à l’épreuve de la surface du corps semble dévolue à jouer un rôle de soutènement fondamental de l’activité représentative (Matha, 2010).

Notes

  1. Ex :« Quand je me coupe, ça me fait du bien. Je sens le sang chaud qui coule, j’ai des bruits dans les oreilles, ça bourdonne. Et puis, y’a plein d’images, des flashs comme ça… ».
  2. Dbl % intégré = 18,8 %, contre une moyenne de 9,2 %, Cf Azoulay C., Emmanuelli M., Rausch de Traubenberg N., Corroyer D., Rosencwajg, Savina Y., (2007), « Les données normatives françaises du Rorschach à l’adolescence et chez le jeune adulte », in Psychologie clinique et projective, 13, pp. 371-409.
  3. Ex. Pl. III : « deux femmes qui sont en train de laver du linge et elles se reçoivent une balle dans le dos, les deux ».
  4. Ex. Pl. 3BM : « (…) jeune femme accoudée sur le lit, la tête tombante, les épaules avachies (…) Elle cache son visage ; elle cache son malheur. Le devant de sa robe est déchiré, sa peau est toute égratignée (…) ».