La question que je voudrais examiner est celle des processus psychiques en cause dans la transformation d’un être humain ordinaire en tortionnaire. Pour ce faire je partirai de la clinique du harcèlement au travail. Dans l’analyse métapsychologique de la destructivité, je discuterai la place qui revient à ce que Freud désigne sous le nom de pulsion d’emprise, et j’essayerai d’en évaluer la portée, au regard de la formalisation topique de l’appareil psychique dans ce que l’on désigne sous le nom de « topique du clivage » ou « troisième topique ».
Le harcèlement au travail
Contrairement à ce qu’affirment certains auteurs, le harcèlement au travail dont on parle tant aujourd’hui n’est pas un phénomène nouveau. Il a toujours été pratiqué depuis la violence exercée contre les esclaves dans l’Antiquité égyptienne aussi bien que grecque et romaine, jusqu’aux ouvriers et aux ouvrières travaillant sur les chaînes de montage harcelés par les petits chefs, en passant par les serfs sous l’Ancien Régime. Aujourd’hui le harcèlement au travail est aussi exercé sur les cadres dans certaines entreprises, en particulier depuis l’introduction du modèle japonais de production dans les années 90. Il consiste alors dans l’organisation de séances publiques où en présence de ses collègues, un cadre est stigmatisé comme non rentable, incompétent, parasite, toxique, dangereux par l’exemple qu’il donne aux collaborateurs de l’entreprise, par la menace qu’il constitue de contamination par son mauvais esprit, son insubordination, sa surdité aux ordres et son incapacité à tenir les objectifs. Il est frappé d’indignité, sali par des insultes plus grossières, vulgaires et machistes les unes que les autres, humilié, dénoncé comme un dégénéré, comparé bientôt à un insecte puant ou à un ver gluant dont la place est sous terre. Le harceleur est un cadre N +1 ou N +2, son allure extérieure est celle de la colère, et il hurle. Mais la dramaturgie du harceleur n’est peut-être pas l’élément le plus important de cette mise en scène. Ce qui compte avant tout, c’est la publicité, à savoir que les autres cadres assistent à la séance. Personne ne bronche, personne ne s’interpose, personne ne proteste, personne ne prend la défense de la victime. Si les autres cadres sont invités à cette démonstration, c’est parce qu’ils sont directement visés par le harcèlement d’un des leurs. Une seule victime du harcèlement et c’est toute une population qui est sous l’emprise de la peur. Mais ce n’est pas tout. Le harcèlement public va plus loin dans son action. De témoins muets de la scène, les collègues deviennent en fait les complices du harceleur. Faute de s’être interposés pour défendre leur collègue, ils se comporteront désormais comme des témoins qui ne témoigneront pas.
C’est le parcours psychologique de ces complices, dont un certain nombre deviendront à leur tour des harceleurs, que je voudrais plus précisément examiner. Le spectacle auquel ils sont tenus d’assister joue à la fois sur la peur qu’il provoque en eux et sur la fascination qu’il exerce sur eux. Fasciner : maîtriser, immobiliser par la seule puissance du regard. Subjuguer : mettre quelqu’un dans l’impossibilité de résister par l’ascendant, l’empire qu’on exerce sur lui. Le premier temps est donc celui d’une emprise exercée sur les témoins par le spectacle qu’on impose à leur regard. C’est un temps passif. L’agresseur, par la façon dont il exhibe son pouvoir, autant que par l’effroi qu’il provoque chez la victime, subjugue le témoin. Le processus de harcèlement commence donc par un effet de capture imaginaire sur le témoin. Mais dans l’ombre se joue, pour le témoin de la scène, un autre processus qui constitue comme un piège psychique : la jouissance. Et cette jouissance est électivement en relation avec la destructivité qui, tapie à l’intérieur de l’appareil psychique, trouve là, soudain, une occasion de décharge. La jouissance l’emporte sur le moi, immobilise le moi. La jouissance s’accompagne d’une sidération du moi, c’est-à-dire qu’elle s’éprouve sans être pensée, corrélativement à une paralysie de la pensée. Et c’est l’effraction de la jouissance, éprouvée sans être pensée, qui est probablement une expérience inassimilable. C’est d’ailleurs ce que note Ferenczi : « Si l’enfant (abusé) se remet d’une telle agression, il en ressent une énorme confusion ; à vrai dire, il est déjà clivé, à la fois innocent et coupable, et sa confiance dans le témoignage de ses propres sens en est brisée »1.
Le terme de clivage est donc introduit et il est sans doute la clef du parcours psychique qui va du premier temps passif de sidération-jouissance vers le temps actif du retournement contre l’autre par lequel certains témoins deviendront à leur tour des agresseurs. Ceux qui ont été abusés, on le sait, deviennent ultérieurement assez fréquemment, des abuseurs. Comment se fait le passage de la position de victime à celle d’agresseur ? La jouissance qui signe l’éviction du moi ou sa mise en crise provoque une expérience d’effroi, mais en même temps possède une puissance d’attraction ou de capture qui est placée sous le primat de la compulsion de répétition, dont Stevenson rend remarquablement compte dans son roman L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde »2.
Cette attraction se manifeste par un fantasme, dont la nature, toutefois est très particulière. Ce fantasme, en effet, se révèle sous la forme d’une image le plus souvent fixe, unique, qui est une réplique plus ou moins fidèle de la scène fascinante initiale. Et cette image se fait obsédante, elle fait monter l’excitation et fonctionne comme une contrainte impérieuse à « y aller », c’est-à-dire à passer à l’acte. Mutation de l’immobilisation-fascination, passive, en domination, active, par la force. Cette image obsédante ne se prête pas à la mise en intrigue. Elle n’est pas malléable, elle ne se laisse pas déformer, comme dans la fantaisie, ou dans ce que Freud désigne sous le nom de phantasieren. Cette image, de ce fait, n’est pas un véritable fantasme, elle ne procède pas d’un retour du refoulé, et ne ressortit pas à l’inconscient sexuel. C’est une image fixe qui est comme une injonction à agir, une contrainte à passer à l’acte, qui appartient à l’ordre de la compulsion et non à celui de la pulsion que le cas du « Japonais cannibale » illustre bien : Issei imagine Renée – la Hollandaise à la peau blanche – le dos tourné et lui, sortant la carabine qu’il a achetée dès son arrivée en France, visant et tirant. « Je voulais manger de la chair d’une jeune fille ». Il l’invite chez lui et exécute le meurtre. Puis il allonge le cadavre, essaye de la mordre, mais la peau résiste. Avec un couteau de cuisine, il coupe dans les parties qu’il préfère – fesses, cuisses – et se met à manger quelques morceaux crus. Il s’attaque ensuite aux seins, aux lèvres, au nez, au sexe, aux mollets qu’il mange tantôt crus, tantôt cuits dans la poêle et assaisonnés de sel, de poivre et de moutarde. « En mangeant, je pensais très fort à elle, j’essayais d’associer son image à ces morceaux de viande. Et j’ai trouvé ça bon parce que c’était elle » (Libération, 31 mars 1983, p. 11).
Dans le harcèlement public, lorsque l’un des témoins sera ensuite sélectionné par la hiérarchie pour devenir à son tour un harceleur, le bénéfice psychique qu’il va tirer de cette pratique, concerne d’abord et avant tout l’économie de la peur. Le spectacle du harcèlement public lui a fait éprouver, comme à tous les autres témoins, la peur. Peur d’être peut-être poussé à son tour vers la place de la victime offerte au regard des autres. Aussi lorsqu’il en vient un jour à devenir à son tour harceleur et qu’il s’acharne sur une victime, la peur qui l’assaillait jusque là est annulée par la décharge de la compulsion de destruction. Harceler une victime, c’est une expérience de triomphe sur la peur, ce qui constitue un ingrédient essentiel de la jouissance. Immobilisation-fascination et peur sont maintenant remplacées par leurs opposés : passage à l’acte d’un côté, exultation de l’autre. Le passage à l’acte conjure la peur, l’exultation va de pair avec la décharge vers l’extérieur de la destructivité interne. Dans le cas du Japonais, la voie du passage à l’acte est frayée par la psychose. Notons toutefois que l’affaire Sagawa Issei a eu un retentissement international « (…) De retour au Japon, (il) est devenu une célébrité, chroniqueur gastronomique passant à la télévision et écrivant une vingtaine de livres aux titres douteux – Taberaretai (“J’aimerais être mangé”), Hana no Pari ai no Pari (“Paris la fleur, Paris l’amour”) où il revient inlassablement sur son crime… » (Ferrier M : « Art, érotisme et cannibalisme au Japon » Artpress, 20 : 38-39 ; 2011). Mais comment le cap est-il franchi, en l’absence de pathologie décompensée, c’est-à-dire chez les individus ordinaires ? Une réponse circonstanciée est fournie par un ouvrage consacré à la formation des tortionnaires : Pitesti3. Dans ce cas, on obtient la transformation d’un être humain ordinaire en brute monstrueuse, en l’occurrence un étudiant, par l’exercice réglé de la violence physique exercée sur son corps par des professionnels de la torture.
Mais lorsque le chemin qui mène à devenir tortionnaire n’est frayé ni par la psychose ni par la violence, comment rendre compte du passage ? C’est ce problème qui est spécifiquement étudié par Christophe Browning dans son livre Des hommes ordinaires4. Et avant lui par Stanley Milgram dans son livre L’obéissance à l’autorité5. Pour Stanley Milgram, l’étape décisive dans ce parcours psychique est celle de l’autorité et de l’obéissance à l’autorité qui aboutit à la collaboration à la torture. C’est dans le même sens que va Christopher Browning. Et la thèse de l’obéissance à l’autorité pourrait bien convenir à ce que la clinique nous apprend des pratiques du harcèlement en entreprise. En particulier ce qui nous est révélé par les patients qui, venant en consultation pour décompensation psychopathologique en rapport avec un harcèlement dont ils sont victimes, racontent comment, auparavant, parfois pendant des années, ils ont été eux-mêmes des harceleurs au service de la direction de l’entreprise et se sont acharnés sur les victimes dont la direction voulait se débarrasser sans avoir à payer d’indemnité de licenciement6. Dans le retournement de la fascination-immobilisation, en exercice de l’emprise sur la victime, le temps intermédiaire utilisant l’autorité ou la violence n’est peut-être pas l’élément décisif du processus. Le temps crucial serait plutôt, me semble-t-il, celui de la jouissance provoquée par le spectacle de l’emprise sur le témoin, puis par le passage à l’acte lorsque le témoin devient agresseur. La jouissance fonctionne comme un piège psychique parce qu’elle se produit malgré le moi, elle l’emporte sur le moi et le transforme en spectateur de la compulsion destructrice. C’est pourquoi il faut maintenant examiner plus précisément ce qu’il advient du moi sous l’effet de la jouissance de l’expérience subjective de sa propre destructivité. Le moi, mis hors jeu assiste en quelque sorte à la compulsion de destruction qui se produit en lui. S’il est en état de sidération le moi ne se reconnaît pas dans le passage à l’acte. Le moi refuse toute responsabilité dans l’acte de torture et il répond : « ce n’est pas moi, c’est le diable en moi, c’est une force étrangère, je n’y suis pour rien ». Toutefois, dans certains cas, cette formule simpliste ne suffit pas aux gens ordinaires. Ils ont besoin de recourir à des justifications, qui prennent alors la forme d’une rationalisation secondaire. Si la rationalisation fonctionne, c’est à condition de ne pas impliquer, dans sa mise en forme, la participation du moi. Le moi étant hors-jeu dans le temps de la jouissance, reste hors-jeu au temps de la rationalisation. Si le moi devait trouver par lui-même une explication, s’il devait produire un travail de pensée ou de traduction de ce à quoi il a assisté, sinon participé, cela signifierait, de facto, que le clivage n’a pas tenu. Et immanquablement il y aurait une crise d’angoisse voire une décompensation. Le clivage tient et se trouve même renforcé si la rationalisation n’est pas une production du moi, mais un agrégat de stéréotypes, de slogans, de mots d’ordre ou de formules toutes faites, construit à l’extérieur, par la société. La rationalisation secondaire use d’une pensée d’emprunt, prête à l’emploi, qui est mise à disposition par les médias ou par le café du commerce (par exemple les slogans de la communication d’entreprise, le réalisme économique, la mondialisation, la guerre économique pour le harcèlement au travail ; ou encore les juifs qui corrompent la pureté du sang aryen pour les tueurs du Judenrein). On pourrait montrer que ces pensées d’emprunt sont irréductiblement agrégées à l’imaginaire social, constitué d’un répertoire d’images qui fonctionnent pour l’individu comme des évidences antagonistes de tout travail individuel et personnel de pensée.
L’autre destin du moi sous l’effet de la jouissance destructrice, se révèle lorsque le clivage est rompu : quand au décours de la jouissance, le moi ne parvient pas à se maintenir en position d’extranéité. A l’issue de la crise provoquée par l’éruption destructrice, le moi ne réussit pas à se recomposer à l’identique de ce qu’il était avant la crise. La crise d’angoisse perdure et provoque l’entrée dans un processus de décompensation psychopathologique, névrotique, psychotique ou somatique. En d’autres termes, dans ces cas, le clivage du moi ne résiste pas à l’épreuve de la jouissance. C’est ce qu’avait entrevu Freud dans sa communication au Congrès de Budapest en 1919. Le problème alors posé n’était pas celui de la pratique du harcèlement au travail, ni celui de la torture, mais celui de la participation à la guerre. L’objet du congrès était les névroses de guerre. Certains soldats présentaient des troubles psychonévrotiques les rendant inaptes à retourner au front. Le problème psychopathologique auquel Freud se trouvait confronté était celui de l’étiologie de la névrose de guerre. Selon la théorie psychanalytique, l’origine de la névrose est à rechercher dans l’individu, dans son histoire, dans son passé, dans son enfance et dans sa sexualité. Les névroses de guerre, quant à elles, semblaient provoquées par des causes externes, ce qui remettait en cause l’étiologie endogène de la névrose. Freud esquisse une réponse à cette objection à la théorie des névroses qui anticipe sur la question du clivage : ce que le moi ne parvient pas à maîtriser, c’est la confrontation avec « le moi guerrier ». Le moi pacifique serait déstabilisé par la découverte en lui-même d’un moi guerrier. Le conflit à l’intérieur du moi serait donc la cause de la décompensation. Selon cette analyse, la névrose de guerre, comme les autres psychonévroses, procèderait donc d’une étiologie endogène et non externe. Reste pourtant une différence notoire. Le conflit entre le moi pacifique et le moi guerrier semble, du point de vue topique, se situer à l’intérieur du moi. Dans les psychonévroses, le conflit est situé entre l’inconscient sexuel refoulé et le préconscient. C’est du moins ce qui semble devoir être retenu dans une première approche. Et c’est à l’analyse de ce conflit intra-moïque que se consacre l’ouvrage de Christophe Demaegdt7. Comme il le montre de façon convaincante, Freud ne va pas poursuivre dans cette voie qu’il a pourtant ouverte. On est en 1919 et l’année suivante, Freud opère un basculement majeur en introduisant un Au-delà du principe de plaisir où la névrose de guerre est admise comme une névrose traumatique. Névrose traumatique qui fonctionne comme un arrachage du couvercle de la boîte de Pandore, d’où jaillit une force destructrice tapie au fond de l’être humain, la pulsion de mort. Dans les Nouveaux Fondements Laplanche écrit : « La jouissance à tout prix, c’est le travail sans frein de la pulsion de mort »8.
Qu’est-ce donc que cette force destructrice qui à partir de 1920 sera analysée comme pulsion de mort ? En fait ce n’est pas une découverte nouvelle pour Freud. Auparavant, la destructivité, il l’avait envisagée sous le titre de pulsion d’emprise. « En 1905, la pulsion d’emprise n’avait pas pour but la souffrance d’autrui, mais simplement n’en tiendrait pas compte9». Et en suivant encore Laplanche et Pontalis : « Freud entend par pulsion d’emprise une pulsion non sexuelle qui ne s’unit que secondairement à la sexualité et dont le but est de dominer l’objet par la force ». Elle constitue le seul élément présent dans la cruauté originaire de l’enfant. Derrida traduit Bemächtigungstrieb par pulsion de pouvoir. « Si je dis à l’instant, dans votre direction mais sans destinataire identifiable : « Oui, je souffre cruellement », ou encore : « On vous fait ou on vous laisse cruellement souffrir », ou bien encore : « Vous la faites et vous le laissez cruellement souffrir », voire : « Je me fais ou je me laisse cruellement souffrir », eh bien, ces variations grammaticales ou sémantiques, ces différences entre faire souffrir, laisser souffrir, laisser faire etc., ces changements de personne – il pourrait y en avoir d’autres, au singulier ou au pluriel, au masculin ou au féminin, « on », « nous », « vous », « il(s) », « elle(s) », ces passages à des formes plus réfléchies (« je me fais, ou me laisse cruellement souffrir », « tu te fais ou tu te laisses cruellement souffrir », etc.), toutes ces modifications possibles laissent un adverbe intact, un invariant qui semble, une seule fois pour toute, qualifier une souffrance, à savoir la cruauté : « cruellement ». S’il y a quelque chose d’irréductible dans la vie de l’être vivant, dans l’âme, dans la psyché (…) et si cette chose irréductible dans la vie de l’être animé est bien la possibilité de la cruauté (la pulsion, si vous voulez, du mal pour le mal, une souffrance qui jouerait à jouir de souffrir d’un faire souffrir ou d’un se-faire souffrir pour le plaisir), alors aucun autre discours – théologique, métaphysique, génétique, physicaliste, cognitiviste, etc. – ne saurait s’ouvrir à cette hypothèse. Ils seraient tous faits pour la réduire, l’exclure, la priver de sens. Le seul discours qui puisse aujourd’hui revendiquer la chose de la cruauté psychique comme son affaire propre, ce serait bien ce qui s’appelle, depuis un siècle à peu près, la psychanalyse »10. Au point où nous en sommes force est d’admettre que si l’on raisonne dans la première topique – la topique du système Inconscient – Préconscient-il faut la compléter et faire place à deux sources pulsionnelles distinctes : les pulsions sexuelles d’un côté, les pulsions d’emprise (ou de pouvoir) de l’autre. Avec entre les deux une séparation, un clivage.
Soit ! Mais la question qui vient alors est celle de l’origine de ces deux systèmes séparés. Pour ce qui est de l’inconscient sexuel on sait que sa formation est le résultat du refoulement. Dans la lecture que Laplanche propose des textes de Freud, il aboutit à une théorie traductive du refoulement. En substance il s’agit de soutenir les élaborations premières de Freud, dont on retrouve par la suite plusieurs répliques en dépit de son abandon des neurotica en 189711 et de l’assertion selon laquelle la source de la pulsion se trouverait dans le biologique. Assertion que Laplanche voit comme un fourvoiement biologisant de la sexualité12. Laplanche se retrouve plus près de la conception de Ferenczi dans le texte déjà cité sur La confusion de langues entre l’adulte et l’enfant. Sur la base d’une communication primitive entre l’enfant et l’adulte (relevant de l’autoconservation, plus précisément de l’attachement entendu comme une disposition naturelle de l’enfant, innée et non sexuelle), l’adulte répond aux messages corporels de l’enfant (grasping, fouissement, recherche du contact avec la chaleur du corps de l’adulte) par des comportements de soin : portage, maintien du corps de l’enfant contre son corps d’adulte, nourrissage, etc… Ces comportements de soin de l’adulte passent par un corps à corps avec le corps de l’enfant qui provoque en lui de l’excitation sexuelle. De sorte que les messages auto-conservatifs ne peuvent pas demeurer rigoureusement dans le registre instrumental du soin ou de l’hygiéno-diététique. Ces messages sont compromis par son inconscient sexuel. De facto les messages de l’adulte sont contaminés de sexuel. C’est ce que Laplanche désigne sous le nom de « message compromis ». Dans ce corps à corps du soin, l’adulte « implante » dans le corps de l’enfant un message qui a une fonction calmante au regard de l’état endocrino-métabolique de l’enfant. Mais il a aussi une dimension excitante, au plan érotique et sensuel cette fois. Cette excitation sensuelle est tendanciellement déstabilisante pour le moi en formation de l’enfant et devient de ce fait exigence d’un travail particulier, visant la liaison de cette excitation. Ce travail, selon Laplanche, prend la forme d’une traduction du message par l’enfant. Je dirais personnellement que la traduction ne porte pas directement sur le message. Ce que l’enfant cherche à comprendre et à traduire, c’est ce qui s’éprouve dans son corps sous l’effet des soins-messages-compromis de l’adulte. La traduction – liaison de l’excitation – profite, lorsque le procès parvient à son achèvement, à l’accroissement du préconscient et du moi de l’enfant.
Mais dans l’ombre de la traduction, il y a inévitablement du non-traduit, un résidu qui a échappé à la traduction, non seulement parce que l’enfant ne dispose encore que de moyens limités de traduction, mais parce que toute traduction est imparfaite et laisse en attente du non-traduit. C’est ce non-traduit persistant dans le corps comme source d’excitation, qui constitue l’inconscient sexuel refoulé. Le refoulement, en somme, est le pendant inévitable du travail de traduction produit par le moi de l’enfant. C’est ainsi que la sexualité vient à l’enfant. Elle est le résultat de la séduction inévitablement associée par l’adulte aux soins qu’il donne à l’enfant. La théorie de la séduction assigne donc à l’autre adulte la responsabilité d’entraîner l’enfant dans la sexualité humaine. C’est ce que Laplanche vise lorsqu’il parle de « primat de l’autre » ou de « retournement copernicien »13.
Les accidents de la séduction
Dans cette dynamique de séduction-traduction, il y a du côté de l’adulte les comportements de soin et du côté de l’enfant l’éveil d’une sexualité qui doit beaucoup aux jeux que ce dernier expérimente avec son corps et avec le corps de l’adulte. L’étayage de la pulsion sexuelle sur les fonctions organiques n’est pas un processus solipsiste et endogène. L’étayage se joue entre l’adulte et l’enfant. A condition toutefois que l’adulte soit capable de jouer à ces jeux avec l’enfant. C’est la situation ordinaire qui préside à la formation de la sexualité infantile. Mais parfois l’adulte est à son tour débordé par l’excitation qui se développe en lui au cours de ces jeux du corps. C’est cette situation que Ferenczi analyse dans son texte sur la confusion de langue. L’adulte emporté par son inconscient sexuel abuse de l’enfant. Et Ferenczi d’en examiner les conséquences sur le développement de l’enfant où le clivage occupe une place importante. Dans mon expérience clinique, en particulier dans le champ de la psychosomatique, j’ai pu noter que ces jeux autour des soins du corps peuvent parfois exciter l’adulte au point de provoquer un comportement compulsif. Non pas dans le sens de l’abus sexuel, mais d’un mouvement d’aversion et de haine contre le corps de l’enfant qui, via la perte de contrôle de son excitation, aboutit à des actes de violence contre le corps de l’enfant.
L’enfant débordé par l’excitation que provoque en lui la violence de l’adulte, ou l’abus sexuel, ne peut plus penser. Le moi de l’enfant entre en crise et risque la rupture à moins de réagir in extremis par un état de stupeur, de sidération, de paralysie du préconscient. Dans cette situation, le moi étant mis hors-jeu, il ne peut pas y avoir de travail psychique, il ne peut pas y avoir de traduction. S’il n’y a pas de traduction, il ne peut pas non plus y avoir de reste de traduction. En d’autres termes, la dynamique traduction-résidu de traduction étant impossible, il n’y a pas de place ici pour le refoulement. Ce qui sédimente au plan du fonctionnement psychique ne peut donc se situer du côté inconscient sexuel refoulé/préconscient. Au plan topique se forme un autre inconscient, non refoulé, non-traductif, radicalement intraduit que j’ai proposé de désigner sous le nom d’inconscient amential. Cet inconscient qui ne procède pas du refoulement se forme par une opération de proscription, d’exclusion, ou d’enclavement, terme retenu par Laplanche : au lieu d’inconscient amential, il propose le terme d’inconscient enclavé14. Cette topique fait apparaître le clivage non pas comme une défense, mais comme le résultat topologique de la différence entre les procès de formation des deux inconscients, l’un par le refoulement, l’autre par la proscription. Il en résulte donc que chez la majorité des êtres humains ordinaires s’est formé dès l’enfance un clivage entre deux inconscients, l’inconscient sexuel refoulé et l’inconscient amential.
Le premier inconscient, sexuel refoulé, est la source interne des pulsions sexuelles. Le secteur topique où il joue un rôle organisateur, possède toutes les caractéristiques apparentes d’un fonctionnement névrotique : le refoulé tend à revenir dans le préconscient sous les formes variées de l’acte manqué, du lapsus, du fantasme, du rêve, du souvenir de couverture et du symptôme. La censure entre l’inconscient sexuel refoulé et le préconscient fonctionne comme une membrane semi-perméable. En revanche pour l’inconscient amential, en temps normal, il n’y a pas de retour. Lorsque, toutefois il se produit, le retour prend la forme de la pulsion d’emprise ou pulsion de pouvoir, et son expression passe essentiellement par le registre de l’acte – passage à l’acte – cruauté originaire de l’enfant, dit Freud, destructivité plus ou mois bien ordonnée du harcèlement, de la participation aux actes guerriers ou aux pratiques de la torture, chez l’adulte. Et ce passage peut se produire à l’insu du moi. A moins que, profitant de l’occasion de ce passage, l’inconscient sexuel refoulé apporte à l’acte une contribution qui est une forme particulière de co-excitation sexuelle. C’est ce que Freud, semble-t-il, indique lorsqu’il écrit en 1913, à propos de « la prédisposition à la névrose obsessionnelle » : tandis que la passivité est soutenue par l’érotisme anal, « l’activité est due à la pulsion d’emprise au sens large, pulsion que nous spécifions sous le nom de sadisme quand nous la trouvons au service de la pulsion sexuelle », à propos de quoi commentant Freud, Laplanche et Pontalis écrivent : « Freud entend par pulsion d’emprise, une pulsion non sexuelle qui ne s’unit que secondairement à la sexualité et dont le but est de dominer par la force ». C’est sans doute l’élément le plus dérangeant du point de vue métapsychologique, en l’occurrence du point de vue de l’anthropologie psychanalytique : le clivage entre les deux inconscients serait présent chez la plupart des êtres humains ordinaires, et pas seulement chez les psychotiques, les border-line ou les sujets à réactivité somatique. Conséquence topique des conduites compulsives de l’adulte à forme d’abus sexuel ou de violence sur le corps des enfants, l’inconscient amential et son corollaire la pulsion d’emprise (ou de pouvoir) résultent d’un procès de formation probablement inévitable. L’étendue topique de l’inconscient amential, toutefois est sans doute variable d’un individu à l’autre, en fonction de l’importance des violences physiques ou sexuelles dont il a été victime dans son enfance.
Dans la vie sociale quotidienne des individus ordinaires, la réserve de destructivité contenue dans l’inconscient amential est invisible. Parce que lorsqu’elle se décharge à l’ombre de la jouissance, cette dernière ne se manifeste que dans l’exercice de certains activités, en particulier dans le monde du travail (qu’il s’agisse de l’entreprise, des actions de guerre ou de la pratique de la torture), plus ou moins bien séparées de la vie sociale ordinaire. Ainsi la séparation des sphères sociale et privée peut-elle répliquer et parfois contribuer à maintenir le clivage qui s’est formé à l’intérieur de la subjectivité. En fin de compte s’éclaire l’énigme de la collaboration de tant de gens ordinaires (c’est-à-dire de gens qui ne sont pas des pervers organisés), à des actes de destructivité allant jusqu’à la torture, sans que cela leur occasionne de difficulté psychique majeure. Ils collaborent, ils consentent à apporter leur concours à des actes que le sens moral réprouve, et que bien souvent d’ailleurs, ils réprouvent eux-mêmes… du moins dans leur secteur névrotique (inconscient refoulé/préconscient).
Destructivité et décompensation
Reste bien sûr une dernière question : en l’absence d’ouverture bien tempérée de la brèche du clivage, c’est-à-dire d’une activité « professionnelle » offrant la possibilité de jouir de sa destructivité, que devient l’inconscient amential ? Dans toutes les situations où la jouissance est provoquée par la séduction venant de l’autre, directement dans l’expérience érotique (au sens où l’entend Georges Bataille) ou indirectement dans le champ social (comme le harcèlement public, les jeux du cirque ou les films trash proposés par internet), il y a un risque de rupture non-tempérée du clivage. Et lorsque survient l’éruption amentiale, il y a soit un passage à l’acte violent (le raptus clastique), la fureur, soit une déstructuration de la topique psychique, dont la forme clinique à la phase d’état est l’amentia, décrite par Meynert15, c’est-à-dire un état de confusion mentale avec une angoisse majeure. L’amentia ou la lutte éperdue contre la crise amentiale, se traduit toujours par une décompensation psychopathologique ou somatique grave. C’est pourquoi il est possible de reconnaître dans ce réservoir de destructivité que constitue l’inconscient amential hérité des accidents de la séduction, ce qu’à partir de 1920 Freud vise sous le nom de pulsion de mort. Dont la désignation toutefois mériterait un correctif. Qu’il s’agisse du raptus amential, ou de la jouissance bien tempérée de la destructivité, pulsion d’emprise et pulsion de mort ne sont pas des pulsions. La définition de la pulsion en effet est donnée, en 1915 : « exigence de travail imposée au psychisme du fait de ses relations avec le corps ». Dans l’esprit de ce texte métapsychologique, la pulsion est sexuelle et implique un travail psychique. La pulsion d’emprise et la pulsion de mort quant à elles ne sont pas sexuelles, même si elles sont des rejetons des accidents de la séduction. C’est pourquoi il serait plus juste de parler de « compulsion non sexuelle de mort ».
Reste la dernière configuration, où la topique du clivage perdure, sans jouissance ni décharge de l’inconscient amential, de façon stable, parfois sans aucune décompensation pendant une vie entière. Comment l’inconscient amential est-il alors contenu dans des limites où la destructivité ne se manifeste sous aucune forme ? La topique du clivage dans ce cas est maintenue grâce à la barrière qu’oppose à l’inconscient amential le système conscient. Système très particulier, composé d’un mixte d’imaginaire social et de pensée d’emprunt, approprié subjectivement sur le mode de l’adhésion à une idéologie mise à disposition par la société, dont il a déjà été question précédemment à propos de la rationalisation secondaire. Mais il s’agit là d’une question aussi difficile que dérangeante, qu’il n’est pas possible d’envisager dans le cadre de cet exposé, qui a été abordée récemment par Isabelle Gernet au cours des Journées internationales Jean Laplanche de Tutzing (juin 2016).
Conclusion
Freud déclare en 1938 : « Je me trouve pour un moment dans l’intéressante position de ne pas savoir si ce que je vais communiquer doit être considéré comme étant depuis longtemps connu et allant de soi ou comme étant pleinement nouveau et déconcertant. Tel est je crois plutôt le cas »16. La topique du clivage plaide effectivement dans le sens de la conclusion de Freud. Le clivage est-il une banalité ? Oui, c’est une banalité dans la mesure où on le retrouve finalement chez la plupart des humains. Ce qui n’est pas banal, en revanche, c’est d’apprécier, ensuite, les conséquences de cette banalité au regard de la théorie du fonctionnement psychique ordinaire, c’est-à-dire les conséquences métapsychologiques de cette banalité et de ce que cette dernière implique non seulement au plan anthropologique, mais, au-delà, au plan politique ; à savoir : qu’il y a dans tout être humain, avec l’inconscient amential, ce qu’il faut pour en faire un tortionnaire.
Notes
- Ferenczi (1932) : « La confusion de langue entre les adultes et l’enfant » in Psychanalyse IV, Œuvres complètes, Paris, Payot, 1982, p. 131.
- Stevenson R L (1886) : The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde. Traduction par C-A Reichen, Lausanne, La guilde du livre (1991). Chapitre X : « Le Dr Jekyll s’explique » p. 105-136.
- Ierunca V (1981) : Pitesti. Laboratoire concentrationnaire (1949-1952), Préface de François Furet. Paris, Editions Michalon, 1996.
- Browning C. (1992) : Ordinary Men. Harper Collins Publishers. Inc. Traduction française : Des hommes ordinaires. (Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne). Préface P. Vidal-Naquet. Les Belles Lettres. 1994.
- Milgram S. (1974) : Obedience to Authority. New York, Harper and Row.
- Peze M. (2010) : « Le harcèlement au travail : contrainte par corps » in Observations cliniques en psychopathologie du travail, Paris, PUF, Coll. Souffrance et théorie, p. 109-130.
- Demaegt C. (2016) : Actuelles sur le traumatisme et le travail, Paris, PUF, Coll souffrance et théorie.
- Laplanche J. (1987) : Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, p. 6.
- Laplanche J. et Pontalis J-B (1967) : Vocabulaire de la psychanalyse ; article : « emprise (pulsion d’) ».
- Derrida J. (2003) : L’impossible au-delà d’une souveraine cruauté, in R. Major (dir) : « Etats généraux de la psychanalyse (juillet 2000) ». Editions Aubier Flammarion, Paris, p. 177-228.
- Freud S. (1897) : Lettre n°69 du 21 septembre 1897 in La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 2009, p. 190-193, Freud S. (1912) : « Du rabaissement généralisé de la vie amoureuse » OCFP tome XI Paris PUF, p. 127-141.
- Laplanche J. (1993) Problématiques VII : Le fourvoiement biologisant de la sexualité chez Freud, Paris, PUF, 2006
- Laplanche J. (1992) : Le primat de l’autre en psychanalyse. Chapitre « La révolution Copernicienne inachevée », Flammarion, 1997, p III – XXXV.
- Laplanche J. (2007) : « Sexual : la sexualité élargie au sens freudien » 2000-2006, Paris, PUF, 302 pages : « Trois acceptions du mot “inconscient” dans le cadre de la théorie de la séduction généralisée », p 195-214. Inceste et sexualité infantile, (Conférence de Vienne 2006), p 275-292.
- Meynert T. (1867) : « Der Bau der Großhirnrinde und seine örtlichen Verschiedenheiten, nebst einem patholoisch-anatomischen Korollarium ». Vierteljahrsschrift für Psychiatrie, 1867-1868, 1: 77-93, 126-170, 198-217; 2: 88-113.
- Freud S. (1938) : « Le clivage du moi dans le processus de défense », OCFP<, vol XX, p 221.