Le texte d’Annie Anzieu non seulement m’a beaucoup intéressé sur le plan conceptuel, mais m’a également touché sur le plan affectif. La question du corps dans le contre-transfert y est mise en perspective d’une façon convaincante. Votre conception, proche de celle de Hanna Segal, s’appuie sur la réponse émotionnelle globale de l’analyste, la disponibilité à laisser affleurer à la conscience et à utiliser des affects suscités par le patient. C’est par cette voie que vous évoquez le mouvement intérieur qui engage la personne totale de l’analyste, corps et âme. Cette expression “corps et âme” me renvoie à un roman extraordinaire de Conroy qui, par ce récit de l’enfance d’un pianiste hors du commun, réussit l’exploit de nous faire percevoir la musique de l’enfance, entre sensations et représentations. Mais ce “corps et âme”, ou pour tenir compte des dernières propositions de traduction de Freud, ce “corps et appareil animique”, qui signifie que le sujet s’engage entièrement dans son action ne s’accommode pas si facilement de la règle de l’abstinence, sauf à retenir en nous sous forme de pensable ce qui pourrait se manifester sous forme d’action envers le patient, voire de passage à l’acte, ou plus précisément dans le cadre du transfert, d’acting. Il s’agit en quelque sorte de se laisser pénétrer par “de l’autre” plutôt que par l’autre, et à étudier ce que cette pénétration produit dans notre propre monde interne, fantasmatique mais aussi raccordé à notre monde végétatif. En effet, il ne peut être question de mon corps moteur qui, lui, est retenu par la règle de l’abstinence. Mais mon corps neuro-végétatif, comment le pourrais-je ? N’est-il pas la mise en résonance dans l’ici et maintenant de ce que je reçois (ressens et perçois) en provenance de l’archaïque du patient dans le mien ? Et je mesure souvent combien il peut être intéressant et utile d’avoir été formé à la méthode de l’observation des bébés selon Esther Bick pour devenir sensible à des aspects de la résonance contre-transférentielle qui sont sans doute assez spécifiques des vécus de bébés. Or le bébé, les psychosomaticiens nous l’ont appris, sont les grands interprètes des instruments du monde neuro-végétatif. Et si ce mode archaïque de communication est rapidement complété par les qualités du langage articulé dans une parole, il me semble intéressant de continuer à en tenir compte dans le contre-transfert.
C’est ainsi que je me souviens d’un jeune schizophrène de dix-huit ans, plutôt héboïdophrène, que je recevais au rythme de quatre séances par semaine et que j’ai suivi pendant plusieurs années lorsque je travaillais dans un service de psychiatrie d’adultes. J’avais commencé un travail psychanalytique plusieurs années auparavant et avec les recommandations de mon analyste, je m’étais lancé à l’assaut d’un de ces continents noirs que représente la psychose. J’y ai beaucoup appris et lorsqu’aujourd’hui je me repenche sur l’histoire de ces prises en charge de type ferenczo-panko-wiennes, je mesure le degré de témérité que je possédais alors ! Toujours est-il que ce patient très délirant que je recevais en face à face me faisait vivre en séances ses vécus paranoïdes et j’en sortais à chaque fois totalement épuisé physiquement et psychiquement, et même souvent avec des cauchemars les nuits suivantes. J’ai véritablement appris avec lui la nature du processus d’identification projective pathologique ; cela produisait chez moi pendant les séances, une vigilance anxieuse qui allait bien au-delà de mes habitudes relationnelles ordinaires. Je sentais monter la violence de ses motions pulsionnelles, et n’ayant pas encore suffisamment travaillé sur mes propres projections personnelles, je me raccrochais adhésive-ment à divers objets internes ou externes, et par exemple à des affiches que j’avais punaisées sur les murs de mon bureau. J’ai mieux compris à cette occasion combien ces objets me servaient en quelque sorte de messages adressés à ceux qui venaient m’y rencontrer, ce que dans votre texte vous appelez votre “manière de vous vêtir”. L’une de ces affiches m’avait été offerte par une amie médecin au retour d’un voyage militant qu’elle avait effectué l’été 1973, quelque temps avant l’assassinat de Salvador Allende. On y voyait des paramilitaires mettant en joue des femmes du peuple sans défenses, et le message implicite était le suivant : “regardez comme ces pauvres femmes du peuple sont objectivement persécutées par les déjà quasiputchistes ; mobilisez vous tous internationalement pour soutenir Allende avant qu’il ne soit trop tard !”. Et les semaines qui ont suivi ont montré que ce message n’avait pas été entendu par les bonnes personnes. Au cours de cette séance, Jean-Luc me parle de la violence de son père avec sa mère, avec sa sœur Myriam et avec lui quand il était bébé, on lui a raconté tout ça en détail et à plusieurs reprises ; et il ajoute que cette violence était normale puisque sa mère était alcoolique, mais qu’elle était insupportable exactement pour la même raison. Son ambivalence était très importante et lors de cette séance-là, je me souviens que dans son visage ravagé par l’angoisse folle qui l’envahissait rapidement, ne m’apparaissaient que ses yeux exorbités et tendus comme dans un Tex Avery, l’humour en moins. “Et vous avez mis cette affiche là pour me dire que mon père aurait pu exécuter ma mère, vous êtes un vrai salopard…”. Il se lève violemment, j’ai un mouvement de recul et d’effroi et il va frapper de son poing l’affiche chilienne ; le mur en tremble ; il attrape un stylo sur mon bureau et avec ce pseudo-scalpel, il coupe l’affiche et la déchire rageusement. Avant que j’ai pu trouver le bouclier de Persée pour me protéger de lui, il se rassoit, me regarde, et je me dis que je suis maintenant en tête d’affiche pour l’exécution suivante. J’avais beaucoup parlé de cette psychothérapie en supervision et nous avions évoqué la question cruciale du regard. Je baisse la tête pour quitter son regard meurtrier. Puis plus rien. Je m’étais endormi. Je sens alors un petit tapotement sur mon genou droit, puis comme sortie des limbes, une voix qui me dit avec des accents de maman s’adressant à son bébé qui a fait une trop longue sieste : “Vous devez être bien fatigué pour vous endormir comme ça, docteur !”. Et il commence à me parler de ses souvenirs familiaux d’une tout autre manière que précédemment.
Dans cette séance et plus généralement dans cette psychothérapie j’ai eu l’impression que j’avais pu rejoindre bien sûr à mon insu cette partie du bébé Jean-Luc, terrorisé par un père violent et ne trouvant que le sommeil pour se réfugier, juste avant d’être littéralement transformé en “pierre” par ce regard médusant. “Ce ne sont pas des capacités de maternage dans le sens adulte que nous mettons en œuvre, dites-vous, mais plutôt notre possibilité de régression, l’utilisation de traces sensorielles archaïques qui ne sont pas fixées chez l’enfant souffrant”. Et ajoutez-vous, en appui “sur la solidité de notre attachement basique”. Et ce qui a vraiment changé après cette expérience de “double-transfert” au sens de Salomon Resnik, c’est mon impression profonde que l’expression paranoïde de cet adolescent très malade avait enfin pris pied dans son corps ou plus précisément dans son image du corps. Un beau dessin en couleur qu’il va m’offrir quelque temps plus tard montre un petit oiseau avec un grand bec très long et pointu coincé entre un arbre explosant sur son dos et, sous son ventre, une barque. Il était dès lors au milieu du gué, et son évolution a permis un équilibre assez satisfaisant de sa vie psychique. Quand j’y repense avec un peu de recul, je me dis que mon appareil psychique a enregistré la forme traumatique, au sens des formes autistiques de Tustin, dans Jean-Luc, et que ces quelques signes sous jacents ont fait le lit de mon identification au bébé terrorisé en lui. Il avait pu projeter en moi la barque berceau au sein de laquelle il pouvait traverser endormi la rivière furieuse de son enfance pour échapper aux explosions paternelles. Je dois vous avouer maintenant que, depuis cette expérience, j’ai assez rarement dormi pendant les séances, mais par contre j’ai souvent pu constater cette régression permettant l’utilisation de traces sensorielles archaïques qui ne sont pas fixées chez l’enfant souffrant. Vous en parlez également lorsque vous écrivez que “les analystes qui travaillent avec les petits enfants autistes et psychotiques, savent tous combien le contact corporel est à la base des évidences transférentielles”. Mais il me semble que cela reste vrai quelque soit l’âge des autistes et des psychotiques.
David, un adolescent autiste, me saute littéralement dessus pendant une séance au cours de laquelle mon téléphone sonne alors qu’il est en train d’accepter que j’entre dans le rituel de ses stéréotypies gestuelles en faisant depuis quelques instants les mêmes stéréotypies que lui en miroir. Je garde sur mon cou les traces de cet agrippement et je n’ai pas compris tout de suite qu’il mettait probablement en scène un lâchage attentionnel de ma part et me montrait comment ces ruptures agissaient sur lui. Il m’a semblé qu’il était en proie exactement à ce que Winnicott décrit dans sa crainte de l’effondrement avec sa première agonie primitive : ne pas cesser de tomber. J’ai d’abord réagi par réflexe d’adulte agressé en essayant de tirer sur ses mains en crochet pour les retirer de mon cou, mais j’ai abouti à renforcer l’agrippement de ses ongles dans mon cou. J’ai alors entendu en moi le souvenir d’une infirmière très douée avec David qui racontait comment elle se sortait de ces situations, et j’ai changé de niveau de réponse, sinon d’attitude interprétative : j’ai mis ma main large dans son dos comme dit Geneviève Haag à propos des bébés qui tremblent sur le ventre maternel, et emporté dans ce geste de maternage, j’ai chanté doucement la comptine que nous chantons ensemble pour l’ouverture de l’atelier conte. Il a suffi de ces deux petits éléments en provenance de mon corps pour que David lâche mon cou et accepte le bercement qui venait renouer le contact perdu entre nous. Cela confirme bien l’assertion que vous partagez avec Neyraut “que notre contre-tranfert préexiste à la rencontre”. Et vous ajoutez : “si nous considérons le contre-transfert comme un état intérieur mobilisable, les fondements de notre intérêt pour les enfants en construction reposent évidemment à mon sens, dites-vous, sur des identifications archaïques”. Et je vous proposerais que “l’état intérieur mobilisable” dont vous parlez soit précisément l’objet d’une recherche et d’une préparation auprès de l’ensemble de l’équipe des soignants qui sont en contact avec l’enfant autiste ou psychotique pour aller vers ce que Tosquelles appelait une “constellation transférentielle”, une sorte de pare-excitation collectif, du fait même du statut de l’enfant en question dans son rapport à l’objet.
C’est dans ce sens que lorsque nous avons décidé de soigner Yoann de ses automutilations épouvantables en lui proposant trois séances de psychothérapie par semaine, en aménageant son cadre psychothérapique avec la technique du packing, une de celles qui met en pratique toute la théorisation autour du moi-peau de Didier Anzieu, que nous avons vu progressivement ses mouvements d’automutilation s’amender au profit d’abord d’une forte hypertonie, puis de cris très perçants, puis de lallations d’abord assez monotones, puis plus variées, et enfin de la prononciation d’un petit mot ala qui nous a plongé dans la perplexité. L’entretien avec les parents qui suit cette séance me permet d’évoquer ce premier mot de Yoann prononcé dans le service depuis son hospitalisation, et la mère se met immédiatement à pleurer à chaudes larmes. Dès qu’elle a fini, je contiens mal mon impatience et lui demande : ça vous dit manifestement quelque chose ? Et elle me répond tout de go : à la claire fontaine était la seule chanson qui l’endormait quand il était petit. A y réfléchir dans l’après coup, nous constatons lors des réunions de la constellation transférentielle de Yoann avec les soignants qui m’accompagnent dans son packing psychothérapique, que si les premiers symptômes d’automutilation et d’hypertonie restaient marqués irrémédiablement du sceau de la folie autistique, c’est la lecture en mode bébé des cris modulés, puis des lallations qui a transformé notre contre-transfert pour conduire, sans que nous le sachions le moins du monde alors, Yoann vers le chemin de son enfance.
Enfin, j’ai également été très intéressé que vous évoquiez la question des neurones miroirs dans leurs rapports avec la rencontre. On sait que Daniel Stern et d’autres utilisent cette découverte de Rizolatti et consorts dans sa compréhension renouvelée des interactions précoces. Mais vous allez plus loin en proposant que cette image corticale représente ce que l’autre projette en nous, ou notre réponse, et dites-vous, “notre contre-transfert serait donc matérialisé dans notre cortex cérébral”. S’ensuivent une série de remarques sur ce sujet et vous concluez cette incise par : “une telle effraction de mon moi-peau peut-elle ainsi se produire et me retirer cette protection ? C’est dans les conséquences affectives de cette situation que se reconnaît l’analyste.” Je crois profondément que vous tenez là une intuition très importante qui montre à mes yeux deux choses principales : tout d’abord cela vient à point pour illustrer toutes les perspectives nouvelles qui peuvent résulter de la mise en tension des perspectives neuroscientifiques et de la psychopathologie. J’ai dit ailleurs que cela faisait partie pour moi des pistes passionnantes qui s’ouvrent à nous aujourd’hui. Mais ensuite, vous prenez position sur le fait que le setting analytique permet justement de ne pas tomber dans le piège du miroir fût-il celui de ses propres neurones miroirs. L’analyste est dans la position d’être en écho, c’est peu dire que le reflet est présent, mais également dans l’après coup, d’assumer une position tierce qui lui permet de se regarder en miroir avec le patient pour en abduire les hypothèses interprétatives possibles, un peu à la manière de la maman avec son bébé qui doit opérer une double adaptation avec lui : d’une part identifiée au bébé pour mieux répondre à ses besoins primaires, et d’autre part, toujours mère pour pouvoir en répondre selon le principe de réalité.
Ma question serait alors : pensez-vous que le contre-transfert, s’il préexiste à la rencontre, s’il permet d’assumer les fonctions de réceptacle du transfert du patient, contient également une fonction tierce qui va autoriser aussi bien les attitudes interprétatives fournies par le corps du psychothérapeute, une fois effectuée la lecture des icônes, indices ou symboles dont il témoigne, que les interprétations dans le registre du langage articulé dans une parole qu’il favorise ? et que plus la pathologie se rapproche de l’archaïque et de la “bébéité”, plus le corps sera appelé en renfort dans le dispositif de la cure ? Il me semble que d’accueillir aujourd’hui les adolescents que nous recevons avec cette pensée de la relation transférentielle nous permet d’être au plus prêt des préoccupations qui les amènent à notre contact, et notamment de leurs parties bébés remises en scène dans leur image du corps par ce que Gutton appelle le pubertaire. Alors peut-être, dans certains cas, le son du corps, le soir au fond des bois…