« Je suis poursuivi par la CIA… la preuve ! Je leur ai écrit, ils ne m’ont pas répondu. » m’affirmait péremptoire un patient. Je me suis alors souvenu d’un texte de Gabriel Garcia Marquez où un homme tombait « dans le puit profond d’un jardin » tandis que « quelque chose dans l’air dénonçait une présence invisible souriant dans l’obscurité » et aussi d’un autre texte du même auteur où le narrateur exilé à Paris et persécuté par la police, distinguait dans le brouillard un homme, un poursuiveur « osseux et pale », qui pleurait. J’en conclus que ce patient qui me poursuivait trop de ses attaques devait se sentir forcément poursuivi et être très malheureux… je décidai alors d’être un poursuiveur mi-souriant mi-pleureur.
Le seul être au monde qui ait toujours raison (contre vous) c’est le parano ! Pour la simple et bonne raison qu’il projette sur l’autre (ici vous)… les raisons (qu’il sait sub-consciemment siennes) de sa méprise et de sa défaite, avant que de mixer le tout dans un délire de persécution. Mais si c’est bien sa raison (sa drôle de conscience réflexive) qui le rend si malade. Le seul être au monde qui ne doit en aucun cas changer d’avis, c’est toujours le parano ! Et pour (quelle) cause ? si ce n’est celle d’allées et venues entre l’interne et l’externe d’affects et de représentations intempestives et déstabilisantes. D’où la nécessité de l’absolue certitude. Ne sait-il donc pas que c’est la certitude qui rend fou et non le doute (Nietzsche)… Mais il est vrai que le doute qui est la position de l’homme libre de penser, le place dans une insupportable insécurité. On côtoie volontiers dans le monde politique ou religieux… des gens très sûrs de leurs convictions, mais ces grenouilles de bénitiers et ces apparatchiks ne sont pas si sûrs d’eux-mêmes pour autant. Confus, traqués, hagards, ils ne savent que faire peur pour contrer leur propre peur. Et leur cruauté est à la hauteur de leurs angoisses plus que de leurs désirs. Ces paranos-là sont des pervers ratés aussi ne sont-ils pas du tout heureux de ressasser sans cesse leur statut de victime.
Tout le monde sait…(s’il est suffisamment parano… mais sans pour autant dénier de se connaître un peu « soi-même », ce qui est la meilleure façon de ne pas trop se mépriser.) que le paranoïaque projette au dehors et accessoirement sur quelqu’un (élu par lui), et moins accessoirement dans ce quelqu’un, ce qu’il dénie en lui-même. Et celui qui le sait encore le mieux est évidemment l’élu-accessoire. Aussi le parano a-t-il raison d’en vouloir à ce quelqu’un qui consent si obligeamment à se prendre pour lui, qui plus est en sa plus mauvaise part, et qui plus est surtout de la lui renvoyer si bien… quoiqu’un peu trop fort. Et de fait le choix de son persécuteur, comme celui de son ami, de son psy ou de son juge, dépend pour beaucoup de l’idée que le parano pense que l’autre se fait de lui… et en « particulier » qu’il pourrait être l’homme dont la clé corresponde à sa serrure… (ah la peu joyeuse part de libido homosexuelle du parano, ce grand petit enfant laissé trop souvent et trop longtemps tout seul) et qu’il prendra pour autant soin d’éviter de la forcer par un jugement ou une interprétation… aussi sauvages qu’inadaptés. Mais a-t-on suffisamment songé au fait que c’est pour beaucoup mieux (c’est-à-dire pour beaucoup moins) investir (cette fois du dehors… plutôt que d’être menacé et jusqu’à être violenté de l’intérieur) et mieux garder un œil attentif à ce qui le tourmente ? Quoi ? Ce quelque chose qui gratte l’ectoderme psychique qui tapisse sa chambre cérébrale, fait souffrir son mental, et lui rappelle, sans cesse, sa vulnérabilité et le peu d’estime qu’il se porte. L’élu peut donc à bon droit s’estimer peu chanceux… mais aussi admirablement investi et furieusement envié… fut-ce haineusement, que le parano ait choisi de séjourner une saison entière dans sa boîte crânienne et de l’accaparer. Il n’avait qu’à parer.
À défaut d’accepter et de faire, comme tout à chacun, l’expérience que c’est l’Autre, cet incontrôlable (l’autre externe et l’autre intérieur) qui me pense et me panse, puisque me porte et me supporte, me donne des repères, m’accrédite et me valide, le parano organise un système où c’est, non l’amour mais la menace de l’autre qui le pense, (et le panse), le déporte, l’indéfinit, le discrédite, l’invalide. Et ce avec la même intensité ! tout est question d’orientation de la valence énergétique en somme ! Mais le parano a une singulière théorie de l’esprit où c’est l’insécurité qui le sécurise et comme ça ne date pas d’aujourd’hui, si le danger qui de tout temps le poursuit lui est continument préférable à la quiétude, il n’est pas sûr qu’il soit fait pour le bonheur. Et quand il le rencontre (l’amour !) force est de constater que ça ne le rend ni tranquille… ni heureux. Le parano a connu au moins une fois l’amour et tout de suite avec le chagrin et la jalousie, et depuis son cœur désire plus d’angoisse que quiconque – qu’une seule personne – ne peut en donner.
De fait, il peut bien voir que si ça tourne mal, c’est uniquement (pauvre Narcisse en quête d’un miroir où projeter son image et se voir « mégère ») parce que son dégoût de lui-même l’oblige à anéantir ceux qui osent l’aimer et ainsi à ne pouvoir survivre que de rupture. Ça n’est certes pas une raison pour imposer à autrui la tyrannie de son propre dégoût. Mais cet autre aimé devenu persécuteur n’est que le représentant métonymique de la mère-monde, du corps de la mère… cette première maison (close), ce premier lieu de rencontre avec le plaisir et le dégoût, la caresse et la violence, corps érotique et tragique que le parano hait plus que tout au monde. Et qu’il ne connaît le mieux que dans la haine et non dans l’amour.
Maître ès ambiguïtés, en proie à toutes les ambivalences et tous les clivages, le parano peut être pour autant d’excellent conseil (pervers), au trop simple (mais profond et grave) névrosé en proie à la confusion des sens et des sentiments, et toujours prompt à se soumettre et collaborer avec quelqu’un qui ne se pose apparemment pas de questions, qui se montre intransigeant sur l’essentiel comme il reste soucieux du moindre détail… et avance sans cesse avance. Puis à aimer quelqu’un qui le retourne ainsi sans ménagement, espérant que s’il peut être aimé d’un sujet aussi sûr de lui, il pourrait peut-être apprendre à s’aimer lui-même. Tout le monde sait… s’il est suffisamment déprimé que le vécu sensitif de persécution du parano est l’envers d’un besoin de reconnaissance d’un sujet qui craint de se connaître trop lui-même (jusqu’en sa part sombre et maudite où il rencontrerait la matière obscure d’un moi archaïque opposé à tous ses désirs) : il y aura toujours plus de gens à médire sur lui (sur nous), que de gens à le (nous) glorifier… et puis si c’est eux tous alors c’est qu’il est (que je suis… que nous sommes) important (s)… ; je suis (nous sommes) victime(s) non de ma (notre) folie des grandeurs et de notre trop grand sérieux, mais de leur petite envie mesquine… et surtout si c’est eux qui le disent ce n’est pas lui (nous) qui le pensons. Et enfin, eux tous… tous ceux qui (nous) m’en veulent à ce point… au moins j’en suis sûr ne (nous) me lâcheront pas tandis que l’amour singulier est si fugitif et jamais aussi exclusif que je (nous) le souhaite. Oui je sais hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère… On commence (alors que nous sommes qu’au mitan de cette entrée) à s’embrouiller et à tout confondre dès que l’identification projective est à l’œuvre. Que voilà un terme très difficile à comprendre, c’est-à-dire à saisir tellement il semble tourner autour de lui-même, jusqu’à s’invaginer en doigt de gant. Il ne dit pas ce qui est et ce qu’il hait, il le fait éprouver… et parfois même endurer. Il faut commencer par inverser cet idiolecte trop savant en disant qu’il sous-tend « un processus d’identification par projection qui permet au patient de faire entrer en l’autre partie ou totalité de soi-même ». Et de s’y voir témoin d’un sentiment de non-reconnaissance, voire de non-perception (qui remonte à l’enfance) qui fait que le parano toujours en rajoute pour parer au risque de la transparence voire de l’effacement de soi et revendiquer la réparation de ce qui lui a fait défaut. Bref le hanter jusqu’à le posséder, en distillant, infusant des fantasmes que la morale réprouve, tel un dibbouk, à l’intérieur du sujet élu. Rendre fou l’autre de soi… probablement en écho et miroir de la façon dont le parano a été rendu fou. Et sur le modèle de la passion amoureuse où le sujet ne peut échapper à un mixte de fantasmes d’amour et de meurtre.
Si le paranoïaque est vindicatif, quérulent, et procédurier (et aime choisir des mots précieux pour se justifier), c’est que faute de repères interne-externe, il a un absolu besoin que la loi s’incarne en quelqu’un… même si elle n’est pas juste. Ce qui ne l’empêche pas, si le jugement ne lui est pas favorable, de s’en prendre à l’ordre social comme au vrai responsable de ses fautes. Et c’est bien là le malheur du paranoïaque, qui préfère toujours apostropher et saisir un juge anonyme, arbitraire et totalitaire, plutôt que de parler à un psychiatre qu’il croit être un prêtre masqué. Ce en quoi il a tort puisque disons-le ici tout net, la surestimation de soi, la méfiance, la tendance à l’interprétation, et (encore) l’ironie sont les témoins (et les armes) d’un tempérament parano qu’on rencontre souvent chez certains collègues psy dont le regard est constamment aux aguets et à l’affût de ce qu’on pense ou dit d’eux. Il n’y a pas dans ces deux assertions de quoi fouetter l’esprit chafouin du moindre collègue puisqu’un confrère aussi éminent que Paul Denis estime que, pour être un bon psychanalyste, il faut être un peu parano pour prendre en compte le tranchant de la réalité externe voire du réel, et un peu déprimé pour rester au plus près de son monde interne. Tout est évidemment comme toujours dans le un peu, ou le suffisamment.
Certes on nous reprochera le trop de parenthèses, de points de suspension et de guillemets, de citations, et même une mise en croches dans cette entrée. D’aucuns même diront qu’elle en devient obscure et donc vise à masquer une part d’ombre de l’auteur. On rappellera à toutes fins utiles que Luis Bunel a mis beaucoup de lui-même dans son film El (film que Jacques Lacan utilisera pour illustrer ses cours sur la paranoïa à Sainte Anne), puisque que le réalisateur ira jusqu’à porter la robe de moine pour mimer à son acteur principal la démarche zigzagante (clivage) ou ondoyante en S (ambivalence) que le personnage (grand parano (devant l’Eternel) reclus dans un couvent) devait jouer lors du plan final du film. Tandis qu’un prêtre et un architecte se félicitaient de ce qu’ils espéraient avoir été (le couvent) une solution ou une guérison. Disons alors tout de go à ces esprits chagrins que « boiter n’est pas pécher » et que la tendance à l’ironie est le témoin d’un tempérament dépressif mélancoliforme que l’on reconnaît volontiers chez beaucoup de collègues psy dont le regard (maladie professionnelle) est souvent par trop retourné vers l’intérieur. Le monde interne recèle tant de choses intriquées et complexes, qu’à les explorer sans cesse le long de voies souterraines, au lieu de les comprendre on finit par les confondre… Si la beauté est dans l’œil de celui qui regarde, le malheur est dans celui du parano.
Alors comment faire la différence entre un très bon psychanalyste qui a « réussi là ou le paranoïaque a échoué »1 et un parano déprimé ? Contrairement à ce qui se passe avec le parano, chez le psy le délire ne s’accouche et ne se délivre jamais dans l’ordre et la clarté. Et surtout la psychanalyse (la confrontation et l’affrontement le plus intime et ultime avec soi-même) qui vise à se regarder au-dedans et à mettre en question ses propres systèmes de valeurs, permet de réussir à « être (à) soi ». De fait, persister à ignorer (et s’en glorifier) ou à dénier son monde interne, ce je est un autre pulsionnel en diable issu du ça et du surmoi et plus ou moins tempéré par un moi craintif, accentue notre absence de pouvoir sur nous-même. Nous ne sommes définitivement pas maître dans notre propre maison et celle-ci étant un analogon de notre cerveau, semble chez certains paranos pleine d’objets et d’agencements mystérieux aussi inquiétants que certaines de leurs pensées. Dès lors ce monde interne qui nous rend malade nous fait répéter dans un mystérieux fatalisme les mêmes erreurs, en particulier celle qui nous fait croire que ce domaine (nos propriétés) a (projectivement) le visage de l’autre. Cet autre externe (l’étranger, la femme, l’enfant, l’homosexuel, le fou) sur lequel s’exercera la violence du parano parce que cet autre réussit et jouit là où le parano a eu peur de prendre plaisir, suscitant chez lui l’envie (plus archaïque que la jalousie) celle qui dit c’est lui ou c’est moi. Cet autre externe est d’abord et avant tout le lieu de dépôt de son autre interne inavouable. Le désir et le dégoût ; l’amour et la haine sont des contraintes internes qui nous violentent de l’intérieur et nous persécutent…tant il est vrai que quand ça va mal avec tout le monde, c’est évidemment toujours le signe d’un désordre personnel.
Note
- Sigmund Freud l’a écrit dans une lettre à Ferenczi (1910) ou il évoquait sa relation complexe à Fliess, et ce au moment de sa rupture avec C. G Jung (et tandis qu’il rédigeait le cas Schreiber). (sic)