Sexualité infantile
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Sexualité infantile

Débarquant chez les puritains, Freud aurait proclamé : « Ils ne savent pas que je leur amène la Peste ». La Peste en question est moins l’importance de l’Eros qui fait liant entre corps et psyché, que l’articulation de la sexualité à des fantasmes conscients et inconscients, et pire qu’il y aurait une continuité consubstantialité entre la sexualité infantile qu’il qualifie de perverse polymorphe et la sexualité adulte.

Une goutte de Chanel n° 5 suffit à la faire chavirer dans une extase gourmande. Le corps saoul de chaleur ondule humide et s’avance lascif comme une première autorisation à l’abandon. N’importe où, dans les bras de n’importe qui, pourvu que ce soit hors de soi, qu’il ne tombe pas dans son propre trou intérieur. La bouche (qui en est la proue) lentement avide, s’ouvre, voluptueuse, découvrant une rangée parfaite de petites dents blanches enfantines et rieuses.

Les paupières mi-closes démasquent des yeux renversés, qui ne nous regardent pas, s’adressent à l’intérieur (« Mon cœur est à papa ») mais ne nous quittent plus. Qu’importe ! Ce à quoi ils songent nous invite au même retournement (notre cœur est à…). C’est la fin du maquillage qui « tient de l’enfantillage et de la sorcellerie ; tient le monde en suspens par le seul jeu du miroir et d’un visage » ; les mains dessinent dans leur crispation un creux invisible qui n’est autre que celui du divin désir. Plus étrange que celui de Giacometti (« l’objet invisible ») car moins rond que conique ; un bébé rêve d’un sein ou d’une de ses représentations qui pourrait s’enfouir dans sa bouche, et bientôt dans la paume de sa main. Un sein donc plutôt qu’un sexe comme voudrait le suggérer l’odieux flacon. Un parfum, une odeur, antérieurs, non une semence à-venir. Ce que donne à voir cette photo (qui dès lors n’est pas cliché), c’est pour reprendre Proust « l’attente incorporée d’un autre ». Incorporée laisse entendre qu’il y a, au creux des bras de cette jeune femme, et plus profondément au creux de son être, tout près du cœur, une place vidée, mais pas vide où elle attend que quelqu’un puisse venir se lover, et qu’il ravive par sa présence (et non qu’il ne l’efface) les traces de l’objet antérieur qui avait occupé la place et qui avait fait ou laissé trace. Cette trace dont elle a la nostalgie… la nostalgie de ne pas l’avoir connue… l’inconscient de son géniteur d’un soir incarcéré en elle. Mon cœur est à un papa qui abandonne son enfant.

Une enfant mire la femme qu’elle devient dans l’œil désirant d’un photographe et sourit enfin à son reflet. Une adolescente a définitivement éclipsé la folle du logis, … l’imago maternelle dont le miroir du visage lui renvoyait une image noyée de ténèbres. « La sorcière, tu ne la laisseras pas vivre » est-il sévèrement prescrit dans l’Exode (22-18), car sinon sa folie, son daïmôn occupera définitivement ton âme.

Marilyn Monroe, l’icône universelle, le totem et le fétiche du désir sans tabou, tant masculin que féminin, l’animal sensuel, aura toujours été exquise dans les comédies et « pathétique » dans les tragédies. On peut se demander pourquoi ? Son érotisme faussement naïf et sa sensualité maquignonne auront suscité une bien étrange excitation et confusion dans les yeux de tous ses admirateurs, qui jugeaient (adultes beaucoup trop adultes) son innocence coupable : « Elle est obscène par obéissance » disait d’elle Pasolini. Et pourtant il se pourrait bien que « la plus belle femme du monde » n’ait obéi en définitive qu’aux affres et tourments d’une sexualité infantile meurtrie : son innocence si aphrodisiaque était celle d’une enfant abusée et carencée. Soit un sexuel certes, mais qui reste chez elle un jeu d’enfant à peine modifié (« elle ne pue pas le sexe »), distillé par une chimère au corps de femme mûre, tandis qu’aux yeux et à la bouche d’enfant. « Daddy » disait Marilyn à tous ses maris et amants. « Baby » lui répondaient-ils »1. « Mon cœur est à papa, donc je ne peux pas tout simplement être mauvaise, car papa il prend bien son… » lui faisait-on chanter points de suspension compris.

N’allait-elle pas vers eux ouverte et confiante comme le font les enfants ? Et déjà prête en effet à obéir à tout « c’est comme vous voudrez » pour un peu de tendresse et d’attention, pour un peu moins de solitude. Marilyn Monroe, le fantasme pédophile légalisé des spectateurs-voyeurs puritains aux appétits de cruauté et aux envies meurtrières.

Peut-être, mais alors quand et où commence la sexualité adulte et quand et où finit l’histoire blessée d’une sexualité infantile ?

Donald Wood Winnicott : « Lorsqu’un enfant de trois ans en bonne santé dit : “Je t’aime”, il y a dans ces termes une signification comparable à l’amour éprouvé entre un homme et une femme qui s’aiment et qui sont amoureux. En fait cela peut être sexuel au sens ordinaire, impliquant les parties sexuelles du corps et comprenant des idées semblables à celles des adolescents ou des adultes amoureux2 ». La séduction active par l’enfant est donc innocente mais immédiatement puissante. Raison supplémentaire pour prendre garde à la confusion des langues entre adultes et enfants. Si ces derniers peuvent se faire des idées, et ont le droit de rêver, ils n’ont pas encore croqué la pomme de la connaissance… de la chose. La leur dévoiler, alors qu’on sait leur ignorance de la bête intérieure cachée sous l’habit, est d’une « obscénité sans grâce et sans jeunesse », et d’une perversité sans nom, tandis que détourner leur pensée en gestation (qui s’exerce sur l’excitation sexuelle) vers un éprouvé de tendresse est leur « apprendre qu’un amour différent de l’Amour, peut fleurir dans l’ombre même de l’amour3 ».

Incarnation psychique de l’énergie pulsionnelle.

Le terreau de l’hédonisme futur demeure dans la capacité du corps infantile de garder la mémoire (inconsciente) des traces des premiers émois du corps et de leurs effets psychiques. La sexualité infantile est bien l’antichambre de la sexualité génitale et la sécurité de base et l’estime de soi acquises dans la prime enfance à partir d’une suffisante et respectueuse intimité, seront massivement mises à l’épreuve de la puberté. Tant le corps amoureux, premier objet externe, accélère à l’époque où émergent la poésie et les boutons, la séparation d’avec les objets infantiles. Enfin et surtout, la qualité des autoérotismes infantiles suffisamment nourris de l’objet, sera essentielle à l’émergence de la créativité adulte.

Marylin a fait, ô combien, l’expérience de la solitude, dépourvue qu’elle était de l’aide de l’intériorisation préalable d’un fond maternel silencieux. Ses autoérotismes (contrepoison à la douleur due à son terrible esseulement) ne restèrent probablement que peu ou pas en lien avec l’objet maternel que l’on sait avoir été ouvertement délirant ; ils demeurèrent ainsi ce qu’ils étaient au commencement, c’est-à-dire pulsionnels, animaux ; peu ou pas mentalisés, et a fortiori symbolisés. Innocents, absolument pas pervers, donc terriblement aphrodisiaques selon un slogan4 de l’époque. L’excitation non contenue par la peau et la psyché maternelle, fut sans cesse expulsée vers des hommes de passage (au dehors), avant que vers l’œil de la caméra (Paula Straesberg qui était la coach de Marylin la couvait littéralement du regard lors des tournages) qui seul semblait et semble encore l’accueillir et la reconnaître malgré son fard. Elle s’offrait à elle comme à eux, Vénus ouverte, confiante… amoureuse de l’amour et c’était à Elle et à eux de gérer cette excitation dont elle ne savait que faire. Difficile de croire que tous ces amants de passage n’aient pas vu ce que son ami Truman Capote savait, à savoir que lorsqu’elle se déshabillait, elle voulait montrer au-delà de son corps troublant, sa trouble intimité psychique.

Retournons donc à cette célèbre photo, ce fabuleux cliché5, avec le fourreau de la robe de satin qui peine à contenir les formes épanouies et désormais appétissantes, provoquant la chute que l’on hallucine voluptueuse et majestueuse de la seconde bretelle sur le bras, la voilà déjà à demi-nue, avec la cascade des cheveux blonds, les grains de beauté qui pointillent le cou, le bras, la joue, le sein.

Avec aussi le flacon trop manifestement phallique et la main sur son cou qui joue trop avec ses doigts. Le diable est dans le détail et il est terriblement tactile. Mais n’est-ce pas surtout l’image évidente d’une petite fille angélique, déjà au parfum de ce qui relève de la sexualité, et qui joue, complice avec (et de) l’œil du photographe, à devenir une femme face aux lueurs de son désir.

La sexualité infantile, l’absolu enfantin c’est cela… jouer innocemment c’est-à-dire très sérieusement6, comme le font les petites filles, à devenir une femme, à la lisière… presque sur le seuil du désir. En sachant et en ne sachant pas que l’on sait, ou en sachant bien qu’on ne sait pas. Vladimir Nabokov, l’auteur de Lolita et de Ada, deux jeunes filles à l’érotisme vénéneux, qui va mettre à mal le « Pervers candide » et le « cannibale mélancolique », Herbert-Herbert, disait sans rire qu’il fallait réserver la sexualité aux enfants… en tant qu’elle est un jeu enfantin, sali par les adultes7. Virginie Woolf disait que « les mots d’enfants s’abimaient dans la bouche des adultes ». La naturelle perversité polymorphe, cette ardente curiosité avant que frénésie de désir dont il faut (les adultes) peser et respecter la gravité ne rencontre aucune ouverture vers la sublimation, quand… découverte et révélée (au sens du négatif de la photo) par l’adulte, elle devient consciente à l’esprit de l’enfant qui perd alors son innocence créatrice.

Bon nombre des amants de Marylin n’ont pas su résister à la tentation de la salir et n’ont rien compris à « Poupoupidou et dadaday, dada, daa daaa… ». Jouer donc en toute innocence mais « perversement » tant il est vrai que derrière les yeux de Marilyn, se cache le sentiment de puissance qu’elle éprouve à commander, à contrôler (illusion) par sa séduction… et le miroir maternel et l’œil masculin. L’œil de tous les hommes et parmi eux, peut-être, celui incertain et inattendu de ce père qu’elle n’aura pas connu et auquel, paradoxe absolu, son cœur appartient pour toujours. Promesse que l’on ne tient généralement que tant qu’on reste une petite fille pour son père. Marylin aura-t-elle jamais été une femme ?

Peut-être que, plus que la sexualité infantile qu’on ne saurait voir, ce qu’il y aurait à cacher est et demeure toujours la perversité polymorphe qui la meut. C’est ne pas comprendre que la perversité de l’enfant est innocente en tant qu’elle n’est que l’expression de sa curiosité même, la modalité et non la finalité, dans l’exploration du vaste monde et singulièrement dans celui caché de ses parents. Et que le mot important n’est pas « perversité », mais « polymorphe » en tant qu’il témoigne de cette banalité merveilleuse du monde de l’enfant, qu’aucun objet extérieur n’est immédiatement parfaitement syntone et adéquat à sa pulsionnalité en quête d’objet, tant qu’elle ne l’investit pas.

Mais une fois l’investissement là, l’avidité à se l’approprier est proprement ravageuse. Oui alors la petite fille sage à la jupe brodée par la mère tout aussi sage, peut se montrer calculatrice, jalouse, dominatrice, amoureuse de son père et racontant des horreurs, sur sa mère et ses sœurs.

Ses yeux sont nativement émerveillés et avides devant la vitrine des sucreries, et c’est vrai qu’elle veut tout goûter et tout manger, s’approprier le monde par tous les sens8. Bref, la chair est fraîche et elle n’a lu aucun livre, et l’innocence et l’insouciance permettent toutes les illusions. Et l’illusion on le sait peut être parfois plus forte que la passion. Et la croyance est parfois si nécessaire pour engendrer le désir chez quelqu’un qui se meurt de solitude.

Trop sage, l’enfant enregistre, mais n’apprend rien : il reste vierge et pur, mais ne grandit pas, ne s’engage pas dans un avenir d’adulte ou le jeu lui sera moins favorable car plus compétitif. Ainsi les ruses, les mensonges, l’exercice de la cruauté, sont-ils autant de moyens de lutter contre l’envahissement de son paradis. Faut-il rappeler le monde dans lequel il a été donné de naître à Norma Jean, et faut-il lui reprocher ses ruses et mensonges cousus de fil blanc ?

A voir le fond de cette photo, on se demande qui pourrait surgir de derrière cette porte ouverte sur le noir et la surprendre : le Minotaure, oui bien sûr ; mais aussi la mère qu’elle a trop connue, le père qu’elle n’a jamais connu.

A l’inverse, il est une autre défense plus retorse au passage à la sexualité adulte… la sursexualisation si souvent présente chez les jeunes femmes violentées dans l’enfance. Cette goutte de parfum avec qui elle disait dormir seule… était pour elle une seconde peau odorante lui permettant de couvrir l’odieux parfum de vérité de la sienne probablement violentée, et de rêver… peut-être. La peau blanche et sensuelle de bébé, contaminée et anesthésiée de Marylin l’aidait à ne pas être nue, c’est-à-dire vide ; son enveloppe corporelle était son unique blason.

« Tout le monde a parlé de ma robe à six mille dollars en tissu transparent si collante que Jean-Louis avait dû la coudre sur moi. Ils n’ont pas compris. Ce n’était pas ma robe qui était une peau, mais ma peau qui était et reste un vêtement de chair, ma peau qui me sert à n’être pas nue. »9.

 

La nudité n’est plus associée à une pudeur toute névrotique refoulant de coupables désirs œdipiens mais à une enveloppe trop sexualisée. Cette enveloppe n’est plus le support d’une excitation érogène mais une enveloppe d’excitation diffuse et d’angoisse. Et c’est l’angoisse qu’elle fait éprouver qui doit mener au sens (on n’excite pas une peau blessée ou la réconforte). La beauté de Marylin devait faire mal, poussant à la protéger donc… mais aussi à la détruire… à ouvrir Vénus. La beauté vénéneuse des jeunes filles-fleurs ou fruits contaminés borderlines… Maria Schneider, Sylvia Krystel… une petite enfant en détresse sollicitant l’affection via des appâts de femme. Un corps célestement infantile et physiquement adulte dans une cohabitation à risque où l’excitation non gainée dans une pulsion ne trouve pas sa part de satisfaction, ne pouvant pas sécréter-générer un affect pouvant s’accrocher à une représentation.

L’étrangeté du corps à l’adolescence (et la fascination qu’il exerce chez les cannibales mélancoliques qui veulent « baiser la mort »10) est due à la sensation-perception d’un corps en voie de métamorphose érogène qui quitte (on est quitté par) l’enfance. Le corps est en avance sur les possibilités psychiques de le contenir ; la sexualité empoisonne l’insouciance enfantine, la violente de l’intérieur. L’enfant sent les émois érotiques, peut même jouer à se faire peur et à se faire plaisir, mais n’en a pas de représentation (d’où l’innocence) ou une représentation trouble, écran liquide des « images inévitables » des abus. Sa mémoire veut se détourner du passé, et s’employer déjà à investir le futur. Mais l’innocence infantile s’agace de « nouvelles » envies parasitées par un passé, plus ou moins lourd et devient citron plutôt qu’orange… la cruauté du désir naissant est contaminée par le désir de cruauté. Les raisins verts sont encore acides de colère, et de rage têtue. « L’enfant garde longtemps la nostalgie de son bonheur élationnel narcissique pré-ambivalent et a-pulsionnel et n’est pas à même de le troquer contre les satisfactions pulsionnelles qu’à l’aide de certaines compensations »11. Séparation originaire du narcissisme et du développement pulsionnel, avant que le premier ne s’engage dans le jeu des investissements du second.

Quelles compensations ? A six ans, Marylin Monroe rêvait de se dévêtir dans une église, au son de l’orgue : « Tout le monde était prosterné à mes pieds, et j’étais nue. Avec une sensation de liberté, je marchais sur les corps prostrés. »… Pour être enfin vue par Dieu. Pas moins.

Notes

  1. Nancy Huston, Bad Girl, Actes Sud, 2015, p.48.
  2. D.W. Winnicott, L’enfant et sa famille, Petite Bibliothèque, Payot, 1957, 1971, p.112.
  3. Colette, L’ingénue Libertine, Livre de poche, 1964.
  4. « There is no aphrodisiac like innocence » : proverbe californien.
  5. Marilyn Monroe, photo de Ed Feingersh/Michael Ochs Archives/Getty Images.
  6. cf. Gilberte dans A la recherche du Temps Perdu. Cf. tous les grands créateurs : « l’écrivain créateur fait la même chose que l’enfant en train de jouer. Il crée un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux – il l’investit avec une grande quantité d’émotions -tout en le séparant nettement de la réalité », Sigmund Freud, in La création littéraire et le rêve éveillé.
  7. Et que tous les contes pour enfants étaient horriblement pornographiques.
  8. Il faudrait dire « sexualité polymorphe non génitale ». La dimension orale de possession-destruction est ici évidente.
  9. Michel Schneider, Marilyn dernières séances, Grasset, 2006, p. 308.
  10. Nathalie Zaltzman, De la guérison psychanalytique, 1999, PUF.
  11. Béla Grunberger, 1971, Le Narcissisme, Petite bibliothèque Payot.