Associations libres
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Associations libres

Qu’il se cache dans un authentique grenier ou dans d’improbables combles plus ou moins aménagés… dans l’attente d’être re-découvert, qu’il se terre dans une cave dans l’espoir de ne pas être attrapé par la queue, ou qu’il se confine jusqu’à se retrancher dans un réduit, un cagibi, ou un débarras,… un des moyens de dénicher l’inconscient (de ramoner la cheminée, de vider ses placards, de purger sa cave ou de ranger son grenier) est de créer les conditions permettant à l’analysant de se dire, ou de se raconter (ou mieux encore de se rêver) et non plus seulement de (se) bavarder… de se la raconter.

Lui dire qu’il peut dire tout ce qui lui passe par la tête, sans rien censurer ou faire semblant d’omettre, est une gageure. Il n’en peut mais… de tout dire, il faudrait ouvrir tant de portes et de fenêtres, élargir tant de meurtrières. Et c’est bien ça qui le préoccupe… il aimerait bien, mais quand même, il n’en peut mais. C’est qu’il y a certaines entraves, certaines inhibitions, certains contre-investissements qui l’obligent souvent à se mettre entre parenthèse ou à se finir selon le pointillé de points de suspension.

Il sait aussi, et parfaitement, que les associations dites libres obéissent à d’autres contraintes… celles là mêmes qui oblige à dire l’inconscient. Et ces contraintes-là sont d’autant plus préoccupantes qu’il ne sait pas quelle est leur nature profonde, tandis que celle plus superficielle des entraves nouant les symptômes défensifs qui le lient… ça ça va, il a fini par faire avec depuis le temps. Et puis faire avec, plutôt qu’autrement n’est-ce pas ce que lui recommandent les techniques psychothérapeutiques pragmatiques modernes du comment faire plutôt que de s’acharner à savoir pourquoi. Plus efficaces, plus rapides et moins onéreuses.

C’est ainsi qu’il hésite à user de son droit de parole et de son droit à être écouté (pourtant si chèrement payé), et préférerait que vous commenciez le premier, pour voir comment vous vous en débrouillez. Mais l’analyste fine mouche sait qu’à parler il risque de se dévoiler quant à ce qui l’intéresse et quant à ce qu’il désire pour son patient. Aussi associe-t-il, d’abord lourdement, par métaphores (ce serait comme si ; ça ressemblerait à, c’est donc comme dans l’histoire de…) qui génèrent en lui des métonymies. Il y découvre des liens de filiation, de parenté, toute une pelote généalogique, tout un monopoly familial, qui ne fait guère plus qu’inquiéter son patient tout concentré à son entreprise de résistance.

Puis un jour lassé de traquer le signifiant langagier par trop facile à débusquer, l’analyste bougon devient surtout sensible au mouvement (et donc au processus) de la pensée de l’analysant en séance et d’une séance, l’autre ; l’analysant s’interrompt, se redresse, détourne l’attention, se rapproche à nouveau d’un noyau de douleur, mais trop chaud se rétracte, se retire même quand ça devient trop visible, intelligible, voire se désorganise avant de se rattraper en proposant des « rêves tout faits pour analystes » ou des figures abstraites destinées à le perdre. C’est ce jour-là que son activité psychique per se se déploie : là où quelque chose se transforme en une espèce de réalité dynamique permanente où l’on va chercher les éléments fixes, et d’autres limites flottants ; et où on appréciera le jeu de résistance de la conscience soumise à une seconde volonté inconsciente en soi.

L’analyste alors se désorganise, sort du langage et même de la cognition, et continuant à écouter sans plus entendre, se voit solliciter à accueillir des correspondances de formes et de couleurs, plus qu’à s’interroger en débusquant des analogies. Comme face à un tableau de Rothko ou de Soulages, il cesse de vouloir comprendre et il se voit impérieusement appelé à goûter les subtilités du jeu de la lumière sur des couleurs souvent intenses et à renouer les liens qu’elles suscitent dans leur réflexion sur sa mémoire.

Et c’est ainsi que l’analyste et le spectateur sont plus près de l’objet car plus près de l’affect :

« Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une terre ténébreuse et profonde unité
Vaste comme la nuit et la clarté
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent (…)
Chantent, les transports de l’esprit et des sens »1

Ah les fameuses synesthésies baudelairiennes (perceptions simultanées, associations intimes de deux sensations, amitiés des sens, consanguinité affective) ; où l’une secrète et exprime l’autre, pour que toutes deux se confusionnant se simultanéisent : « Les parfums frais comme des chairs d’enfants ». Synesthésies que reprendra l’élève Rimbaud qui voulait que le poète fasse « sentir, palper, écouter, ses inventions » et créer « un verbe poétique accessible à tous les sens » : « la lune brûle et hurle », « les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent », « voilà le virement des gouffres ». Synesthesies qui s’apparentent à ces notes que Mozart voulait entendre s’aimer entre elles.

Après Baudelaire et Rimbaud, finissons avec l’associativité proustienne et ses transpositions métonymiques ; celles qui se fondent sur « la contiguïté de deux sensations, sur leur coexistence dans le même contexte mental2 (…) que quand un passé ressuscite soudain dans une odeur, dans une vue qu’il fait éclater et au-dessus duquel palpite l’imagination et quand cette joie me donne l’inspiration »3.

C’est en effet par le biais de ces synesthésies-métonymies que vient l’inspiration qui dit l’inouï et c’est là la vraie liberté que s’octroie l’analyste et qu’attendait le patient pour en faire de même. Et c’est là qu’ils commencent alors tous deux à interpréter l’entre-vue, l’interdit. C’est-à-dire à co-créer poétiquement du sens.

S’il commence par apprivoiser cette liberté de se dire, on peut alors escompter (qu’à son insu même, saluant de très loin dans le temps ses souvenirs qui passent) l’analysant se libèrera du langage pour acceder à la langue ; y compris celle qu’il croit la plus folle. Car de fait, le statut du fonctionnement mental dans l’associativité est limite en tant qu’il témoigne d’une dialectique possible entre deux fonctionnements, l’un névrotique obéissant au surmoi et l’autre plus archaïque au plus près du moi-idéal rêvant d’un moi hégémonique. Dialectique permettant la genèse et le dire de l’inouï. Probablement limite en tant qu’elle oblige à la dialectique deux fonctionnements névrotiques et psychotiques, comme lorsqu’une plaque photographique plongée dans le révélateur génère des ombres mystérieuses, reflets d’une vie passée… rêvée ou réelle. Ombres errantes qui se croisent et parfois se rencontrent et se fécondent.

Dans le meilleur des cas, le patient associant librement se surprend lui-même de ce qu’il parvient à vous (et se) dire à voix basse et haute à la fois. Une association d’idée inattendue, inédite, dont la puissance tient à ce qu’elle n’est pas consciente – « L’analyse nous offre deux blocs de pensée. Si la relation entre eux est évidente c’est la conscience qui les cimente, si leurs rapports ne sont pas évidents, c’est l’inconscient »4 ; qu’elle vient du plus profond de soi, d’en bas (la cave sombre où le passé rumine son retour), des traces encore vives des blessures du moi (le cagibi de torture) ou d’en haut (le grenier éclairé par une lucarne de toit), et qu’elle oblige le moi conscient à se raconter tel qu’il s’éprouve à partir de cette énonciation : en est-il le sujet ? Et alors qui est le sujet de l’énoncé ? A moins que Je est un autre, même plusieurs autres…

Deux succédanés à l’association libre : l’écriture automatique des surréalistes qui fait associer (sans contrainte apparente) le parapluie et la machine à coudre5 et l’écriture automatique de l’Oulipo, l’ouvroir de littérature potentielle (tout de contrainte apparente). Dans le premier cas : pas sûr que l’absence de contrainte externe n’oblige pas l’inconscient à se replier. Dans le second cas, évidence que la contrainte externe oblige l’inconscient à déjouer. Aussi nous rejoignons André Green pour qui le processus et le régime de fonctionnement mental du jeu dans la création littéraire n’a rien à voir avec celui en jeu dans l’analyse. A l’inverse de la pensée consciente qui « lourde, obstinée, permanente, se forme pendant qu’elle se fait », à l’inverse de la conscience réflexive appliquée à être utile, l’association libre est la conscience de la conscience de soi et la prise de conscience de son inconscient.

La capacité d’associer librement, comme celle de rêver, témoigne du bon fonctionnement, suffisamment souple, du circuit inconscient / préconscient / conscient. Celui-ci s’est évidemment développé à partir de la folie et de capacité de rêverie maternelle : l’autre m’a follement rêvé et m’a pensé suffisamment sans m’enfermer dans son rêve ou dans sa pensée. A l’ombre pulsionnelle et affective de cet objet, puis en regard de l’objet interne introjecté, véritable témoin et tuteur de mon développement, ma pensée advient et se déploie. L’élaboration avance lentement au rythme des rêves et des souvenirs retrouvés, au prix de la saisie des signifiants qui ne me sont plus insignifiants et donc plus insensés, des noms qui ne sont plus détachés de leur histoire, des représentations qui ne sont plus décollées de leurs affects, des phonèmes qui se raccordent à une musique.

Evoquant un tableau de Vermeer où un pan de mur jaune sous un auvent lui rappelle quelque chose (vers mère) Proust écrit « une lumière, hollandaise, où l’on sentait monter dans le soleil même le froid pénétrant de l’eau »…

Notes

  1. Charles Baudelaire, Correspondances, Les fleurs du mal. Coll le Pléiade. 1984.
  2. S. Ullmann in Le style dans le roman français. Cambridge. 1957. A rapprocher de la halte du souvenir de Freud.
  3. Collection La Pléiade. PP 181.
  4. Sigmund Freud.
  5. « Beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ». Lautréamont. Les chants de Maldoror. 1865.