Ambivalence
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Ambivalence

Carnet Psy accueille une nouvelle rubrique créée par le Pr Maurice Corcos et son équipe. Nous publierons chaque mois une entrée ou deux de l’Imprécis de psychanalyse.

AVANT PROPOS


Si la psychanalyse n’appartient qu’à quelques initiés, elle meurt.
Si elle se dilue dans le bruit exponentiel de la sur-communication, elle disparaît tout autant.
Nous jouerons en nombre, dans cette rubrique, à faire dialoguer la pensée spécifique de la psychanalyse et la créativité artistique.
Proposer des liens, les interroger, c’est faire, gaiement, acte de culture, c’est-à-dire de circulation vivante entre les concepts, les cliniques et l’art.
Ce dictionnaire subjectif et passionné pose que l’écriture est de désir, aussi se veut-il imaginaire pour un surcroît de plaisir.
Chaque entrée si elle acquiert la forme d’une épigramme démultipliant les angles de perception, des plus superficiels aux plus profonds, devrait permettre plusieurs lectures et donc plusieurs interprétations.
Et quand le lecteur aura fini de disputer le texte, qu’il sache que l’éditeur lui a réservé une petite place pour que sa critique active puisse s’exprimer… sur les volontés inconscientes des auteurs, leurs prétentions intellectuelles, leurs choix esthétiques.

Pr Maurice Corcos et l’Equipe de l’Imprécis de Psychanalyse : Denis Bochereau, Patrick Clervoy, Janine Filloux, Annette Fréjaville, Daniel Hurvy, Ariel Liberman, Yoann Loisel, Gérard Pirlot, Anne-Marie Smith, Yves Thoret, Silke Schauder, Sarah Vibert
« Bartleby, dis-je d’un ton encore plus doux, venez ici. Je ne vais pas vous demander de faire quelque chose que vous aimeriez ne pas faire. Je désire tout simplement vous parler.
I would prefer not to1. »

 

Le tout ou rien ne fait jamais grand-chose à l’affaire, il ne la résout que pour les adorateurs de la logique binaire de l’ordinateur (zéro ou un) et avant eux pour les affidés des religions du bien et du mal, du sacré et du profane, du blanc et du noir.

Comme si le tout, pouvait sans le secours d’un petit rien, permettre d’atteindre à la plénitude ?

Alors que c’est bien ce petit rien qui suscite le besoin puis le désir, après lequel on court pour in fine se rassasier de son manque.

Comme si le bien et le mal n’étaient pas de vieux complices pour le meilleur (la comédie) comme pour le pire (la tragédie) ? Comme s’il pouvait y avoir une vie sereine sans un petit grain de folie ?

Le « ou bien… ou bien… » qui se voulait clarificateur de Kierkegaard ne fait pas plus réponse à tout.

Avec Freud puis Winnicott et la psychopathologie des paradoxes, tout devient heureusement ou malheureusement possible : le non dans le oui, le oui dans le non, le mal dans le bien, le bien dans le mal, la mort (mentale) dans la vie, la vie (psychique) des morts revenant se nicher dans l’inconscient des vivants, les anges et les démons qui chuchotent des récits lyriques ou des histoires scabreuses à l’oreille, l’illusion dans la réalité et la force mobilisatrice dans le réel des illusions, l’association et la dissociation affective sans nécessité de concordance…

On pourrait en rajouter, mais on pourrait aussi résumer : le corps a ses raisons que la tête parfois s’entête à dénier, d’où des désaccords, des conflits d’ambivalence qui ne doivent pas être considérés comme des formations pathologiques, mais comme des dialectiques nécessaires, inhérentes à l’être humain, et qui le protègent (lui et les autres) des passages à l’acte. Et donc de la rupture. Pourvu qu’il y ait du jeu… dans les deux sens du terme.

L’ambivalence ne signe pas la division du sujet, mais le fait que très tôt on lui apprend que la vie est un jeu et un rêve. Le jeu du ni oui, ni non, car il y a des risques majeurs à se confondre jusqu’à disparaître dans le oui, et autant à s’anéantir dans un non systématique. Le rêve du oui et non, car il y a des risques majeurs à se réduire jusqu’à disparaitre à un seul choix, une seule voie. Du ni oui ni non au oui et non, puis au « non, deux fois non » où le second annule le premier, en passant par le « ou pas » si prisé par les enfants jusqu’à l’adolescence, le petit d’homme apprend très tôt avec sa mère (et Winnicott) les « suffisamment ». L’enfant – le cancre éternel de Jacques Prévert – disait non avec la tête, et oui avec le cœur. On l’imagine volontiers adolescent dire non, en voulant trop dire oui. Et inversement.

Mais résumer, c’est réduire ! Qui ne rêve de tenir et de maîtriser dans ses mains (love and hate) deux sentiments apparemment si contradictoires (exprimant par deux émotions primaires antagonistes, le désir et l’angoisse) et les faire s’épouser, se nouer puis se dénouer, sans s’étrangler ? Beaucoup se tordront les mains, les doigts inextricablement intriqués dans une intrigue et ne les ouvriront jamais. Certains traumatisés n’auront pas le choix, obligés qu’ils seront d’envisager que (fatalité) ça a eu lieu ou que (malheureusement) cela n’a pas eu lieu. Beaucoup d’autres ne se remettront pas d’un premier engagement source de trop de déception et leur procrastination douloureuse à y retourner (ou pas) témoignera de la crainte de se faire à nouveau avoir, mêlée à l’envie qu’on les y reprenne. Dès qu’il y a conflit d’ambivalence, on peut être sûr qu’il y a chez celui qui le vit une excitation, un appétit, un désir, une attente pour l’objet, et une inquiétude quant à la dépendance que générerait cette quête. Les émois d’ainsi s’opposer ouvrent la voie à une foule de questions sur l’autre mais aussi et d’abord sur soi : quelle est la nature de son amour pour moi ? Mais aussi, que remet-il en cause en moi ?

L’ambivalence consentie et assumée, c’est ce qui protège du clivage et ouvre à la pluralité des sens et du sens. Ce n’est pas ce tout ou rien, ce bon ou mauvais qui marque une césure, coupure, séparation, rupture. C’est les deux à la fois, bon et mauvais… aussi bon et à la mesure même de ce que cela pourrait être mauvais… et inversement.

À la mesure même ? Non pas tout à fait ! Pas du tout même… on pourrait plutôt ou tout aussi bien dire à la démesure même. L’adverbe qui conviendrait le mieux est pourtant, mais alors au sens où l’entendait paradoxalement Proust : « Les pourtant sont des justement méconnus, les mais sont souvent des donc méconnus2. » Tout ce qui explique que parfois vraiment, on aurait préféré ne pas succomber à la tentation et que cependant si : « elle n’était pas mon genre, pourtant je l’ai aimée ». Et il en est de même pour les dialectiques que la vie va nous imposer de résoudre : propreté/saleté ; propriété/perte ; sécurité/danger ; autorisé/interdit… Bref l’ordre et l’harmonie dans l’absence de conflictualité est une illusion. La vie est fluante et mouvante, désirer c’est avant tout besoin et envie de chamboulement.

Le conflit d’ambivalence installe une panne de la représentation, comme un bug informatique… et la tentation d’en finir avec lui est grande en choisissant la solution de facilité de débrancher puis rebrancher l’appareil, en espérant que le programme redémarrera de manière appropriée. Ce qui souvent marche avec l’ordinateur ne fonctionne pas avec l’appareil psychique. Avis à certains cognitivistes qui dénient au cerveau qu’il baigne dans une histoire connaissant des … comme autant de solutions de continuité et qu’il tient sa puissance de pensée de sa substance grise.

Céline abusait des points de suspension pour faire passer l’émotion, ne disant plus rien pour éviter de trop en dire, qui ferait kitsch ou chromo, ou s’arrêtant juste à temps … pour éviter à sa haine destructrice de se déployer, tout en marquant qu’il n’en pensait pas moins et laissant à ses lecteurs frères en armes le soin de compléter. Georges Perec les encerclait lui dans une parenthèse pour les protéger comme un trésor retrouvé…

Notes

  1. Melville Herman, Bartleby, the Scrivener – A Story of Wall Street, trad. par P. Leyris, Gallimard 1945. “Je préfèrerais ne pas”.
  2. Cité par Genette Gérard, in Bardabrac, Points essais, 2011, p. 441.