Aux prises avec la destructivité : modalités transféo-contre-transférentielles et aménagements du cadre
Recherche

Aux prises avec la destructivité : modalités transféo-contre-transférentielles et aménagements du cadre

Je meurs là même ! Je suis enterré, et la boue remplit ma bouche et ma gorge. Je meurs lentement. Oui, ne réponds pas ! Car même si tu réponds, ce qui est rarissime, rien de ce que tu dirais, ne ferait aucune différence. Tu ne peux m’offrir que quelques graines de consolation, dans un torrent de mort et d’indifference.

Que penser du cadre et de ses aménagements ? Devrait-il être questionné, repensé, réinventé avec ces analysants pétris de destructivité, rongés par la logique du désespoir ? Ces sujets pour lesquels « la recherche du déplaisir s’est substituée à la recherche du plaisir », chez qui « l’évitement du déplaisir est devenu évitement du plaisir », comme le décrit si bien André Green1.

Avec ces analysants dont les modalités transférentielles renvoient à la « psychose de transfert » (Kernberg), certains psychanalystes tels que Winnicott justifient des modalités d’intervention dans la cure sortant du cadre habituel telles que le fait de prendre la main de l’analysant à certains moments cruciaux de son analyse. Celui-ci se servait du mot holding à la fois métaphoriquement – il tenait la situation en main en apportant son soutien – et littéralement – en tenant les mains de Margarett Little serrées dans les siennes pendant de longues heures – afin de lui donner toute la force du Moi qu’elle ne pouvait trouver en elle et la retirer au fur et à mesure qu’elle était en mesure de la puiser en elle-même. Autrement dit, il assurait « l’environnement facilitant » où l’analysante pouvait être en sécurité.

Nous ne pouvons qu’être sensibles à ce que ces interventions dans le réel, sensées compenser et réparer un trauma qui, lui, n’a pu se jouer que dans le réel, viennent à un moment de la cure où l’analyste se trouve à court pour signifier quelque chose sur le plan symbolique.

Comment, à partir de là, entendre les SMS et les courriels envoyés par nos analysants : lien transférentiel, aire transitionnelle, cordon ombilical, ébauche d’intégration d’une bonne mère intériorisée ? Ou alors perversion et mise à mal du cadre ? Comment entendre et surtout, comment y répondre ?

La difficulté majeure avec ces patients réside dans le fait que l’analyste se tient « sur une ligne de crête assez inconfortable pour rester neutre et non excitant tout en donnant de sa personne : ni du côté de ce que Ferenczi a pu appeler l’hypocrisie professionnelle, ni du côté d’un furieux désir de guérir qui est en réalité un désir de réparer »2. On en vient même à se demander comment « être » et non plus seulement comment écouter, car c’est toute la personne qui est engagée dans le transfert.

Vignette clinique

Nous avons choisi d’exposer une vignette clinique ayant suscité de nombreux questionnements personnels : contrairement à d’autres analysants avec lesquels la notion de cadre ne se pose quasiment pas, les patients chez lesquels la destructivité et les pulsions de mort sont prégnantes ont cette particularité d’interroger continuellement le cadre, ses limites, son « extensiabilité »…

Je pense notamment à Pascal, un jeune homme d’une trentaine d’années ayant un lourd vécu abandonnique, en proie à une hémorragie narcissique continue, habité de pulsions de mort et de destructivité, rongé par une logique du désespoir sans nom…. Pour mener à bien la cure de Pascal, il fallait « lâcher la bride à la régression » (Winnicott), ce qui fut atteint au terme de quatre années de son analyse, avec l’éclosion d’idées délirantes, de sentiments de persécution et d’une dimension masochique envahissante…

A cette période, Pascal avait pris l’habitude de me bombarder de messages de manière intensive, offensive et répétitive, des messages qui m’agressaient de manière quasi-quotidienne, durant la journée mais surtout la nuit, de sorte que j’avais l’impression de le « porter » comme une future mère porte en elle son fœtus en gestation. Comme lui, il se nourrissait de mon énergie, de ma vitalité, de mes pulsions de vie. Longtemps, j’ai pensé lui demander de cesser d’envoyer des messages et des courriels et de se limiter au temps qui lui est imparti, dans le cadre de la cure… Mais une intuition que je choisis d’écouter me disait, au contraire, l’importance de maintenir ce lien transférentiel dont il avait encore besoin, vu son incapacité à « emporter » fantasmatiquement le cadre. Résonnait continuellement en moi sa litanie :

Tu ne comprends pas que, dès que je franchis le seuil de ton cabinet, tout le « bon » dont je fais le plein chez toi et avec toi disparaît, s’écoule, se perd. Je suis tel un récipient sans fond, où rien ne dure… C’est une vraie hémorragie, je saigne continuellement… Ce n’est que pendant les séances que cesse le saignement. Mais que peuvent me faire ces 45 minutes que tu m’accordes, face au dégât collosal que je subis tous les jours, à chaque instant de la journée ?

C’est dans cet état d’esprit que je décidai d’accueillir les messages de Pascal comme faisant partie intégrante de sa cure, de les reprendre avec lui afin de tisser cette aire transitionnelle qui le contiendrait entre les séances. J’eus droit aux attaques, critiques, reproches sans fin adressés à la « mauvaise mère » que je suis, tour à tour abandonnique et intrusive…

Au fur et à mesure que sa cure avançait, et au bout de longues années, Pascal amorçait une lente remontée, progressive, pénible, mais désormais possible, du fait des interprétations élaborées en séances, suivies d’avancées personnelles, qu’il me livrait sous forme de messages. Ceux-ci attestaient du travail élaboratif se poursuivant dans l’aire transitionnelle séparant nos rencontres – même s’il n’en voulait rien savoir et insistait qu’en dehors du cadre, rien ne se passait… Il se plaignait d’être seul, livré à ses démons intérieurs destructeurs.

Le plus dur demeurait le besoin de Pascal de maintenir à tout prix une relation avec un mauvais objet interne, comme si l’abandon de celui-ci l’entraînerait vers un gouffre sans fond, véritable signification de la pulsion de mort. C’est comme s’il ne connaissait que ce schéma, le seul possible, à savoir cette représentation de l’analyste comme figure abandonnique, mauvaise, sans laquelle il ne pourrait pas exister. Ce qu’il me demandait était en soi paradoxal : que je sois la bonne mère, présente, contenante et en même temps la mauvaise mère, la seule réelle, qu’il connaissait.

Pouvons-nous supposer que les messages de Pascal préfigurent une internalisation d’un bon objet, de par la double dimension qu’elle comporte, entre présence et absence (je suis « à l’autre bout du fil » donc présente, mais toutefois absente) ? Tant qu’il m’envoie des messages et plus précisément à travers ces messages, il est maintenu en vie et n’est donc pas psychiquement mort ?….

Nous retrouvons chez ces sujets chapeautés par Thanatos une lutte éperdue contre un vécu dépressif létal, une atteinte grave du narcissisme que Bergeret désigne par l’hémorragie narcissique. Pour eux, seul est réel ce qui n’est pas là, ce qui fait souffrir par son absence. La seule réalité vraie est constituée par des objets qui n’ont d’existence que parce qu’ils procurent déception et déplaisir. La haine de soi reflète un compromis entre un désir de vengeance et le souci de protéger l’objet des désirs hostiles dirigés contre lui. Ce désir de vengeance né d’une blessure narcissique se fait notamment ressentir au niveau de la pensée ne sachant distinguer le mal que ces analysants veulent se faire de celui qu’ils souhaitent infliger à leur objet.

La seule chose qui m’intéresse vraiment, c’est la mort… Une odeur de pourriture, de mensonge, se sentirait partout dans mes paroles. Une personne qui souffre, et n’arrive plus à tolérer sa douleur. Disciple de la mort. Je vous déteste tous, pour me laisser souffrir autant. Je déteste ce monde. Je vous déteste. Je hais tout.

La logique du désespoir a une logique : prouver que l’objet est mauvais, hostile et incompréhensible. Les sujets qui sollicitent le rejet de la part des autres estiment que l’amour est toujours incertain mais la haine toujours sûre. Les liens s’établissent de manière à confirmer que le résultat de la liaison n’est jamais positif. Le besoin qu’ils ont de créer du désespoir chez l’analyste leur est nécessaire afin de pouvoir vérifier que ce dernier peut survivre à cette haine et continuer à analyser ce qui se passe dans son univers mental. Ceci est la meilleure preuve d’amour qu’il puisse leur donner. Green évoque ce qu’il nomme la folie privée de ces patients avec lesquels l’analyste « doit s’exercer à des modes de pensée de plus en plus éloignés de la logique rationnelle. La logique du principe de plaisir paraît beaucoup trop simple par rapport à la folie privée de ces analysants. Celle-ci ne se révèle que dans la relation transférentielle. Lorsqu’enfin, on a accès à la folie privée du patient »3.

Certains auteurs estiment que chaque entité nosographique devrait conserver son individualité propre – c’est le cas des personnalités « as if » de Deutsch, du « faux-self » de Winnicott, de « la psychose symbiotique » de Mahler, des « prépsychoses » de Diatkine, etc. D’autres rassemblent toutes ces organisations en un seul cadre, tel André Green4 qui utilise tantôt le terme d’état-limite, tantôt celui de psychose blanche pour désigner les sujets états-limites, les personnalités schizoïdes, les troubles de l’identité, les structures prégénitales, la pensée opératoire des patients psychosomatiques, etc.

Pulsions de mort, logique du désespoir et principe de déplaisir

Qu’est-ce qui caractérise les analysants que nous évoquons sinon la destructivité qui règne sur leur psychisme et l’emporte sur les pulsions de vie ? Ces sujets avec lesquels nous observons à l’œil nu les effets des pulsions de mort et la quasi-abolition de tout mouvement au niveau psychique et pulsionnel.

La pulsion de mort, ce concept majeur élaboré par Freud, en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir5, constitue un élément fondamental du grand remaniement qu’il opère lui-même de la théorie psychanalytique. Il s’agit d’une catégorie de pulsions qui « s’opposent aux pulsions de vie et tendent à la réduction complète des tensions, c’est-à-dire à ramener l’être vivant à l’état inorganique.

Tournées d’abord vers l’intérieur et tendant à l’autodestruction, les pulsions de mort seraient secondairement dirigées vers l’extérieur, se manifestant alors sous la forme de la pulsion d’agression ou de destruction »6. La pulsion de mort désignerait à la fois la compulsion de répétition ; le principe de Nirvãna ; et la tendance à la destruction et à la destructivité.

Modalités transféro-contre-transférentielles

Les modalités transférentielles propres aux cures avec ces analysants engagent l’implication, dans et par le transfert, de la prégnance des pulsions de mort. Pour ces sujets, la répétition sera forcément répétition d’une carence. Or, comment travailler la carence en analyse sans s’offrir comme objet substitutif à celle-ci ? Et dans pareil cas, il est si fatigant d’être un mauvais sein, d’être confrontés au « transfert négatif », à la « psychose de transfert », au « transfert limite », à la « folie privée »… et d’expérimenter ce que Pontalis7 désigne par le « touché au vif – touché au mort » de certains contre-transferts, à savoir la mort de la réalité psychique et son emprise sur le contre-transfert ».

Le transfert négatif est constitué, nous le savons bien, des sentiments ou des mouvements négatifs, agressifs, violents et haineux à l’égard de l’analyste ou de l’analyse, et s’exprime par l’attaque de l’analyste et du cadre. Il est propre à tous les patients et demeure symbolisable à la faveur de l’interprétation. « Issus de l’inévitable répétition dans la cure des expériences de frustration et de manque, liées au sentiment que l’objet n’est pas comblant, ni à la hauteur des attentes infantiles, les transferts négatifs sont l’expression de sentiments agressifs et violents qui peuvent, à certains moments de la cure, prendre une connotation haineuse »8. Il n’y aurait pas d’analyse, s’ils n’étaient entendus et interprétés par l’analyste.

Par contre, le transfert négativant et destructeur (Bokanowski) ou ce que J. Cournut désigne par le transfert négatif de mort « immobilise le processus et la vie psychique du patient, comme celle de l’analyste. Il est d’une toute autre nature que le transfert négatif car c’est un transfert de type « mortifère », régi par les pulsions destructrices »9.

La dangerosité de ce transfert consiste dans les attaques, le plus souvent silencieuses, contre l’analyse, contre l’activité de pensée, aussi bien celle du patient que celle de l’analyste. On dirait que le lien transférentiel est si massif qu’il interdit toute liaison ou déliaison10 et attaque le lien transférentiel, la « transférabilité » et le processus. Il peut prendre des formes passionnelles ou haineuses, ou au contraire se manifester par une neutralisation de tout investissement, en raison de la méfiance à l’égard de l’objet. Le patient exprime ainsi son emprisonnement dans un objet primaire imprévisible, haineux, à la fois rejetant et intrusif, absent et envahissant.

Je te hais madame, pour m’avoir abondonné dans cet abîme. Je sais pour toi, tu m’as pas abondonné. Tu es toujours la, à m’attendre. Mai s ce n’est qu’une blague pour moi, c’est se moquer de ma souffrance.

On entre alors dans le domaine de « l’anti-processus qui vide le processus analytique de sa fécondité, le rendant stérile et dévitalisé. Les “ratés” du tissage des liens à l’objet primaire, en relation à sa non-disponibilité, à ses manquements, ainsi qu’à l’absence répétée de réponse adéquate face à des situations de détresse primaire entraînent, dans le transfert, une répétition à l’égard de l’analyste des accusations de méfiance. Les trauma sévères, souvent cumulatifs, qui ont pu marquer la petite enfance du patient s’expriment sous la forme d’une relation douloureuse, narcissiquement blessée et blessante, qui répète les failles de la relation de base avec des premiers objets non-fiables et non-contenants »11.

La souffrance du sujet se retourne contre lui et l’entraîne dans une haine destructrice qui le conduit à désirer tout détruire, y compris son propre appareil psychique. La destructivité n’attaque pas seulement la situation analytique, mais tout le champ du fonctionnement psychique, entraînant une véritable « logique du désespoir » (Pontalis).

Comme si les tuyaux qui lui permettent de subsister se sont rompus. Il flotte dans le néant, comme un poisson hors de l’eau, la souffrance que cette créature endure, dans sa tentative vaine de respirer, une mort brutale, lente, pleine de sentiments douleureuses, un pêcheur qui sent un peu de pitié, l’aurait égorgé, juste pour lui épargner une souffrance, insurmontable, intolérable, inimaginable.

Selon Bokanowski, si l’analyste « opère un retrait narcissique » face au désespoir du patient, il risque d’acheminer la cure vers une analyse interminable ou d’amorcer une réaction thérapeutique négative ; la cure devenant le lieu privilégié de la satisfaction du masochisme primaire de l’analysant. Plutôt que de reconnaître avoir besoin d’un objet pour survivre, mieux vaut le haïr et le détruire, tout en se haïssant et en se détruisant en même temps.

Le transfert avec ces analysants oscille continuellement entre « l’immersion totale et le retrait »12 ; l’immersion où toute l’existence gravite autour de la personne de l’analyste ; le sujet se perd entièrement dans l’objet, tout vécu de distanciation relationnelle le fait basculer dans la phase de retrait où dominent négativisme, refus de collaboration, voire rupture du cadre. Le retour du mouvement passionnel amorcera bientôt un nouveau cycle, qui sera repris sans fin.

Le transfert souligne la sensibilité de l’analysant à l’abandon comme à l’intrusion : d’où la double contradiction permanente qui l’amène à ne désirer que ce qu’il a peur de perdre et à rejeter ce qui est en sa possession mais dont il craint l’envahissement.

L’effet de la double angoisse (angoisse de séparation-angoisse d’intrusion) prend parfois des formes torturantes qui porte sur la formation de la pensée. La psychose blanche (décrite par Green et Donnet) évoque ce noyau psychotique fondamental (sans psychose apparente) caractérisé par « le blanc de la pensée, l’inhibition des fonctions de représentation, la bitriangulation où la différence des sexes camoufle le clivage d’un unique objet bon ou mauvais (…) »13.

Sur le plan des représentations inconscientes du sujet, le bon est « inaccessible, comme hors de portée ou jamais présent de façon suffisamment durable », d’un autre côté, « le mauvais est toujours envahissant et ne disparaît que pour un court répit »14.

Selon Green, la plupart des manœuvres défensives du sujet ont pour but de lutter contre la confrontation avec le vide. L’abandon de l’objet l’entraîne vers un gouffre sans fond, jusqu’à l’hallucination négative de lui-même. Cette tentation du rien est, beaucoup plus que l’agressivité, la véritable signification de la pulsion de mort.

Modalités contre-transférentielles

Qu’induisent en nous, analystes, ceux pour qui « l’absence est plus réelle que la présence, (pour qui) le négatif prime toujours sur le positif, (pour lesquels) l’objet qui n’est pas là existe plus que celui qu’ils côtoient15 » ?

Dans la névrose de transfert, c’est la répétition d’une relation passée qui prédomine, tandis que dans la « psychose de transfert », le patient se sert de l’analyste comme support d’une projection délirante : ce dernier devient l’objet de transfert, sans distinction avec l’objet d’origine. Le propre de ces analysants est de pousser l’analyste à sortir de ses limites et de mettre à mal la frontière entre eux et lui.

Or, « chaque usage transférentiel de l’analyste est une destruction de sa vraie personnalité : cet emploi cruel de l’analyste est nécessaire, mais comment peut-il le supporter ? L’absence de distance requiert un engagement qui peut aller de la fusion à la confusion »16. Selon Fédida, l’isolement du psychanalyste dans son travail avec ce type de patients réputés difficiles est, pour une large part, « imputable à l’effet des transferts d’apparence paradoxale qui mettent à l’épreuve son sentiment d’identité personnelle ou encore lui font courir le risque de s’immobiliser psychiquement afin de sauvegarder une situation analytique sérieusement brutalisée par de violentes détresses »17.

Dès lors que le patient met en scène la manière dont il se sent traité par ses objets, l’analyste se retrouve immanquablement dans la situation d’un objet primaire haïssable car défaillant, ce qui fait de lui un objet mauvais, hostile, intrusif, empiétant, incompréhensif, indifférent et dont il est dit que l’on ne peut rien attendre. « Toute tentative de lien avec le passé de la part de l’analyste est alors le plus souvent vécue par le patient comme une mise à distance de celui-ci et entraîne chez lui une attitude défensive farouche : il ne transfère plus, mais il évacue dans l’analyste sa rage et sa détresse (…)18 ».

Aussi lui faudra-t-il beaucoup de temps pour trouver les mots qui lui permettent de qualifier les souffrances liées non seulement au besoin du sujet de reconnaissance, mais aussi à ce qu’il puisse être convaincu que son désir d’asservissement de l’objet ne le détruit aucunement »19.

Les expériences dépressives sont l’une des conditions nécessaires à une maturation optimale. L’expérience torturante et douloureuse de l’analyste de ne plus rien comprendre, d’être totalement livré aux attaques non seulement du patient mais aussi de son Surmoi sadique et de son Idéal du moi mégalomaniaque représente souvent un tournant central d’une cure.

Lorsque l’analyste reconnaît son état dépressif contre-transférentiel, le patient peut alors s’identifier à lui, ce qui mène à une réduction d’angoisse et de culpabilité, tant chez l’un que chez l’autre. Cette libération a lieu lorsque le patient vit son analyste non pas comme un être détruit et mort, mais au contraire créatif dans la reconstitution de l’objet perdu et peut alors s’engager dans cette voie à ses côtés.

Ce transfert est « unidimensionnel » de par la quasi-réduction à zéro de la distance entre l’analyste réel et l’analyste imaginaire ; il n’y a plus de « comme si » ; la dimension réelle semble évanouie. L’analyste ne représente pas, il est le personnage parental. L’analyste va ainsi devoir être là en personne. Non plus là comme analyste, c’est-à-dire comme interprétant, ce qui ne ferait que disqualifier la réalité psychique engagée dans le transfert, mais comme celui qui dément la répétition du traumatisme. Mais ensuite, il doit aussi être là comme analyste, comme celui qui cherche à dégager le sens historique de ce qui est engagé. Il n’interprète pas le désir du sujet, il reconstruit l’expérience subjective non subjectivée.

Aménagements du cadre : entre contenance et manipulation

A partir de là, comment penser le cadre ? Devrions-nous nous en tenir au cadre « classique », fixé en début de cure, à savoir : la règle fondamentale – l’association libre durant le temps de séance imparti au sujet -, la régularité des séances, la règle de la séance manquée et la règle d’abstinence ? Ou alors devrions-nous, avec les analysants chez lesquels la charge mortifère est élevée et prégnante, aménager le cadre de sorte à leur offrir une contenance qui démente l’imago maternelle abandonnique, chaotique, la seule qu’ils connaissent ?

Avec ces analysants, la régression fait partie du processus de guérison. La situation de carence sera dégelée et revécue, l’individu ayant régressé dans un milieu qui accomplit l’adaptation nécessaire. L’analyste « offre activement »20 au patient un bon maternage auquel celui-ci n’aurait pu s’attendre. A partir de la régression, celui-ci peut alors évoluer.

Avec le patient régressé, le terme de désir n’est pas exact, il faudrait parler de besoin ; si l’analyste ne répond pas au besoin, il reproduit la situation de carence de l’environnement qui a arrêté le processus de croissance du self. Il s’agit, « de fournir quelque chose au patient : la présence de l’analyste est ce qui donne aux éléments concrets du cadre un sens »21. L’usage qu’il fait de sa propre personne semble être une dimension fondamentale.

Permettre à Little d’effectuer l’expérience subjective d’un objet-miroir fiable de soi et de ses états internes fut la gageure de Winnicott. Ses agissements allant dans le sens d’un maternage ont toujours eu pour finalité de démentir l’aspect délirant du transfert d’une imago maternelle sans empathie.

Lorsque Little rapporte que son analyste lui tenait les deux mains serrées entre les siennes, pendant de longues heures, tandis qu’elle-même était allongée « cachée sous la couverture, silencieuse, inerte, renfermée, paniquée, enragée, ou en larmes, endormie et quelque fois rêvant », elle situe ses mains du côté du cadre : « les mains sont les mains du holding, ou encore celle d’un environnement facilitant. Des mains non sexuelles, celles de la good enough mother, la mère de l’attachement et de l’amour primaire, « avant » que le diable s’en mêle »22.

A une époque où Little était capable de quitter la séance et d’aller conduire dangereusement, il gardait les clés de sa voiture jusqu’à la fin de la séance et la laissait se reposer dans une autre pièce jusqu’à ce qu’elle se sente en sécurité. « Entre cette identification maternelle et le fait de céder à l’amour de transfert, l’écart est aussi mince que possible »23, souligne Jacques André.

Les aménagements du cadre à travers la cure de Pascal – grâce notamment à l’inclusion des messages dans son cheminement analytique – l’auraient-ils mis sur la voie de l’intériorisation d’une imago maternelle contenante ? Nous le croyons fortement. Etait-ce un passage obligé afin de lui signifier l’environnement facilitant dans lequel il se trouvait et où il pouvait enfin se sentir en sécurité ? Probablement…. En attestent ses paroles prononcées vers la fin de sa cure où, en sanglots, il me confie qu’il aurait été tellement plus simple pour lui s’il avait pu me voir telle que j’étais en réalité et non saturée de sa propre subjectivité, à savoir mauvaise, abandonnique, tyrannique…

C’est seulement lorsque le jeune enfant a connu la présence effective de la mère ou du substitut maternel qu’il devient capable de renoncer, dans un deuxième temps à sa présence effective. Graduellement, l’environnement qui sert de support au Moi est introjecté et sert à l’édification de la personnalité. Le sujet peut découvrir sa vie personnelle et acquérir une maturité affective.

Lorsque les bonnes relations intériorisées sont suffisamment bien établies, le sujet peut investir le présent et l’avenir. La maturité psychique implique qu’il a eu la chance, grâce à des soins maternels suffisamment bons (good enough) d’édifier sa confiance en un environnement favorable. Et lorsque les premiers stades du développement affectif n’ont pu donner lieu à l’établissement de la personnalité en tant qu’entité, que faire, sinon, tenter de reproduire, dans le cadre du transfert, l’intériorisation d’un environnement interne favorable ?

Peut-on supposer que Pascal ait pu, grâce aux modalités transférentielles et plus particulièrement, grâce à l’établissement de l’aire transitionnelle aménagée par le biais des messages, expérimenter l’édification d’un environnement favorable ? Et ce, grâce à la présence réelle de l’analyste dans un premier temps et puis ensuite par le biais de l’aire transitionnelle pouvant progressivement l’accompagner en son absence. Dans l’attente d’être capable de renoncer, un jour, à cet espace transitionnel et d’emporter fantasmatiquement l’analyste avec lui…

Conclusion

Comment aborder ces nouvelles avancées technologiques (messages, courriels, watsap) et surtout qu’en faire dans le cadre de nos cures ? Faudrait-il les inclure systématiquement en tant que matériel clinique et comment y répondre ? Et encore, la « réponse » vaut-elle pour tous les analysants de manière générale, quels que soient leurs aménagements psychiques et leurs problématiques propres ? Nous ne le pensons pas et c’est là que l’extrême difficulté avec ce type d’analysants avec lesquels l’analyste oscille continuellement entre une contenance à offrir et une manipulation à éviter. Périlleuse manœuvre dans laquelle il se trouve engagé…

Avec ces analysants pétris de destructivité, les transferts sont paradoxaux dans la mesure où ils exigent que l’analyste reste bien analyste et qu’il devienne non-analyste, c’est-à-dire qu’il laisse s’exprimer sa sincérité empathique.

Qu’il est dur d’être un mauvais sein, disait Winnicott. Evidemment ! Pourtant, ces cures avec ces analysants qui nous malmènent et nous mettent à mal induisent chez nous analystes un cheminement personnel qu’eux seuls peuvent faire et pour lequel nous ne pouvons que leur être gré….

Notes

  1. Green André (1990), in La folie privée, Paris, Gallimard, p. 56.
  2. Ehrenberg Corinne, « Qui a peur du transfert des états limites ? », in André J., Tranfert et états limites, ibid.
  3. Green André (1990), in La folie privée, op.cit., p.85.
  4. Cité in Darcourt G. « Moments-limites en cures analytiques » in Bergeret J., Reid W. (2003), Narcissisme et états limites, ibid.
  5. Freud Sigmund (1920), « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse. Paris, Payot, 1970 in Œuvres complètes, Paris, PUF, 1996, vol XVI, p. 273-338.
  6. Laplanche J. et Pontalis J.-B. (1967), Vocabulaire de Psychanalyse, Paris, P.U.F, p.371.
  7. Pontalis J.-B. (1977), « À partir du contre-transfert : le mort et le vif entrelacés », & « Sur le travail de la mort », in Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, in Bokanowski T., « Le concept de pulsion de mort, bibliographie critique des auteurs psychanalytiques français », in Psychanalyse, p.25.
  8. Bokanowski Thierry (2005), Des transferts négatifs à la réaction thérapeutique negative, Introduction à la psychanalyse de l’adulte, Vulpian, page 7.
  9. Ibid., page 9.
  10. Ibid.
  11. Ibid.
  12. Selon Reid, cité in Bergeret J. et Reid W. (2003), Narcissisme et états limites. Paris, Dunod, 246 pages.
  13. Green André (1990), La folie privée, Paris, Gallimard, page 89.
  14. Ibid., page 91.
  15. Winnicott, cité in Bergeret J. et Reid W. (2003), Narcissisme et états limites, op. cit.
  16. Thompson C. « Le contre-transfert est-il un cadre ? », in André J., Tranfert et états limites, op.cit. page 37.
  17. Fédida P., « Le psychanalyste : un état limite ? » in André J., Tranfert et états limites, op. cit.
  18. Bokanowski Thierry (2005), Des transferts négatifs à la réaction thérapeutique négative, Introduction à la psychanalyse de l’adulte, Vulpian, p.13.
  19. Ibid.
  20. Winnicott D.W., « Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situation analytique » 1954, in De la pédiatrie à la psychanalyse (1958, 1969). Paris, Payot, 464 pages.
  21. Thompson C. « Le contre-transfert est-il un cadre ? », in André J.,Tranfert et états limites, op. cit. page 36.
  22. Cité in André J., Transfert et états limites, op. cit. page 15.
  23. Ibid., page 19.

Bibliographie

André Jacques (2002-2005), sous la direction, Transfert et états-limites. Paris, PUF, Petite bibliothèque de la psychanalyse.

André Jacques et Chabert Catherine (1999), Les états de détresse. Paris, P.U.F., 84 pages.

Anzieu Didier (1985), Le Moi-Peau. Paris, Dunod, 235 pages.

Anzieu Didier et Chabert Catherine (2007), Psychanalyse des limites. Paris, Dunod, 298 pages.

Bergeret J. et Reid W. (2003), Narcissisme et états limites. Paris, Dunod, 246 pages.

Bokanowski Thierry (2004), « Souffrance, destructivité, processus », Rapport du 64e Congrès des Psychanalystes de Langue Française, Revue française de Psychanalyse, 68, 5, n° Spécial Congrès, p.1407-1479.

Bokanowski Thierry (2005), « Des transferts négatifs à la réaction thérapeutique négative », in Introduction à la psychanalyse de l’adulte, Vulpian.

Cournut J. (2000), « Le transfert négatif. Acceptations diverses plus ou moins pessimistes », Revue française de Psychanalyse, 64, 2, p.361-365.

Freud Sigmund (1905), La vie sexuelle. Paris, P.U.F., 159 pages.

Freud Sigmund (1912), « La dynamique du transfert », in De la technique psychanalytique, Paris, P.U.F., 1953.

Freud Sigmund (1915), Métapsychologie. Paris, Gallimard, 185 pages.

Freud Sigmund (1920), « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse. Paris, Payot, 1970 in Œuvres complètes, PUF, 1996, vol XVI, p. 273-338.

Freud Sigmund (1924), « Le problème économique du masochisme », in Revue française de psychanalyse, 1928, 2, p. 211-223.

Freud Sigmund (1937), « Analyse finie, analyse infinie », in Œuvres complètes, vol XX, 44 pages.

Freud Sigmund (1940), Névrose, psychose et perversion. Paris, Gallimard, 300 pages.

Green André (1983), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Les éditions de minuit, 2007, 318 pages.

Green André (1990), La folie privée. Paris, Gallimard, 494 pages.

Grunberger B. et Chasseguet-Smirgel (1985), Le narcissisme. Paris, Les grandes découvertes de la psychanalyse, Tchou, 315 pages.

Guillaumin Jean (2000), L’invention de la pulsion de mort. Paris, Dunod, 200 pages.

Laplanche J. et Pontalis J.-B. (1967), Vocabulaire de Psychanalyse, Paris, P.U.F.

Mc Dougall Joyce (1978), Plaidoyer pour une certaine anormalité. Paris, Gallimard, 222 pages.

Mc Dougall Joyce (1989), Les théâtres du corps. Paris, Gallimard, 220 pages.

Mc Dougall J. et al (2008), « L’artiste et le psychanalyste ». Paris, P.U.F., 158 pages.

Pontalis J.-B. (1988), Ce transfert que l’on appelle négatif, Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988.

Potamianou Anna (1992), Un bouclier dans l’économie des états limites. Paris, P.U.F., 155 pages.

Richard François (2011), L’actuel malaise dans la culture. Paris, Editions de l’Olivier, 264 pages.

Richard François (2011), La rencontre psychanalytique. Paris, Dunod, 309 pages.

Rosenberg Benno (1988), « Pulsion de mort, négation et travail psychique : ou la pulsion de mort au service de la défense contre la pulsion de mort », in Guillaumin J. et Gagnebin M. (sous la dir. de), Pouvoirs du négatif dans la psychanalyse et la culture, Seyssel, Champ-Vallon.

Rosenberg Benno (1991), Masochisme mortifère et masochisme de la vie. Paris, P.U.F.

Rosenberg Benno, « Le moi et son angoisse », in Monographies de la Revue française de psychanalyse, Paris, P.U.F.

Searles Harold (1979, 1981), Le contre-transfert. Paris, Gallimard, 326 pages.

Searles Harold (1965), L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 715 pages.

Winnicott D.W. (1958, 1969), De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot, 464 pages.