Chapeau
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Chapeau

Rapporté par Freud dans L’interprétation des rêves : « Un jour, quand j’étais jeune (dit son père Jakob à Freud), dans le pays où tu es né, je suis sorti dans la rue un samedi, bien habillé et avec mon bonnet de fourrure tout neuf. Un chrétien survint, d’un coup, il envoya mon bonnet dans la boue en criant : “Juif, descend du trottoir !” “Et qu’est-ce que tu as fait ?” “J’ai ramassé mon bonnet”, dit mon père avec résignation. Cela ne m’avait pas semblé héroïque de la part de cet homme grand et fort qui me tenait par la main ». Freud avait six ans.

On connaît ce célèbre souvenir (écran ?) maintes fois cité par Freud, et l’on imagine la pensée perplexe et douloureuse de l’humiliation subie par son père astreint, le jour sacré du shabbat, à ramasser son couvre-chef dans un caniveau. Peut-être pour celui qui avait le sens des métaphores et des métonymies, le début du sentiment que ce père ne lui garantirait pas l’invulnérabilité face à l’adversité du monde.

De fait, cet épisode ne souffrira pas de répétition chez le fils prodige, pour qui l’ambition tenace et la réussite ont pu être décuplées par la naissane ce jour là d’un esprit vengeur. Cet épisode premier en connaîtra d’autres qui tous enseigneront la lutte nécessaire de la civilisation juive pour réussir à survivre ; le père choit d’une façon cruelle aux yeux du fils, s’adaptant à l’aridité rejetante de la ville et de l’époque en se dépouillant de sa dignité. Alors que le juif pieux ne découvre son chef, ne fait ce geste interdit d’enlever sa calotte que… pour se baigner et ce geste est alors un salut adressé à l’univers… en aucune raison pour obéir aux fonctionnaires du chaos.

On connaît moins bien cet autre souvenir : « Je viens de parler de chapeau et j’avais en fait à l’esprit le chapeau de mon père, un couvre-chef de velours gris-vert, ceinturé d’un large ruban vert sombre en soie. (…) Quand Père avait repéré un spécimen parfait d’une espèce de champignons, il se précipitait vers lui et jetait son chapeau dessus, puis il lançait un signal aigu avec un petit sifflet d’argent plat qu’il avait dans la poche de son gilet, ce qui avait pour effet de rassembler autour de lui sa petite compagnie. Nous accourions et Père attendait que nous soyons tous là pour soulever son chapeau et nous permettre d’examiner et d’admirer le butin ». Ce père qui ne s’interdisait pas (avec un chapeau plus fringant qu’un bonnet de fourrure) la cueillette des champignons sauvages (à risque phalloïde) montre ici une autre facette de sa personnalité, visiblement amateur de bonne chère et de bonne chair.

Le chapeau de Jakob n’est donc pas seulement parure et indice d’une fierté, ou l’affirmation d’une personnalité sociale. Il s’applique par métaphore virile (pour la collectivité) aux organes génitaux, mais par métonymie (pour l’idiome familial) à bien autre chose. Il est la tête, la pensée d’où émerge comme par magie, la connaissance… dont celle très érotique des champignons, qui sont aussi bas que terre.

Dans L’interprétation des rêves, Freud rapporte d’une patiente agoraphobe : « Je vais me promener dans la rue en été. Je porte un chapeau de paille de forme particulière dont le milieu est redressé en l’air et dont les côtés retombent de telle sorte que l’un des côtés tombe plus bas que l’autre. Je suis gaie et me sens en sécurité, et, en passant devant une troupe de jeunes officiers, je pense : “Vous ne pouvez rien me faire.” »

Réponse de Freud : « Quand on a un mari si bien pourvu, quand on a un mari qui a de si somptueuses génitoires, on n’a rien à craindre des officiers et surtout rien à désirer d’eux. ».

Réponse in petto de la dame confirmant (par contiguité de pensée) l’interprétation : « Comment se fait-il que mon mari a un testicule placé plus haut que l’autre… Est-ce que tous les hommes sont comme ça ? » Conclusion freudienne : « Ainsi s’expliquait ce détail du chapeau, l’interprétation était acceptée1 ».

Quel singulier homme est donc enfermé sous le chapeau de son père (et des pères en général) … dont la mort2 est « l’évènement le plus important, la perte la plus importante d’une vie d’homme ». Voilà la question métaphysique par excellence qui peut conduire un homme à entreprendre une analyse. Comment ça fonctionnait en dessous de ce chapeau-couvercle, et encore plus en dessous … de la kippa… et encore, plus en dessous ?

Autant qu’on puisse le savoir, le judaïsme de Jakob tenait de l’agnosticisme messianique et peu de raisons théologiques. Fier de ses racines et de son appartenance à une tradition millénaire et rempli d’espérances humanistes, il semblait avoir adopté une relation circonspecte à un dieu silencieux et qui ne promet aucun au-delà.

On sait le rêve de Freud lors de la nuit qui a précédé ou suivi l’enterrement de son père, (« on est prié de fermer les yeux, un œil »), qui condense le désir de transgresser l’interdit judaïque, de se donner une image de Dieu le père. D’aller voir si le roi-Dieu existe, est nu, ou est mort, et de satisfaire l’élan vital (et l’ambition qui lui tient lieu de compagnon de route), le corps de ses rêves de gloire. Le moins qu’on puisse dire c’est que Freud a ouvert les deux yeux… ou s’est retourné (en référence à la femme de Loth… plus qu’à Eurydice)… bref que sa curiosité et perversité polymorphe l’a enjoint à aller voir ce qu’il y avait de lettre dans l’enveloppe sur laquelle était écrit « ne pas ouvrir avant ma mort ».

D’ailleurs, ne se prend-il pas assez souvent pour Jacob. Dans une lettre à Fliess (7 mai 1900) : « Ce sera ma juste punition, qu’aucune province inexplorée dans la vie psychique où j’ai pénétré comme premier parmi les mortels, ne portera mon nom ou obéira à mes lois. Lorsqu’au cours de la lutte, je me suis vu menacé de perdre le souffle, je priais l’ange de relâcher et cela il l’a fait depuis. Mais je n’ai pas été le plus fort quoique je boite sensiblement. Oui j’ai vraiment 44 ans, suis un viel israélite un peu miteux ». Moïse et Jacob… rien de moins.

Dans une lettre à son fils Ernst quelque temps avant son exil à Londres : « Je me compare quelquefois au vieux Jacob qui fût emmené en Egypte par ses enfants alors qu’il était très âgé ». Le fils prodige est bien celui qui montre à son vieux père qu’il en a sous le chapeau et le capot.

Simple comme un mandat générationnel, ce chapeau signifiant et significatif… comment Freud le portait-il ? Défensif : de côté ou en arrière ; Agressif : en avant. Pathétique quand il chute à terre ; tube noir sombre et surnaturel quand il masque des champignons à coup-sur vénéneux ; glorieux lorsqu’il auréole le chef et coiffe l’esprit ; étrange quand il se prend pour un entonnoir pour fous.

Freud confia à Ferenczi que les objets antiques qui envahissaient son bureau de travail lui faisaient ressentir de secrètes aspirations qu’il mettait en rapport avec la nostalgie de son héritage ancestral.

Il caressait ces statuettes du regard et des mains comme pour toucher la terre de ses ancêtres et palper la mémoire – éteinte en lui – du peuple qui cherchait sur la carte du monde un territoire où se poser. Enfant, « il avait été fasciné par la lecture de la bible de Philippson (édition bilingue allemand-hébreu), offerte par son père. Sa bibliothèque en contenait une édition complète en huit volumes, abondamment illustrée d’images de dieux égyptiens parmi lesquels Horus à tête d’épervier. Celui-là même qui tel Hamlet (et à certains égards Freud), dut venger la mort de son père. Et gageons que Freud n’ignorait pas les multiples sens du nom Hamlet : idiot… maison… jeune bélier prêt au sacrifice… bélier substitué à Isaac sur le bûcher du mont Moriah.

N’est-ce pas de cette bible, plus que chez les grecs que Freud à tiré l’idée saugrenue d’un père, maître es-champignon et donc rival sexuel, et d’un mythologique complexe d’œdipe… Et cette autre, que l’anthropologie a confirmé, de l’indispensable « meurtre » psychique, renversement-désidéalisation de la figure du père, pour accéder à l’autonomie, via l’exercice de son potentiel agressif et au choix assumé d’une voie originale différenciée.

Notes

  1. Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, op. cit., p. 309-310.
  2. 23 octobre 1896.